L’histoire semble se répéter sur la route de Limoges à Melle (Deux-Sèvres), ce dimanche 23 mars. Comme deux ans auparavant, des fourgonnettes de gendarmerie arrêtent les automobilistes sur les ronds-points alentour : «Descendez du véhicule, ouvrez le coffre !» Au coin de la rue Saint-Léger, une banderole remue sous un crachin printanier des lettres vertes et rouges devant un bout de prairie : «Sainte-Soline Justice et vérité». Trois motards en bleu et noir dictent les plaques d’immatriculation au talkie-walkie, de l’autre côté du croisement.
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Ce dimanche, les militant·es sont venu·es construire un cairn – un monticule de pierres marquant un lieu symbolique – en mémoire des 200 manifestant·es blessé·es de Sainte-Soline. Reconstruire, plutôt. Un premier cairn érigé douze mois après la mobilisation avait été détruit à l’été 2024. Les coups de maillet sur la pierre dorée rappellent le tintement régulier des 2 000 grenades qui ont fusé il y a deux ans, lors de la manifestation sanglante contre la mégabassine.

Dix jours de coma, après dix minutes de manif
Avant d’être une lutte, les réserves de substitution – désignation technique des mégabassines – s’inscrivent dans un projet politique et agricole de stockage massif d’eau visant à préserver les cultures irriguées contre les sécheresses estivales. Les uns après les autres, les chantiers ont vu s’élever une marée montante de contestation contre l’accaparement de l’eau, la menace sur la biodiversité et l’agro-industrie, sous la bannière principale du collectif Bassines non merci ! (BNM).
Commencé en novembre 2022, le chantier de la mégabassine de Sainte-Soline avait déjà été envahi à l’automne, pour ce qui allait devenir le premier chapitre de cette mobilisation. Avec les Soulèvements de la Terre, le syndicat agricole Confédération paysanne, des élu·es ou des syndicats, de nouveaux cortèges ont afflué le 25 mars 2023, à travers les rues du village de Melle, devenu base arrière, en direction de la mégabassine toute proche. Bienvenue à Sainte-Soline 2.
Une marche comme dix autres auparavant, mais qu’une répression hors norme a fait rentrer dans les écrans et dans l’histoire. Des milliers de voix y avaient brutalement été couvertes par le vrombissement des quads des forces de l’ordre, les pales des hélicos, la stridence des explosions de grenades de désencerclement et des cris. Beaucoup de cris. Et les secours qui n’apparaissaient pas. Un calvaire de trois heures pour certain·es, de quelques instants pour les premier·es blessé·es.
«Dix minutes après mon arrivée, j’ai pris un flash et après, dix jours de coma», calcule nerveusement Mickaël. Cet ancien Gilet jaune venu de Blois (Loir-et-Cher) a perdu plusieurs mois de sa vie et sa mémoire immédiate sur ce champ de bataille : «Il fallait que je revienne ici pour me souvenir. Parce que les médias, eux, m’ont oublié !» Au CHU de Poitiers, où un automobiliste l’avait transporté, faute d’ambulance, sa mère avait rencontré les parents d’un autre blessé grave, Serge Duteuil-Graziani. Ce dernier est resté deux mois entre la vie et la mort, des suites des blessures reçues dans la brume des lacrymos de «Sainte-So». Avec deux autres familles, Mickaël a déposé plainte contre X au parquet de Rennes (Ille-et-Vilaine) pour tentative de meurtre et entrave à l’arrivée des secours : «Les conclusions de l’enquête ont été déposées en décembre. Nous attendons de connaître les suites de la plainte», soupire sa mère.

Sur le bord de la route, un grand échalas habillé en tenue de sécurité bleue, trousse de soin rouge pompier, ajuste le latex de ses gants sur ses paumes un peu tremblantes. «Au cas où», rassure-t-il, alors que les motards de la gendarmerie ont plié la béquille depuis une dizaine de minutes. «J’ai fait les Gilets jaunes, la réforme des retraites… mais Sainte-Soline 2, c’était une boucherie, des armes que je n’avais jamais vues, des cratères qui labouraient un mètre autour», mime-t-il sur la pelouse en écartant les bandes réfléchissantes des bras de sa combi. Fractures à l’impact de grenade ou de LBD, un éborgné, beaucoup de Maalox pour les brûlures… combien de blessé·es a-t-il soigné ? «J’ai arrêté de compter… on a fini par se replier parce qu’on n’avait plus de bande, de désinfectant.» Quand, en décembre dernier, le jugement de la Cour administrative de Bordeaux a déclaré illégale l’autorisation environnementale de la mégabassine du fait des atteintes à la biodiversité, «je me suis mis à trembler, souffle-t-il, c’était le souvenir qui revenait.»
«J’ai voulu construire quelque chose sur ce trauma»
Le carillon de cliquetis d’un seau de remblais qui s’élève par-dessus une épaule pour combler le cairn couvre à peine les conversations des participant·es au rassemblement. Les cafés refroidissent dans des gobelets rouge «No bassaran» à force de se raconter et de (re)raconter les deux ans écoulés. Beaucoup décrivent ce «petit K.O.» post-manif, période de quelques heures à plusieurs semaines sans émotion ni énergie, qui a poussé certain·es à s’éloigner de Sainte-Soline, du Poitou, voire de la lutte sous toutes ses latitudes.
«J’en pouvais plus des photos d’affrontements, de black blocks… grimace Za*, un appareil photo argentique en bandoulière. Je ne pouvais plus mettre mon énergie en manif, c’est insupportable de ne plus pouvoir agir sur ce terrain-là. Alors j’ai décidé d’investir la bataille du récit, c’est un front, j’ai voulu construire quelque chose sur ce trauma.»

«Maintenant, tout le monde sait ce qu’est une bassine»
Deux jeunes femmes, venues en voisines, commentent épaule contre épaule le chantier du cairn. Elles sont élèves au lycée agricole de Melle. Et les témoignages de la manif de Sainte-Soline 2, à laquelle elles n’ont pas participé, ont transpiré par les murs – malgré les consignes de discrétion données aux profs. «Comment est-ce qu’on peut étudier l’agriculture en passant ça sous silence ? Ce qui s’est passé fait désormais partie du territoire, soutient Lunaelle, dont les mots mêlant enthousiasme et colère se bousculent. Je ne connaissais pas cette problématique de l’eau avant, mais j’avais cette vision de la Loire de plus en plus à sec l’été.»
La déflagration de la lutte et de sa répression a projeté les images, les mots et les idées de Sainte-Soline à travers tout le territoire des combats pour l’eau : des stations de ski alpines trop gourmandes jusqu’aux embouteilleurs assoiffés des plateaux auvergnats. «Maintenant, quand nous arrivons quelque part, pour ou contre, tout le monde sait ce qu’est une bassine et ça, c’est une immense victoire, se félicite Sylvain de BNM. Dans la vallée de la chimie à Grenoble, les opposant·es à ST Micro Electronics [une multinationale qui fabrique des puces électroniques, régulièrement accusée d’accaparer l’eau, NDLR] mesurent même la consommation d’eau en unité de «Sainte-Soline !»
«Tout ça a commencé avec cette manif»
Judith Rivière*, de BNM, se saisit du micro à l’ombre des deux mètres du cairn : «Depuis deux ans, les mégabassines ont été reconnues comme illégales, ça montre comme notre combat était légitime. Des caps immenses ont été franchis. Mais nous ne venons hélas pas témoigner de quelque chose qui n’existe plus.»

Débarqué du sud des Ardennes, Chico* venait fêter ses soixante balais dans le Marais poitevin. Il y a ses habitudes depuis la première manif d’ampleur à Cramchaban, où une bassine avait été débâchée en 2021. «À l’époque, on était trois ou quatre venus de Champagne. Mais, à Sainte-So, on était cinquante !», plastronne l’Ardennais en béret, deux dents en moins après avoir fui un quad de la gendarmerie ce jour-là. Malgré la blessure, il reprend l’autoroute et sa banderole à chaque occasion, «pour mon fils de 9 ans et les autres enfants.»
Comme dans la bouche de la plupart des personnes présentes, ses mots se conjuguent au passé proche et encore vif. «Le temps presse, les projets inutiles se multiplient, prophétise le sexagénaire sombrement. Tout ça a commencé avec cette manif. Si on perd ici, on perd partout. C’est pour ça qu’il faut continuer la lutte à Sainte-Soline.»
*Le prénom a été changé.
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