Reportage

«De la merde à coup sûr» : au cœur de la colère agricole, le Mercosur comme dénominateur commun

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Agro sur la patate. Les agriculteurs bloquent à nouveau les routes depuis ce lundi contre le traité de libre-échange négocié entre l’Union européenne et les pays d’Amérique latine (Mercosur), un an après les manifestations de la fin 2023. FNSEA et Jeunes agriculteurs veillent sur l’application d’un catalogue de mesures arrachées au gouvernement, mais celles-ci ne résoudront pas les problèmes de fond, alors que l’extrême droite tente de récupérer le mouvement. Reportage et analyse au cœur d’un cortège dans l’Oise.

Moteur à l’arrêt, quatre-vingts tracteurs, dont une dizaine tirent des bennes remplies de déchets, attendent le signal de départ. «On n’a jamais vu une aussi mauvaise récolte, et je sais déjà que 2025 va être compliqué», souffle ce lundi Mathieu Carpentier, président des Jeunes agriculteurs (JA) de l’Oise. Les conditions météo de cet automne compliquent à la fois les récoltes et les semis. Un contexte encore plus difficile pour ces agriculteur·ices récemment installé·es qui ont, comme lui, des prêts importants à rembourser. Si les élu·es de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA), branche du syndicat majoritaire, auraient préféré «ne pas froisser les autorités» selon Mathieu, ce sont avant tout les jeunes qui ont tenu à organiser cette manifestation.

Mathieu Carpentier, président des Jeunes agriculteurs de l’Oise. I.L./Vert

Les tracteurs s’élancent vers toutes les administrations auxquelles ils attribuent leurs maux. La Direction départementale des territoires (DDT), service déconcentré du ministère de l’agriculture à Beauvais, puis l’Office français de la biodiversité, et enfin la préfecture, où les agriculteur·ices passeront la nuit. Avant de filer ce mardi vers l’Agence de service de paiement (ASP) d’Amiens, administration qui distribue les aides européennes et veille au respect de leurs exigences environnementales.

«Lutter contre la baisse du nombre d’oiseaux et d’insectes est une urgence, mais on n’a pas les moyens d’y répondre seuls.» Grégoire Omont, membre du bureau de la FDSEA de l’Oise, a plusieurs autres activités en parallèle de la gestion de ses 350 hectares (ha) de blé et de betterave. L’une des raisons de la colère, explique-t-il, tient à la baisse tendancielle des aides publiques. Entre son installation il y a quinze ans et aujourd’hui, le quarantenaire les a vu passer de 500 à 180 euros par hectare : «Avec les aléas climatiques et la concurrence internationale, beaucoup seraient prêts à abandonner ces aides qui ne paraissent plus suffisantes si ça leur permettait de s’affranchir de la réglementation sur les nitrates ou les produits phytosanitaires.»

Un nouveau cheval de bataille

Les motifs de la colère sont complexes et nombreux ce jour-là, mais c’est le Mercosur qui rallie officiellement les tracteurs. «De la merde à coup sûr», résume une banderole à Beauvais pour dénoncer cet accord commercial avec l’Amérique latine, qui pourrait faire rentrer sur le marché français du sucre de canne et de la viande bovine.

Banderole à Beauvais avant le départ de la manifestation (I.L./Vert)

Ce thème de manifestation est plutôt récent de la part de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et des JA, qui se sont concentrés en début d’année sur d’autres sujets. Les syndicats majoritaires ont d’ailleurs obtenu de nombreuses victoires contre la protection de l’environnement. Notamment en conservant 1,7 milliard d’euros annuel d’exonération d’impôt sur le carburant agricole, et en assouplissant les critères d’accès aux aides européennes. En tout, 67 mesures ont été promises par le gouvernement, dont «seulement» 64 % aurait déjà été appliquées à date, selon les estimations du syndicat. Mais seules 13 mesures manquent véritablement à l’appel : la plupart concernent le niveau européen, plus difficile à mettre en œuvre.

Les traités de libre-échange sont bien mentionnés dans ce tableau de suivi, et font partie depuis le début de la centaine de revendications du syndicat majoritaire. Thomas Gibert, secrétaire national de la Confédération paysanne, se souvient que ce n’était pas la priorité du président de la FNSEA durant les échanges très mouvementés avec Emmanuel Macron au salon de l’agriculture en février 2024 : «On était au pic du rapport de force, et la seule chose qu’il demandait, c’était des autorisations pour des pesticides», rapporte le maraîcher de Haute-Vienne.

Dessiner une véritable direction

Dans les organisations alternatives, on sent aussi la colère d’une jeune génération de producteur·ices qui peine à rembourser ses emprunts. Depuis un an, la Confédération paysanne tente d’y répondre en attirant l’attention sur des sujets plus structurels : l’encadrement de la production d’énergie sur les terres agricoles, l’amélioration des revenus avec des prix basés sur les coûts de production, ou encore la sortie des traités de libre-échange. «Ce n’est pas en autorisant à nouveau des molécules qui tuent les abeilles que les choses s’amélioreront sur le terrain», insiste Thomas Gibert.

Toutes ces propositions ont été portées par le syndicat paysan dans le cadre de mobilisations qui ont commencé dès le 13 novembre, sans obtenir le retentissement des tracteurs de la FNSEA. «Plus d’argent, plus de contacts : c’est clairement une force de frappe supérieure», regrette Thomas Gibert.

Philippe Camburet, le président de la Fédération des agriculteurs bio (Fnab), n’a même pas souhaité pousser ses troupes à manifester. «Si on va sur un blocage, on risque de donner du poids à des messages qui ne sont pas les nôtres», analyse le céréalier. Car la plupart des concessions accordées par le gouvernement à la FNSEA, confirme-t-il, représentent des reculs en matière de protection de l’eau et de la biodiversité. «J’aurais préféré qu’on regarde dans d’autres directions, vers ce qui pourrait accélérer la transition plutôt que vers ce qui permet de produire toujours plus pour exporter.»

Pour le chercheur Alexandre Hobeika, spécialiste des syndicats agricoles au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), la crise pourrait durer «tant que les politiques ne se seront pas attaqués aux sujets fondamentaux». En plus de la transition et du revenu, la baisse continue du cheptel bovin exige selon lui «une réorganisation du secteur». Le débat reste également vif concernant la financiarisation de l’agriculture. Alors qu’Emmanuel Macron a récemment facilité l’arrivée des investisseurs extérieurs dans les fermes, certain·es restent attaché·es au modèle de l’exploitant à la tête de sa propre entreprise.

L’extrême droite en embuscade

Selon les informations transmises par la FNSEA, les manifestations pourraient se poursuivre jusqu’à la mi-décembre dans la plupart des départements. Le mouvement se voit attisé par les élections professionnelles qui s’annoncent fin janvier. Elles pourraient pour la première fois voir les syndicats majoritaires perdre près de vingt chambres d’agriculture.

D’après les enquêtes de terrain d’Alexandre Hobeika, cette diminution d’influence se constate principalement chez les agriculteurs les plus en avance d’un point de vue technique. «Ce sont des gens plus diplômés, plus diversifiés, pas forcément beaucoup plus riches, mais surtout plus innovants, des agriculteurs qui ne retrouvent plus dans la FNSEA et vers qui les autres continuent de se tourner pour obtenir des conseils», précise le chercheur.

Principal challenger prêt à récupérer ces nouveaux profils : la Coordination rurale (CR), autre syndicat dont l’un des représentants a accueilli Jordan Bardella dans le Lot-et-Garonne le 10 novembre. Depuis le début des manifestations, de nombreuses images de cette autre formation sont même récupérées par l’extrême-droite sur le réseau social X pour alimenter le rejet de l’Europe et d’Emmanuel Macron, sous le hashtag «Agriculteurs en colère».

Capture d’écran du compte Occitus

Parmi les messages les plus repris de soutien aux agriculteur·ices figure celui de «Maylis». Un compte créé en août 2024, qui retweete CNews et Nicolas Dupont-Aignan entre deux images de loups et autres posts «patriotes». De même, le compte Occitus, né en mars 2023, critique les normes européennes et l’immigration. Les deux relaient régulièrement Résistance paysanne, compte au 30 000 abonné·es lancé en janvier 2024, visiblement proche de la Coordination rurale, mais qui n’hésite pas à reprendre toute image de colère agricole.

Pour le chercheur Alexandre Hobeika, ces éléments comme la visite de Jordan Bardella seraient les signes «peu étonnants» d’une alliance «en construction»«La proximité entre les organisations ne semble pas encore aussi grande que celle qui a existé entre Les Républicains et la FNSEA. Mais il y a une forme d’opportunisme pour le RN, qui veut s’implanter dans les campagnes, et qui y a déjà beaucoup de soutiens.»