Cela fait belle lurette que l’on ne parle plus des «Îles à sucre» pour évoquer les Antilles, et que le régime de «l’exclusif colonial» par lequel la métropole imposait un monopole commercial à ses dépendances, a été relégué aux livres d’histoire. Pourtant, 60 ans après leur transformation en départements, les anciennes colonies françaises dépendent encore de la France hexagonale pour leur alimentation.
Ces derniers mois, la grève des dockers du Havre (Seine-Maritime) contre la réforme des retraites et leurs opérations «ports morts» ont mis une énième fois en lumière cette réalité. Leurs actions – bien que discontinues depuis fin janvier – ont entrainé des perturbations logistiques. Couplées à une mauvaise météo sur l’Atlantique, elles ont provoqué des pénuries dans les supermarchés des Antilles et de la Guyane, à 7 000 kilomètres de là.
«Les dernières semaines, c’était compliqué pour faire les courses. Beaucoup de rayons étaient vides, surtout les fromages, le beurre, les crèmes…», raconte Lisette qui, comme beaucoup de Guyanaises, a parfois dû se replier sur les petites épiceries de proximité, bien plus onéreuses que la grande distribution.

«C’est en train de se calmer, mais nous avons eu de fortes tensions sur les produits frais ainsi que sur le non alimentaire, comme les matériaux de construction ou certains produits pharmaceutiques», renchérit Jean-Claude Florentiny, secrétaire général du Groupement des importateurs antillais.
Avec la levée des préavis de grève, actée le 31 mars, la situation devrait revenir à la normale d’ici la fin du mois d’avril. Mais il ne fait aucun doute que de prochaines crises surviendront. En Martinique et en Guadeloupe, le taux de dépendance alimentaire s’élevait à 87% et 82%, selon une étude de l’Agence de la transition écologique (Ademe) parue en 2022. L’écrasante majorité des importations vient tout droit de l’Hexagone et transite par le Havre, premier port à conteneurs français.
Des produits 30 à 42% plus chers
Une dépendance qui entretient la vulnérabilité chronique de ces territoires et qui contribue au surcoût de la vie, les produits étant 30 à 42% plus chers dans les Département et région d’outre-mer (DROM) que dans le reste du pays.
Pour ce qui est de l’impact sur l’environnement, l’acheminement – qui se fait surtout par cargo – est moins polluant que le transit par camion. Il ne représente que 5 à 10% de l’empreinte carbone de l’alimentation dans les outre-mer, très loin derrière la phase de production (70 et 93% du total), toujours selon l’Ademe.
Pour autant, faire traverser l’Atlantique à des fruits et légumes qui poussent sur place, ou à de la viande surgelée issue de bêtes que l’on pourrait élever localement, n’aide pas à faire baisser les émissions de carbone du transport maritime – qui comptent pour environ 3% du total mondial.
Héritage colonial
Cette faiblesse de l’agriculture locale est avant tout la conséquence d’une politique agricole toujours centrée sur les cultures d’exportation comme la banane et la canne à sucre – et sa version transformée, le rhum.
Ces deux cultures représentent plus de la moitié de la surface agricole utilisée à La Réunion et aux Antilles. Mieux structurées et mieux représentées au niveau national et européen, ces filières restent privilégiées par les pouvoirs publics. En 2024, elles ont capté plus de 60% de l’ensemble des aides agricoles délivrées. Au contraire, la production à destination du marché local est à la peine.
Dans les DROM, «ce sont souvent de petites exploitations, parfois informelles, qui ont une production très diversifiée, mais faible en volume. Elles ne remplissent pas forcément les conditions pour émarger aux aides ou ne disposent pas des outils pour répondre à la complexité administrative des demandes», analyse auprès de Vert Valérie Angeon, économiste spécialiste des petites économies insulaires, pour l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).
Le délaissement des productions natives s’est accéléré dans la seconde moitié du 20ème siècle, à mesure que la mondialisation uniformisait les régimes alimentaires. Dans les DROM, on consomme désormais plus de viande, de produits transformés ou de boissons sucrées, au détriment de certaines légumineuses ou tubercules locales. Et cela accroit au passage les cas de diabète et d’hypertension.
Vulnérabilité climatique
À cet héritage socio-historique viennent s’ajouter plusieurs problématiques, notamment climatiques. Les DROM sont particulièrement vulnérables aux aléas du climat susceptibles de ravager l’agriculture, notamment les cyclones – Chido à Mayotte et Garance à La Réunion ne sont que les derniers exemples en date.
L’humidité du climat tropical n’offre pas non plus de garanties contre les sécheresses, amplifiées par le dérèglement climatique. En Guyane, deux exploitations agricoles sur trois ont pâti du manque d’eau, lors de la dernière saison sèche qui s’est déroulée d’août à novembre 2024, et pour laquelle l’état de calamité agricole vient d’être reconnu par la préfecture.
Les difficultés sont aussi économiques, puisque les marchés sont trop exigus – à peine 400 000 habitant·es dans les Antilles, 300 000 en Guyane – pour permettre aux potentiel·les entrepreneur·ses qui voudraient faire de la transformation alimentaire de réaliser des économies d’échelle et donc de faire baisser leurs prix.
À cette demande réduite s’ajoutent les inégalités de revenus : une grande partie de la population est précaire et ne peut pas acheter beaucoup de produits locaux – souvent plus chers que ceux importés. Selon l’Insee, en 2018, 41% des Guadeloupéen·nes et 38% des Martiniquais·es n’étaient pas en mesure de couvrir leurs dépenses courantes.
Enfin, les difficultés d’accès au foncier achèvent de pénaliser les porteurs de projets. Avec des nuances selon les territoires, les terres disponibles sont rares en raison de contraintes géographiques ou administratives et de l’étalement urbain, lié notamment à la pression touristique. Dans les Antilles, des milliers d’hectares sont aussi indisponibles, car pollués durablement par le chlordécone, véritable scandale sanitaire pour lequel l’État français a été condamné début mars.
Projets alimentaires territoriaux
Mais cette situation pourrait s’améliorer dans les prochaines années. La multiplication des crises logistiques à l’échelle mondiale, comme la pandémie de Covid-19, puis la guerre en Ukraine, et la contestation récurrente de la «vie chère» ont propulsé la «résilience alimentaire» en tête des programmes politiques.

Pour l’atteindre, les départements d’outre-mer peuvent compter sur plusieurs avantages, comme le retour en grâce des «produits péyi» dans l’opinion publique – d’importantes réserves halieutiques à portée de main –, ou encore le regain d’intérêt pour les jardins créoles.
Bien que délaissé ces dernières années au profit d’autres méthodes, ce modèle agroforestier traditionnel reste présent dans l’ensemble des départements d’outre-mer. Très adapté aux écosystèmes locaux, il fait preuve d’une meilleure résistance en cas de catastrophe naturelle – notamment les sécheresses ou les inondations. Il pourrait être redéployé à grande échelle afin de nourrir la population, au moins en fruits et légumes.

«Les politiques publiques se sont saisies de la question, comme l’illustre la multiplication des projets alimentaires territoriaux (PAT) ces dernières années, confirme Jacques Marzin, agronome et économiste au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) et co-auteur d’une étude dédiée à l’autosuffisance alimentaire des DROM. Seulement, si elles posent un diagnostic, les collectivités ultramarines restent sous dotées et n’ont pas les moyens d’assumer intégralement le financement de certains leviers envisagés dans les PAT, comme la restauration scolaire ou la mise en place d’infrastructures de commercialisation de produits locaux.»
Intégration régionale
Au-delà du soutien aux filières internes, les départements d’outre-mer espèrent aussi diversifier leurs importations incompressibles et mieux s’intégrer aux marchés régionaux.
Vu des Antilles, et surtout de Guyane, l’adoption d’un accord de libre-échange avec le Mercosur (le marché commun de l’Amérique du Sud) apparait comme une opportunité de développer le commerce avec l’Amérique latine et d’éviter à certains produits originaires du continent de traverser deux fois l’Atlantique pour être transformés et mis aux normes en France hexagonale. En Martinique, la dynamique a déjà bien avancé en février, avec l’adhésion de l’île à la Communauté caribéenne (Caricom), qui réunit 22 pays et territoires de la région.
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