Entretien

Julien Le Guet, opposant aux mégabassines : «Le gouvernement continue de laisser les agriculteurs s’enferrer dans leur système»

La semaine dernière, neuf activistes anti-bassines ont été lourdement condamné·es pour avoir organisé des manifestations illégales dans les Deux-Sèvres en 2022 et 2023. Parmi elles et eux, Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci. Dans cet entretien à Vert, il revient sur ce jugement historique et sur le mouvement qui secoue le monde agricole.
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Comment analysez-vous la condamnation prononcée par le tribunal judiciaire de Niort il y a quelques jours ?

C’est un juge­ment poli­tique, un juge­ment tris­te­ment his­torique auquel on a eu le droit. C’est la pre­mière fois depuis la guerre de 39–45 que la CGT [le secré­taire général de la CGT des Deux-Sèvres fait par­tie des prévenu·es, NDLR] est con­damnée pour l’organisation d’une man­i­fes­ta­tion inter­dite. Mal­heureuse­ment, ça dit beau­coup de la direc­tion que le pays est en train de pren­dre. Sur le plan financier, la fac­ture glob­ale demandée pour les amendes et les dom­mages et intérêts s’élève à près de 25 000 euros, ce qui n’est pas rien.

Trois d’entre nous ont pris du sur­sis, allant jusqu’à 12 mois pour moi. Ces peines sont assor­ties d’une bat­terie d’interdictions de ter­ri­toire dans les Deux-Sèvres pour trois ans, pour tous ceux qui ne sont pas domi­cil­iés dans le départe­ment [ce qui est le cas de Julien Le Guet, qui est «seule­ment» inter­dit de ter­ri­toire à Sainte-Soline et Mauzé-sur-le-mignon, NDLR].

Cela cor­re­spond à un véri­ta­ble ban­nisse­ment poli­tique. Au-delà de la pos­si­bil­ité pour nous de con­tin­uer à faire poli­tique ensem­ble, ça inter­fère égale­ment avec nos intim­ités, nos vies privées et ami­cales. Cinq cama­rades syn­diqués (trois de la Con­fédéra­tion paysanne, un de Sud sol­idaires et un de la CGT) ont été con­damnés à des amendes et à des inter­dic­tions de port d’arme. C’est un point qui nous a fait beau­coup tiquer, car ça per­pétue le réc­it men­songer de Gérald Dar­manin selon lequel on porte une lutte vio­lente. C’est très éloigné de nous.

Un autre fait notable, c’est que ce sont les porte-paroles des dif­férents mou­ve­ments qui ont été jugés, d’où le fait qu’on dise que c’est un procès poli­tique. Alors que dans nos mou­ve­ments, les déci­sions sont pris­es col­lec­tive­ment et il n’y a pas une per­son­ne plus respon­s­able qu’une autre.

Julien Le Guet lors d’une man­i­fes­ta­tion con­tre la con­struc­tion d’une mégabas­sine à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en octo­bre 2022. © Antoine Berlioz/Hans Lucas/AFP

Comptez-vous faire appel de ce jugement ?

Évidem­ment, à titre per­son­nel, j’ai directe­ment fait appel de la déci­sion, parce qu’il est tout à fait incon­cev­able que ce juge­ment unique dans l’histoire puisse faire jurispru­dence. L’argument prin­ci­pal qui fait qu’aujourd’hui, on en est là dans ce con­flit de l’eau, c’est l’état de néces­sité [une notion juridique qui per­met de ne pas respecter la loi si l’on agit face à un dan­ger immi­nent, NDLR].

Ça fait depuis 2017 qu’on utilise toutes les voies légales ; l’expertise sci­en­tifique nous donne rai­son ; les experts de l’ONU ont con­damné la ges­tion du main­tien de l’ordre dans les mobil­i­sa­tions anti-bassines… On ne prêche pas dans le désert : c’est un mou­ve­ment qui s’est propagé partout en France sur la ques­tion de l’eau et de l’accaparement des ressources. On peut aus­si se tar­guer du fait que notre résis­tance ralen­tit très forte­ment les travaux. En 2017, il y avait 19 pro­jets de bassines qui devaient être achevées en 2020. On est début 2024 et il y a une seule bas­sine achevée à Mauzé-sur-le-mignon.

À quoi ressemble l’avenir du mouvement contre les mégabassines aujourd’hui ?

Je suis très sere­in sur l’avenir du mou­ve­ment, qui repose sur une mul­ti­tude d’individus. Je le dis­ais au sor­tir du tri­bunal : ils veu­lent couper des têtes, mais des dizaines vont repouss­er der­rière. Donc pour la suite du mou­ve­ment, on ne change rien, on con­tin­ue à résis­ter aux chantiers à venir, et pour ça on va utilis­er tous les moyens de lutte à notre dis­po­si­tion. Quand ça sera néces­saire, on appellera les citoyens à se rassem­bler pour résis­ter avec leurs armes — que ce soit la mobil­i­sa­tion, le droit, ou la sen­si­bil­i­sa­tion du pub­lic.

Le 23 et 24 mars prochain, nous allons com­mé­mor­er la man­i­fes­ta­tion de Sainte-Soline et les 200 blessés du 25 mars 2023, pour que cette journée s’inscrive dans l’histoire comme la journée de la honte de la gen­darmerie nationale et de Dar­manin, qui a don­né des ordres qui auraient pu con­duire à la mort de nos cama­rades.

Et puis cet été, nous prévoyons une méga-mobil­i­sa­tion du 14 au 21 juil­let qui s’annonce énorme, avec des gens qui vont tra­vers­er la France pour nous rejoin­dre, mais aus­si tra­vers­er des fron­tières pour cette opéra­tion d’ampleur inter­na­tionale.

Quel est votre sentiment par rapport au mouvement des agriculteurs en ce moment ?

Tout d’abord, il faut avoir en tête que le mou­ve­ment actuel est surtout par­ti de la FNSEA [la Fédéra­tion nationale des syn­di­cats d’exploitants agri­coles NDLR] et de la Coor­di­na­tion rurale, qui sont deux syn­di­cats plutôt con­ser­va­teurs. Ça va de pair avec la droiti­sa­tion de la société, mais aus­si avec ce qui se passe en Alle­magne, avec un jeu trou­ble entre les syn­di­cats agri­coles et l’AFD, un par­ti qui est très claire­ment classé à l’extrême droite.

On remar­que aus­si un niveau de com­pro­mis­sion hal­lu­ci­nant. On voit que les dégâts causés, les vio­lences et les dégra­da­tions com­mis­es par la FNSEA et la Coor­di­na­tion rurale se négo­cient en amont avec les pré­fec­tures, comme par exem­ple les dépôts de fumi­er accom­pa­g­nés par les forces de l’ordre. Le gou­verne­ment est non seule­ment défail­lant, car le mod­èle agri­cole devrait urgem­ment évoluer, mais il est aus­si com­plice de ces agisse­ments.

Con­crète­ment, le gou­verne­ment con­tin­ue d’accorder des passe-droits et de laiss­er les agricul­teurs s’enferrer dans leur sys­tème. Il faut sor­tir des pes­ti­cides, tous les sci­en­tifiques le dis­ent. On est bien con­scients que la sor­tie des pes­ti­cides pour des agricul­teurs qui n’ont jamais con­nu que ça ne se fera pas du jour au lende­main, mais on est face à un État qui préfère s’entêter plutôt que d’admettre ses torts et recon­naître de mau­vais choix.

Main­tenant, j’ai de la com­pas­sion pour tous ceux qui ont le nez dans le guidon. Je pense aux éleveurs laitiers, qui sont esclavagisés par les coopéra­tives laitières qui sont dev­enues des mon­stres de l’a­gro-indus­trie et qui payent très mal. Pour l’instant, les actions de blocage ne sont pas face à ceux qui oppressent réelle­ment les agricul­teurs. On a un tour de passe-passe qui est assez extra­or­di­naire, un peu du même ressort qu’avec le racisme, quand on arrive à faire croire à un élec­torat pop­u­laire que leur dif­fi­culté à boucler les fins de mois est due aux migrants qui tra­versent des océans pour essay­er de sur­vivre, plutôt qu’au sys­tème cap­i­tal­iste d’accaparement des richess­es. C’est la stratégie du bouc émis­saire où on agite une men­ace fic­tive pour que la colère se con­cen­tre sur d’autres per­son­nes.

Craignez-vous un retour en arrière au niveau des normes environnementales, et notamment sur le sujet des méga-bassines ?

Pour qu’il y ait un retour en arrière, il aurait fal­lu que le gou­verne­ment avance dans un pre­mier temps, or claire­ment depuis le pre­mier man­dat, il n’y a eu aucun pro­grès. Mais il y a évidem­ment la crainte qu’il aille encore plus loin. On est dans une course con­tre-la-mon­tre, puisque Marc Fes­neau [min­istre de l’Agriculture, NDLR] a bien mon­tré que son objec­tif était de chang­er le droit. Il s’agirait notam­ment de sim­pli­fi­er encore les démarch­es pour les mégabassines, là où c’est aujourd’hui bien encadré.

Les mégabassines ne sont claire­ment pas au prof­it d’un pro­jet de ter­ri­toire. Ce n’est pas pour les petits maraîch­ers, mais pour des gross­es struc­tures, avec du blé des­tiné à l’exportation et non pas à assur­er la bouffe à la can­tine ou l’approvisionnement des marchés du coin. La pri­or­ité, ce serait peut-être lut­ter con­tre le suren­det­te­ment des agricul­teurs et le taux de sui­cide, ou con­stru­ire la sor­tie des pes­ti­cides dont on subit tous les effets, et eux les pre­miers.