Les réserves d’irrigation agricoles sont au cœur d’une intense polémique, notamment depuis les violences qui ont marqué la mobilisation à Sainte-Soline. Véritable remède aux pénuries d’eau estivales ou symbole de la maladaptation au changement climatique? Dix questions et leur réponses pour tenter d’y voir plus clair.
1/Qu’est-ce qu’une bassine ?
Les bassines sont des réservoirs artificiels d’eau utilisés pour l’irrigation agricole. Officiellement baptisées «réserves de substitution d’irrigation», ces grandes retenues imperméabilisées et plastifiées tirent leur sobriquet de leur apparence caractéristique en forme de cratère endigué tout autour. En moyenne, la surface d’une bassine est de huit hectares, mais les plus grandes – les «méga-bassines» – atteignent jusqu’à 18 hectares et peuvent contenir l’équivalent de 300 piscines olympiques.
La confusion est parfois délibérément entretenue entre les bassines d’irrigation et les retenues collinaires ou des barrages plus classiques. Ces ouvrages – généralement situés dans des zones de relief – se remplissent naturellement avec de l’eau d’écoulement ou de ruissellement et ne sont pas imperméabilisés. À l’inverse, les bassines sont alimentées uniquement par pompage de l’eau dans une nappe ou une rivière. Dans le cas de la méga-bassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), cela implique 18 kilomètres de canaux d’alimentation. Les bassines ne sont pas remplies avec de l’eau de pluie et ne permettent pas non plus d’éviter les inondations, comme on peut le lire parfois.
2/ Combien y en a‑t-il en France ?
Entre 1 000 et 2 000 bassines sont en projet ou déjà construites en France, selon Christian Amblard, directeur honoraire de recherche au CNRS et spécialiste des écosystèmes aquatiques. Les soulèvements de la Terre en dénombrent près de 230 sur leur carte interactive, dont 55 existantes (7 sont illégales) et 15 ont été «désarmées» (sabotées par des opposant·es). Les premiers projets ont éclos dans les années 1990 mais le «Varenne de l’eau» qui a rendu début 2022 ses conclusions pour rendre l’agriculture plus résiliente, a donné un coup d’accélérateur à la multiplication des retenues, selon le Monde.
En début d’année, sur fond de colère agricole, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, a promis de faciliter la construction de ces réserves d’eau. Alors que la plupart font l’objet de poursuites contentieuses qui étirent les délais, un décret paru en mai limite les possibilités de recours et permet désormais d’évacuer les contestations dans un délai maximum de dix mois.
3/ Où sont-elles installées ?
Les territoires principalement concernés par les projets de bassines sont la Nouvelle Aquitaine et les Pays de la Loire. Les régions Centre et Bretagne commencent à y être confrontées. «Ce sont des endroits très plats où il est compliqué d’installer des retenues le long des cours d’eau», explique Anne-Morwenn Pastier, autrice d’une thèse en hydrologie et géologie et militante anti-bassines. «Il faut également une nappe aisément accessible». Enfin, «ce sont des régions en déficit d’eau chronique. Non pas parce que la ressource manque, au contraire, mais parce qu’on pris l’habitude d’en utiliser beaucoup pour l’irrigation agricole».
4/ Pourquoi construire une bassine ?
Les bassines sont une réponse à la raréfaction de l’eau, en lien avec le changement climatique. En France métropolitaine, la ressource a déjà baissé de 14 % entre les périodes de 1990–2001 et 2002–2018, selon le Commissariat général au développement durable (CGDD). Et elle pourrait encore diminuer de 40% d’ici à 2050, a rappelé l’Élysée lors de la présentation de son «Plan eau». En remplissant les bassines l’hiver (de novembre à mars) lorsque l’eau est abondante, les agriculteurs comptent y puiser l’été, limitant ainsi leurs prélèvements lorsque les nappes ou les cours d’eau sont au plus bas. C’est pour cela qu’on les appelle «réserves de substitution d’irrigation». Les bassines permettent de sécuriser le rendement agricole tout en évitant des conflits d’usages l’été. Elles sont également présentées comme une adaptation au changement climatique, y compris par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec — voir 9/).
5/ Qui décide de construire une bassine ?
Les projets de bassines sont portés par des groupement d’agriculteurs qui pratiquent l’irrigation à grande échelle — les surfaces irriguées ont augmenté de 14 % en dix ans — mais c’est l’État qui les autorise, les encadre et les finance en grande partie. Les agences de l’eau qui veillent sur chacun des six grands bassins versants sont en charge des réflexions prospectives. Ce sont également elles qui financent les bassines, jusqu’à 70 %, grâce à la redevance qu’elles collectent sur les factures d’eau. La construction d’une bassine coûte plusieurs millions d’euros (7 millions dans le cas de Sainte-Soline).
Les préfets ont un rôle déterminant dans l’autorisation des projets et ils pilotent la concertation et la signature d’éventuels protocoles d’accord entre les différentes parties prenantes (Etat, agriculteurs, associations environnementales, etc). Les autorisations sont souvent délivrées malgré les oppositions et la plupart sont attaquées en justice. Dans la Vienne, 30 méga-bassines ont été autorisées par l’Etat contre l’avis de l’agglomération de Poitiers. Dans les Deux-Sèvres, les associations environnementales se sont retirées du protocole d’accord devant l’indigence des contreparties environnementales.
6/ Quelles sont les contreparties demandées aux agriculteurs ?
En raison de leur coût et de leur gigantisme, les projets de bassines sont généralement portés par des exploitations agricoles de grande taille, qui pratiquent une agriculture intensive gourmande en intrants et en eau. Le maïs, qui engloutit à lui seul 25 % de la consommation d’eau française en est le principal bénéficiaire. Or, il est avant tout destiné à l’alimentation du bétail et à l’exportation.
Des protocoles engagent les agriculteurs à prendre des mesures de compensation écologiques, telles que la plantation de haies, la conversion de terres à l’agriculture biologique ou encore la réduction de l’utilisation des pesticides. En Vendée, où les premières bassines ont été construites en 2007, «les agriculteurs n’ont pas bouché les forages qu’ils devaient boucher et n’ont pas diminué la quantité d’intrants qu’ils utilisent», constate Anne-Morwenn Pastier. Elle juge la police de l’eau «quasiment inexistante ».
7/ Comment l’eau est-elle gérée ?
«L’eau pompée située dans la nappe phréatique est considérée comme un bien commun, mais une fois dans les bassines, elle appartient à une poignée d’irrigants», pointe Anne-Morwenn Pastier. Outre le sentiment d’accaparement que cela peut générer, en particulier auprès des autres agriculteurs, ce sont d’immenses quantités d’eau qui sont soustraites à la politique de gestion de l’eau. Par opposition, «quand on met l’eau dans un barrage, on peut encore décider de ces usages ensuite».
Lors du remplissage des bassines (entre novembre et mars), les préfets déterminent les seuils à ne pas dépasser. Si certain·es assurent que les bassines sont alimentées en eau “excédentaire” (qui aurait rejoint la mer plutôt que d’alimenter son milieu), des observateur·ices critiques, dont l’hydrogéologue au CNRS Florence Habets, regrettent au contraire que les niveaux choisis soient très proches du remplissage minimum des nappes (voir ci-dessous). Or, des pompages excessifs risquent d’assécher l’écosystème avec des effets en cascades, comme l’aggravation de l’érosion et des inondations.
Mais les craintes portent surtout sur le futur, alors que l’eau vient aussi à manquer l’hiver. Le Commissariat général au développement durable constate déjà qu’«il pleut moins en automne sur près de la moitié du territoire, diminuant le volume d’eau des nappes souterraines». Dans les prochaines décennies, les sécheresses hivernales – comme celle que la France traverse actuellement – vont se succéder, empêchant le remplissage des bassines. Dans la Vienne, le préfet a reconnu qu’il n’y aura pas assez d’eau pour remplir les 30 bassines autorisées, censées sécuriser l’irrigation pour 129 exploitations.
8/ Avec ces bassines, utilise-t-on plus ou moins d’eau qu’avant ?
Les retours d’expérience sur les bassines d’irrigation sont encore rares et parcellaires. Dans son rapport d’évaluation datant de 2021, l’agence de l’eau Loire-Bretagne témoigne qu’une «remontée de la nappe consécutive à la construction des réserves de substitution et aux autres économies d’eau est significative» dans le Marais Poitevin. Mais elle signale aussi que «l’évolution des consommations ne peut être réellement quantifiée», notamment parce que «les années climatiques ne sont jamais les mêmes».
En théorie, le simple fait de décaler les prélèvements en hiver ne conduit pas à une hausse de la consommation. Mais dans les faits, les opposants craignent un effet rebond lié à l’impression de disponibilité : «Si le niveau des nappes remonte en été, on pourra être tentés d’en prélever plus qu’avant», signale Anne-Morwenn Pastier. «En augmentant l’offre, on augmente la demande, au lieu d’entrer dans une phase de sobriété», dit-elle encore. D’autre part, la forme même des bassines – large et peu profondes – favorise l’évaporation et l’eutrophisation de l’eau, entraînant des pertes conséquentes. Les porteurs de projets estiment que l’évaporation se limitera à 3–4 % des volumes stockés mais une étude de Météo-france sur les lacs-réservoirs du bassin de la Seine établit ce chiffre à 10% avec une aggravation de 10 à 75% d’ici à 2050.
9/ Qu’en dit le Giec ?
Au cours des récentes polémiques, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a volontiers été instrumentalisé, tant par les pro- que par les anti-bassines. «Pourtant le GIEC ne prescrit rien, il constate», insiste Gonéri le Cozannet, co-auteur du sixième rapport. Dans le chapitre consacré à l’Europe, le Giec souligne en premier lieu que les pénuries d’eau sont un des risques-clés du changement climatique. Dans le cas des nappes phréatiques, il observe que «le pompage des eaux souterraines et la baisse du débit menacent dès aujourd’hui les limites environnementales dans plusieurs bassins versants du sud de l’Europe, et dans presque tous d’ici les 30 à 50 prochaines années», ajoutant que «les effets combinés de la demande croissante en eau et des épisodes successifs de sécheresse exacerbent» le tout.
Le rapport examine ensuite plusieurs stratégies d’adaptation à un climat qui change, dont celle des bassines (ou reservoirs en anglais). Celles-ci sont considérées comme «chères, ayant des impacts environnementaux négatifs et qui ne seront pas suffisantes au-delà d’un certain niveau de réchauffement climatique». Il ajoute également qu’«elles peuvent avoir des impacts distributionnel et augmenter la dépendance à l’eau quand elles sont utilisées pour l’irrigation».
«Ces dernières années, l’adaptation au manque d’eau été très marquée par une priorité donnée à l’augmentation de l’offre (stockage d’eau, désalinisation, etc) alors qu’agir sur la demande pourrait améliorer la résilience et limiter les conflits entre usagers», précise à Vert Gonéri le Cozannet.
10/ Alors que faire ?
Les bassines peuvent être un palliatif temporaire au changement climatique mais elles ne suffiront pas à protéger l’agriculture sur le long terme. Pire, elles pourraient enfermer les agriculteur·ices dans des pratiques insoutenables. En effet, après avoir investi des sommes colossales dans une bassine, la tentation est grande de la “rentabiliser” en irriguant toujours plus. «Au lieu d’engager dès maintenant l’indispensable transition vers l’agroécologie, on créé une fragilité supplémentaire», insiste Christian Amblard. Les années où les bassines seront vides risquent de laisser les agriculteurs en grandes difficultés.
A court terme, le moyen le plus efficace pour préserver la ressource en eau est de lutter contre le réchauffement climatique par des mesures d’atténuation. Or, le modèle agricole conventionnel est lui-même responsable du réchauffement actuel – notre chaîne alimentaire émet entre 22 et 37 % des émissions mondiales de gaz à effets de serre. Une réforme du système agricole permettrait donc à la fois de limiter le réchauffement climatique et d’accroître la résilience face à ses effets. L’agroécologie et l’agroforesterie sont d’ailleurs évoquées dans le rapport du GIEC comme « pouvant accroître la résilience des écosystèmes et les services qu’ils rendent ».
Initialement publié en avril 2023, cet article a été remanié et mis à jour le 14 juin 2024.
Cet article est issu d’«Eau secours» : notre série d’enquêtes sur l’eau pour faire émerger les vraies bonnes solutions dans un monde qui s’assèche. Mégabassines, régies de l’eau, technosolutionnisme… Pendant tout l’été 2024, nous explorons les sujets les plus brûlants liés à notre bien le plus précieux. Cette série est financée en grande partie par les lectrices et lecteurs de Vert. Pour nous aider à produire du contenu toujours meilleur, soutenez Vert.
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