Reportage

«Avignon est sous tension» : au Festival de théâtre de rue, techniciens et artistes tentent de s’adapter aux fortes chaleurs

Bouillir sur scène. Depuis quelques jours, l’un des plus grands festivals de théâtre au monde bat son plein dans le Vaucluse. Actrices et acteurs de la culture y affrontent l’explosion des températures liée au changement climatique… et les coupes budgétaires annoncées par Rachida Dati. La question de l’adaptation aux canicules, peu étudiée jusqu’ici, est sur toutes les lèvres. Vert s’est rendu sur place.
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Accessoires de rigueur en ce moment dans les rues d’Avignon : un chapeau de paille et un flyer en forme d’éventail. En cette mi-juillet, la première vague de chaleur de l’été est passée, mais la température va tout de même dépasser les 30 degrés.

Du 5 au 26 juillet, la préfecture du Vaucluse accueille plus de 1 700 pièces de théâtre et des centaines de milliers de spectateur·ices, artistes et technicien·nes pour la 38ème édition du Festival international de théâtre de rue d’Avignon. Le festival historique, dit «IN», regroupe quelques dizaines de pièces seulement. Il a lieu en même temps que le festival «OFF», créé plus tard en opposition à son grand frère plus institutionnel, et qui compte plus d’un millier de représentations.

Le couvre-chef est l’un des accessoires plébiscités par le public du Festival d’Avignon. © Aurélie Delmas/Vert

À la mi-journée ce dimanche 13 juillet, les files d’attente se collent du côté ombragé des rues avant de se glisser dans les nombreux théâtres climatisés. Dans la salle Tomasi, la pièce Pourquoi les gens qui sèment, de la compagnie Hors du temps, fait le plein et se clôt sur une standing ovation. Quatre comédien·nes y incarnent avec brio une lutte locale contre l’implantation d’une mégabassine, inspirée de celle de Sainte-Soline (notre article). Le tout sur fond d’histoire d’amour impossible.

Sébastien Bizeau, auteur et metteur en scène, a voulu «mêler l’intime et la marche du monde. Parce que c’est souvent quand ça tombe dans notre jardin que la question de l’engagement se joue.» Il explique s’être documenté auprès des milieux militants et des préfectures.

Et dans dix ans ?

Au quotidien, sa compagnie réfléchit à son impact environnemental : le décor, minimaliste, tenait dans un petit utilitaire à l’aller, et repartira à Paris en train. Le transport par fret ferroviaire mutualisé de décors est d’ailleurs une nouveauté, expérimentée depuis l’an dernier par le OFF, qui concerne cette année 80 compagnies – et deux productions du IN.

À Avignon, les conditions de travail et de vie des artistes dépendent de la climatisation. «Aujourd’hui, on loue deux maisons, dont une sans la clim. Quand les nuits sont chaudes et que l’on dort mal, c’est compliqué d’être frais pour jouer à 10 heures. Pour les salles, c’est pareil : comme ce sont les gens qui créent de la chaleur, isoler ne suffit pas, il faut des clims», souligne Paul Martin, l’un des comédiens de la compagnie Hors du temps, qui travaille par ailleurs dans le secteur de la rénovation énergétique.

Chacun·e s’interroge : à quoi ressemblera le Festival d’Avignon dans dix ans ? «En 2022, j’étais venu en spectateur et je me souviens que l’on voyait la fumée des incendies alentour en sortant des spectacles», se remémore Sébastien Bizeau. Cette année encore, les trains de la Cité des Papes ont été mis à l’arrêt le temps de l’incendie à Marseille début juillet. «L’actualité fait écho à notre texte. On se dit que ce que nous faisons est d’autant plus important», poursuit Paul Martin.

«Biciman» et Planète Boum Boum font parader une fausse Rachida Dati dans le centre-ville. © Aurélie Delmas/Vert

Pour Edward Trouiller, c’est relâche le dimanche : il ne joue pas son spectacle, Biciman. Pour autant, il retrouve le collectif musical et militant Planète Boum Boum pour une parade cycliste en ville avec une Rachida Dati fantoche. Le but : dénoncer les coupes budgétaires successives dans le secteur de la culture. Ce comédien organise toutes ses tournées exclusivement à vélo – et en train, si besoin – depuis plusieurs années. «Cette année, j’ai fait le trajet depuis Paris à vélo, avec tout mon matériel. Et je tourne exclusivement dans le Vaucluse», explique celui qui a grandi dans le coin, au pied du mont Ventoux.

«La chaleur fait partie du jeu»

«J’ai toujours été un peu réfractaire au festival d’Avignon, pour toute la folie que cela engendre : affichage, tractage, climatisation… Le folklore, c’est bien, mais cela a un prix. On dirait parfois que la ressource n’a pas d’importance. Avignon est sous tension», observe-t-il. Rechignant à prendre part à ce qu’il nomme «la frénésie», Edward Trouiller revient pour la première fois depuis cinq ans. Il dort chez un proche et joue en matinée – sans lumières – dans un tiers lieu qu’il ne paie pas, «à l’ombre des arbres, où il fait 5 degrés de moins que sur le parking d’à côté».

Vers 16 heures, à Avignon. Nomis, le magicien, a mouillé la chemise. © Aurélie Delmas/Vert

Toute la journée, entre leurs représentations, les artistes en costume arpentent les ruelles pour attirer les spectateur·ices dans les salles. Maquillage, nez de clown, perruque et chemisier à manche longues : Anahid promeut son spectacle solo, La Confuirence. «Avignon, c’est très sympa, commence-t-elle, mais c’est horrible aussi. C’est dur physiquement, on se compare beaucoup. C’est le système capitaliste appliqué au spectacle vivant, avec de grandes compagnies qui paient très cher pour avoir leur théâtre. Moi, j’ai économisé toute l’année et je serai en déficit même si je remplis ma salle.» Pour elle, l’écologie est une problématique distincte des enjeux de l’événement : «Le jour où il faudra arrêter de faire Avignon, le problème le plus grave ne sera certainement pas que les comédiens ne peuvent plus jouer.»

En nage à la fin de son spectacle de rue devant la mairie, Simon Lucas – alias Nomis – est également fataliste : «La chaleur fait partie du jeu, on ne peut pas y faire grand-chose. J’ai beau être magicien, claquer des doigts ne sert à rien ! Le plus pénible est que nous ne sommes pas toujours très bien accueillis. Parfois, la police nous demande de partir, alors que nous sommes là pour rendre l’art accessible.» Malgré tout, le comédien en chemise trempée refuse de se plaindre : «Je préfère être ici qu’à l’usine.»

Des techniciens obligés de travailler la nuit

Ghislain Gauthier, secrétaire général de la CGT-spectacle, est venu devant le palais des Papes pour la mobilisation animée par Planète Boum Boum, le chanteur HK et plusieurs syndicats, afin de défendre les budgets de la culture. Il rappelle que des discussions sur les enjeux climatiques viennent d’être engagées avec le gouvernement ; et il estime que les conditions de travail des professionnel·les du spectacle doivent être revues pour les adapter aux fortes chaleurs. «Sur toute la moitié sud du pays, les techniciens s’adaptent en travaillant de plus en plus la nuit. À Avignon, ils sont parfois dans des cours où la température au sol frôle les 50 degrés ! Et comme les personnels sont parfois très précaires, il est compliqué de faire jouer le droit de retrait [qui peut être exercé par les salarié·es en cas de fortes chaleurs, NDLR]», illustre le syndicaliste avignonnais. Certaines équipes techniques du OFF ont dû arrêter de travailler pendant la vague de chaleur de début juillet.

Les animaux non-humains souffrent aussi de la chaleur. © Aurélie Delmas/Vert

Les épisodes de fortes chaleurs devraient continuer de s’aggraver en basse vallée du Rhône. En 2050, l’«augmentation très rapide des températures» placera Avignon parmi les 35% des villes où elles grimperont le plus en France hexagonale, estimait en 2021 l’Agence France-Presse, à partir de données de Météo-France. Le nombre de jours «anormalement chauds» passera, selon la même source, de 27 au début du siècle à 52, voire 90, en 2050, selon les scénarios envisagés. Et les nuits caniculaires seront au moins deux fois plus nombreuses, d’après le scénario intermédiaire.

«La plupart des lieux ne sont pas adaptés au spectacle, et je ne vois pas en quoi la climatisation serait une solution. Il faut engager des réflexions croisées sur l’urbanisme, la végétalisation ou la couleur des pierres. Et on parle très peu des enjeux de biodiversité… Une chose est sûre, nous avons besoin d’être accompagnés pour mener ces réflexions», interpelle Ghislain Gauthier.

Autre problème à Avignon selon lui : «Le OFF est déraisonnable. Il y a trop de monde, c’est trop cher pour les compagnies, donc les conditions sont mauvaises. À la CGT, nous sommes favorables à des festivals de petite et moyenne taille – moins copieux et moins énergivores.»

Un rassemblement devant le palais des Papes contre les coupes budgétaires dans le secteur de la culture. © Aurélie Delmas/Vert

Lors de leur prise de parole au micro devant le palais des Papes en fin de journée, Harold David et Laurent Domingos pointent que, «quand on est à courte-vue pour la culture, on l’est aussi pour l’écologie». Les coprésidents d’AF&C, l’association qui coordonne le festival OFF, rappellent que des avancées ont été réalisées sur la gestion des déchets, les affichages, les scénographies, les transports, la sensibilisation… et invoquent une forme de «patience», qui serait nécessaire selon eux. «Beaucoup d’artistes s’emparent du sujet climatique et participent à la création de nouveaux imaginaires», soulignent-ils. L’an dernier, les deux coordinateurs du OFF ont initié des journées de réflexion sur l’urgence climatique. Cette année, le 19 juillet, l’activiste Camille Étienne, l’auteure Valérie Zoydo et le politologue François Gemenne viendront parler de la construction d’un avenir désirable.

Pourtant, les choses peinent à bouger et les perspectives d’avenir demeurent floues : «Modifiera-t-on les horaires des représentations, avec une pause au milieu de la journée ? Changera-t-on de saison ? Que peut-on mettre en place pour que ce soit moins vorace et plus tenable pour les gens, les artistes précaires et les compagnies qui viennent ici pour survivre ?», s’interroge Edward Trouiller. Problèmes : aucune autre ville ne concentre un tel nombre de théâtres ; la date dépend des vacances scolaires ; et le nombre de spectacles et de personnes accueillies ne décroit pas. «Personne ne veut affronter ces questions, on ne les aborde pas, admet Harold David. On veut croire que l’on peut y échapper… parce qu’on ne sait pas y répondre. Le modèle du festival est basé sur le fait d’avoir beaucoup de spectacles toute la journée.»

En dépit des doutes et des questions en suspens, les artistes soulignent unanimement leur attachement à cet événement hors norme. Edward Trouiller le résume bien : «Faire Avignon, c’est extrêmement jovial… et éreintant physiquement et socialement. Ça motive de ouf, mais tu perds des points de vie.»

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