Il y a 50 ans jour pour jour paraissait Les limites à la croissance, un rapport scientifique qui fit l’effet d’une bombe. Cette étude du Massachusetts institute of technology (MIT), supervisée par le professeur Dennis Meadows, concluait que la poursuite de la croissance économique nous mènerait inévitablement à dépasser les limites planétaires, provoquant un effondrement de la population humaine. Devenu une référence, ce document a pourtant été ignoré pendant plusieurs décennies. Alors qu’une nouvelle édition paraît aujourd’hui chez Rue de l’échiquier – quelques jours seulement après la sortie à bas-bruit du dernier rapport du Giec – Dennis Meadows s’exprime au sujet de l’actualité brûlante de son étude et confie son espoir pour le futur.
Cet entretien a été conduit par Audrey Boehly, autrice de Dernières limites, une série en podcast consacrée à l’héritage du rapport Meadows (voir plus bas).
Quelles étaient les conclusions de votre rapport, paru en 1972 ?
Notre projet avait pour but de comprendre les conséquences de la croissance d’un point de vue physique. Il était évident que cette dernière ne pouvait pas se poursuivre éternellement. C’est comme lorsque vous voyagez en voiture, vous comprenez que votre véhicule ne peut pas avancer continuellement. Il doit finir par s’arrêter. Et il était clair qu’il devait y avoir un ralentissement de la croissance. Malheureusement, il y a de longs délais de réaction dans notre système, de sorte que si vous ne commencez pas à agir avant de voir les problèmes se produire, il est déjà trop tard. C’était la principale conclusion de notre rapport : si nous ne commencions pas immédiatement à stabiliser le système, il allait dépasser les limites, ce qui conduirait ensuite à un déclin.
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Dans votre rapport, vous expliquiez que si nous poursuivions une croissance illimitée, le résultat le plus probable serait un recul soudain et incontrôlable de la population et de la capacité industrielle avant la fin du XXIᵉ siècle. Que cela signifie-t-il exactement, et qu’est-ce qui pourrait déclencher cette situation ?
Dans notre scénario dit « standard » [où la croissance se poursuit selon la tendance observée historiquement, NDLR], la croissance s’arrête parce que la capacité de production alimentaire atteint ses limites. Notre étude prévoyait que la croissance se poursuivrait probablement pendant encore 50 ans, mais qu’elle s’arrêterait vers 2020. À ce stade, les phénomènes physiques deviennent moins importants. Ce sont les facteurs sociaux, politiques et économiques qui entrent en jeu. Ces derniers n’ont pas été étudiés dans notre livre, mais nous les observons à l’œuvre aujourd’hui.
Le monde actuel ressemble-t-il à l’un des scénarios que vous avez modélisés il y a 50 ans dans votre étude ?
Comme nous l’avons dit, il est impossible de prédire l’avenir, car des êtres humains sont impliqués et nous ne pouvons pas dire précisément ce qu’ils vont faire. Nous n’avons pas travaillé sur un seul scénario, nous en avons identifié 13 différents. Certains prévoient de la stabilité, de l’équité et de la prospérité, d’autres envisagent le dépassement, puis un déclin. En 1972, je ne savais pas ce qui était le plus probable. Mais aujourd’hui, 50 ans plus tard, un certain nombre d’instituts de recherche indépendants et de scientifiques du monde entier ont comparé nos scénarios aux données historiques et ont conclu que notre scénario dit « standard » correspond en fait assez bien à ce qui s’est passé jusqu’à présent. En ce sens, je suppose que nous pourrions dire que le monde d’aujourd’hui ressemble à l’un de nos scénarios.
Avez-vous été surpris que votre rapport suscite autant d’opposition lors de sa publication ?
Oui, nous ne nous attendions pas à ce que nos découvertes provoquent autant de remous. Ce sont surtout les hommes politiques et les économistes qui ont critiqué notre travail. Les scientifiques, pas vraiment. Je me souviens que lorsque nous étions sur le point de publier notre étude, j’ai dit à mon équipe : « nous devrions prendre une semaine pour répondre aux réactions suscitées par le rapport avant de nous remettre au travail ». Et 50 ans plus tard, j’ai passé pratiquement toute ma vie à essayer d’en gérer les conséquences.
Même si le rapport Les limites de la croissance est devenu une référence, beaucoup de gens le découvrent seulement maintenant et il n’est toujours pas connu d’un large public, malgré son succès lors de sa publication. Pourquoi ?
Premièrement, la grande majorité de l’humanité ne se soucie pas vraiment de ce genre de choses. La plupart des gens veulent simplement se lever le matin, nourrir leurs enfants, aller au travail, passer du temps avec leurs amis. Les problèmes mondiaux ne sont pas une préoccupation pour eux. Deuxièmement, les hommes politiques ont tout fait pour nier ou ignorer ces idées. Ils ont besoin de la croissance, car ce sont eux qui allouent les ressources, et il n’y en a jamais assez pour tout le monde. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous continuons à accumuler de la dette, en espérant que la croissance nous permettra de la rembourser à l’avenir. Plutôt que de traiter cette question, ils nient tout simplement que c’est un problème.
Les enjeux du changement climatique sont maintenant bien connus, même si nos actions sont loin d’être à la hauteur. Mais le problème plus large des limites planétaires reste très peu visible dans les médias et dans le débat public. Pourquoi selon vous ?
Les gens ont tendance à se focaliser sur ce qui se passe à proximité et à court terme. Or, ces problèmes mondiaux se situent généralement dans un avenir lointain et semblent très éloignés, de sorte qu’ils ne retiennent pas l’attention de la plupart des gens. De plus, les médias ont une capacité d’attention très courte. La durée pendant laquelle un magazine, les journaux ou la télévision peuvent se concentrer sur un sujet avant de s’en lasser, se compte en jours ou en semaines. S’il s’agit d’un problème comme le changement climatique, qui sera présent pendant un siècle ou plus, les médias ne font tout simplement pas un travail suffisant pour lui accorder de l’attention. En outre, les gens ont tendance à se concentrer sur une seule chose à la fois. Aujourd’hui, nous nous focalisons sur le Covid, ou sur le changement climatique. Nous oublions donc la pollution de l’eau, la surpêche ou l’érosion des sols agricoles. Nous avons tendance à perdre de vue ces problèmes parce qu’il est trop difficile de les garder tous en tête.
Pendant 50 ans, des scientifiques, des économistes et vous-même avez alerté sur le fait qu’une croissance illimitée n’était physiquement pas possible dans un monde fini. En tant que témoin de ces cinq décennies, pourquoi pensez-vous que les faits scientifiques ont été si peu entendus ?
Les gens et les hommes politiques veulent avoir une réponse définitive. Parce qu’ils exigent des certitudes, ils ont tendance à ignorer tout scientifique sérieux. Prenez le changement climatique. Il y aura une grosse tempête et quelqu’un demandera : « Est-ce que c’est dû au changement climatique ? » Un scientifique honnête devra répondre : « Je n’en suis pas absolument certain ». Et de cette manière, il perd totalement l’attention du public.
…bien qu’il y ait une forte probabilité que cette tempête ait eu lieu à cause du changement climatique.
Oui, car dans ce cas, la chose honnête à dire est que cette tempête aurait pu se produire de toute façon, mais qu’il y a une multiplication et une intensification des tempêtes à cause du changement climatique. Ce n’est pas une façon de décrire la réalité qui correspond à ce que la plupart des gens veulent entendre, alors ils ont tendance à ne pas en tenir compte.
Selon vous, quel rôle les scientifiques peuvent-ils jouer en cette période de crise ?
Tout d’abord, ils doivent continuer à faire des recherches pour comprendre ces questions. Si nous ne comprenons pas ces problèmes et comment les résoudre, nous ne serons pas en mesure de nous faire une image positive de l’avenir. Et si nous n’avons pas une image positive d’un monde sans croissance, nous continuerons à nier sa nécessité, ce qui conduit, bien sûr, à la catastrophe.
« Le Congrès américain est composé principalement de personnes qui ne regardent que vers le passé. Et cela continuera à être le cas jusqu’à ce que les scientifiques commencent à se présenter aux élections. »
Deuxièmement, les scientifiques devraient se présenter à des postes politiques. Avec les problèmes auxquels nous sommes confrontés, le changement climatique, la prolifération des armes nucléaires, la propagation des virus, etc., nous ne pourrons pas tirer d’enseignements du passé. Nous devons regarder vers l’avenir. Or, aux États-Unis, au Congrès par exemple, nous avons 175 juristes, cinq ingénieurs et six scientifiques. Le droit essaie de comprendre ce qui est arrivé dans le passé afin de déterminer ce qu’il faut faire aujourd’hui. Le principal organe législatif de notre pays est composé principalement de personnes qui ne regardent que vers le passé. Et cela continuera à être le cas jusqu’à ce que les scientifiques commencent à se présenter aux élections.
Quels sont, selon vous, les principaux obstacles qui empêchent notre société d’agir ?
Il y a de nombreux obstacles, j’en ai mentionné certains. Les êtres humains ont évolué génétiquement au cours des dernières centaines de milliers d’années pour se concentrer sur les problèmes à court terme, pas ceux à long terme. Si vous avez deux hommes des cavernes et qu’un tigre arrive, si l’un des deux dit : « courons » et l’autre : « réfléchissons à la philosophie de notre société », le premier survit pour avoir des enfants et le second non. Avec le temps, l’intérêt pour les questions à long terme disparaît. Ça a l’air d’une blague mais, en fait, c’est une contrainte très sérieuse pour notre espèce.
Un autre obstacle sur lequel nous pouvons agir, c’est le pouvoir des intérêts particuliers. Vous et moi regardons la situation actuelle et pensons à tous les problèmes qu’elle cause. Mais de nombreuses personnes, de nombreuses organisations, l’industrie de la défense par exemple, ou l’industrie pharmaceutique, regardent la situation actuelle et pensent à l’argent qu’ils gagnent ou au pouvoir politique que ça leur donne. Ces intérêts particuliers bloquent systématiquement les efforts de changement.
« Un modèle de société à l’image de la société occidentale, riche, avec une consommation d’énergie et de matériaux élevée, c’est un fantasme. »
Il y a eu récemment une conférence sur le climat [la COP26 qui s’est tenue à Glasgow en novembre dernier, NDLR]. Quand j’ai appris que le plus grand lobby qui y participait représentait l’industrie des combustibles fossiles, j’ai su que rien de constructif ne s’y produirait, que l’on n’agirait pas, car les nations exportatrices de pétrole et les sociétés pétrolières ont un intérêt lucratif très fort à ce que la situation actuelle perdure.
Lorsque Les limites de la croissance a été publié il y a 50 ans, la conclusion était qu’il était encore temps de changer de direction. Pour la 2ᵉ édition sortie en 1992, vous avez choisi le titre « Beyond limits » pour avertir que nous avions déjà franchi de nombreuses limites planétaires. Pour la troisième édition en 2004, vous avez montré que nous étions en train de suivre les pires scénarios. Est-il encore temps de changer de cap ?
Bien sûr, la situation évolue constamment, alors que nous le voulions ou non, nous changeons de cap. Il est toujours possible de rendre les choses meilleures qu’elles ne le seraient si nous ne faisions rien. Mais si ce que nous recherchons, c’est un modèle de société à l’image de la société occidentale, riche, avec une consommation d’énergie et de matériaux élevée, alors c’est un fantasme. Il est trop tard pour procurer ce style de vie à tout le monde, même si ce serait souhaitable. Mais il y a encore assez de ressources disponibles sur la planète pour donner aux gens un niveau de vie décent, une société équitable, si nous faisons les changements nécessaires.
Quel est votre message à nos générations, qui peuvent encore agir pour préserver la planète pour les générations à venir ?
Nous n’avons pas à préserver la planète. La planète se préservera d’elle-même. Elle le fait depuis des millions d’années et le fera pour les millions d’années à venir. Ce que nous voulons vraiment faire, c’est essayer de préserver un niveau de vie décent, un accès à la démocratie pour les gens qui y vivent. Si nous pouvions nous concentrer sur cela plutôt que sur la préservation d’un mode de vie basé sur une demande énergétique forte et sur la surconsommation, les possibilités seraient nombreuses. À chaque instant, chacun d’entre nous dispose de nombreuses options. Certaines rendront la situation meilleure qu’elle ne l’aurait été autrement, d’autres la rendront pire. Aucune d’entre elles ne préservera la situation actuelle, mais certaines ouvrent la possibilité d’un avenir désirable pour les prochaines générations.
Retrouvez cette interview dans la série de podcasts « Dernières Limites » réalisée par la journaliste Audrey Boehly ; une enquête sur les limites planétaires qui donne la parole à certain·es des meilleur·es expert·es et scientifiques qui travaillent aujourd’hui sur ces questions. À découvrir sur votre plateforme d’écoute préférée.