Plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées dans les Deux-Sèvres pour dénoncer la création d’immenses réserves d’eau destinées à l’irrigation agricole. La mobilisation a donné lieu à des affrontements violents.
La prise de la bassine n’aura pas eu lieu. Voilà quatre mois que le mouvement des Soulèvements de la Terre (qui réunit près de 200 organisations et collectifs), le syndicat agricole Confédération paysanne et le collectif local Bassines non merci avaient annoncé une nouvelle mobilisation contre les «méga-bassines» dans les Deux-Sèvres ce weekend.
Celle-ci a commencé dès vendredi 24 mars. Première «victoire» des organisateurs : l’implantation, au petit matin, d’un campement dans la commune de Vanzay, à la frontière entre la Vienne et les Deux-Sèvres. Barnums, toilettes sèches et tentes sont installés dans le champ d’un agriculteur ayant donné son accord, juste à proximité de la zone d’interdiction de circulation et de manifestation déclarée pour samedi matin. La préfecture des Deux-Sèvres avait interdit tout rassemblement dans 18 communes, dont Sainte-Soline. Rendez-vous est donné ensuite à Lusignan pour accueillir en milieu d’après-midi un cortège de tracteurs venus pour certains du Jura ou de la région bordelaise.
«Changer le modèle agro-industriel»
Dans la plaine transformée en champ de gadoue le lendemain matin, le réveil est suivi par un point juridique sur la marche à suivre en cas d’arrestation. «On a tout mis en place pour que cela se passe au mieux, mais on ne vous le cache pas, ça va être dantesque», prédit Julien Le Guet, porte-parole de Bassines Non Merci, placé la semaine précédente sous contrôle judiciaire et interdit — en principe — de paraître à Sainte-Soline jusqu’en septembre. La préfecture a annoncé le déploiement de 3 200 gendarmes pour faire face à la venue estimée de 5 000 à 10 000 manifestant·es.
Perché sur une remorque, Benoît Feuillu des Soulèvements de la Terre résume les arguments des «anti-bassines» : «Ce système des méga-bassines, il fuit de toute part. Notre but, c’est de l’arrêter et de forcer à changer le modèle agro-industriel. On a connu des victoires avec les OGM, avec le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, on va y arriver ici aussi et on reviendra tant que ce sera nécessaire.»
Une mauvaise solution d’adaptation aux sécheresses
Pas encore achevée, la réserve de substitution agricole de Sainte-Soline est l’emblème du système des «méga-bassines», comme les appellent leurs opposant·es : ce trou de 16 hectares (quasiment l’équivalent du Stade de France) devra permettre de stocker 628 000 mètres cubes d’eau et sera raccordé à douze exploitations agricoles. Fruit d’une convention entre l’Agence de l’eau, l’Etat, la chambre d’agriculture et la Coop de l’eau 79, une société coopérative de 316 associé·es, elle est l’une des 16 réserves qui doivent voir le jour dans le marais poitevin. Une première est déjà en exploitation à Mauzé-sur-le-Mignon, à 60 kilomètres de là. Contrairement à d’autres réserves agricoles récupérant de l’eau de pluie, celles-ci vont puiser jusque dans les nappes phréatiques.
Largement financés par de l’argent public, ces projets sont considérés par beaucoup de scientifiques comme une mauvaise solution d’adaptation aux sécheresses à répétition dues au changement climatique : ils retardent la transition vers une agriculture moins gourmande en eau en privatisant une partie du peu qu’il reste et ont un impact néfaste sur la biodiversité.
Jean-Marc Renaudeau, président de la Chambre interdépartementale d’agriculture de Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, rappelle à Vert le «bon sens paysan» qui a guidé le projet : «Il s’agit de prélever en hiver quand l’eau est en excès, justement pour réduire les prélèvements en eau en été.» Il insiste sur le fait que les prélèvements sont effectués dans les «nappes superficielles» et sur les «efforts» déjà réalisés par les irrigants pour réduire leurs prélèvements d’eau depuis 20 ans.
Aux manifestant·es, il veut dire que «l’agriculture industrielle, ce n’est pas ce qui existe dans les Deux-Sèvres, où l’agriculture est de type familial, avec beaucoup d’élevages et une taille moyenne des exploitations de 75 hectares, similaire à la moyenne nationale». Selon le dernier recensement agricole, celle-ci s’élève plutôt à 89 hectares, contre 69 au niveau national, et les grandes cultures (blé, maïs, etc.) constituent bien la spécialité du département.
Porte-parole de la Confédération paysanne, Nicolas Girod tient de son côté à rappeler : «On est sur une lutte agricole et alimentaire, pas sur une lutte de bobos et d’écolos contre l’agriculture. Ces bassines, ce sont des projets privés qui puisent dans une ressource commune. Ce sont des projets irresponsables qui ne répondent en rien au dérèglement climatique.»
Affrontement de deux visions
Trois cortèges sont constitués en milieu de matinée pour «mettre fin au chantier de bassine de Sainte-Soline», afin «qu’il n’y ait pas une bassine de plus». Chacun suit un parcours différent sur six kilomètres en traversant routes, chemins ou champs à la terre humide. À leur arrivée, les opposant·es trouvent un cratère bien protégé par une rangée de véhicules de la gendarmerie et des forces de l’ordre très équipées. Des quads vont à la rencontre de l’un des cortèges en lançant des grenades lacrymogènes. Des manifestant·es leur font face avec des parapluies, répondant majoritairement par des cailloux trouvés dans le champ ou des feux d’artifice, quelques fois propulsés depuis un mortier. Quatre véhicules de la gendarmerie sont incendiés.
La violence monte d’un cran une fois l’ensemble de la foule réunie, même si la plupart des personnes se tiennent à l’écart. Des membres des observatoires des libertés publiques et des pratiques policières, dont la Ligue des droits de l’homme (LDH), ont déclaré avoir constaté l’usage d’«armes relevant des matériels de guerre : tirs de grenades lacrymogènes, grenades assourdissantes, grenades explosives de type GM2L et GENL, y compris des tirs de LBD 40». La LDH déplorera «un usage immodéré et indiscriminé de la force sur l’ensemble des personnes présentes, avec un objectif clair, empêcher l’accès à la bassine, quel qu’en soit le coût humain». Le nombre de blessé·es grimpe rapidement et les cris de «médic’ !» pour interpeller des soignant·es bénévoles se multiplient. Vers 14h30, toute la foule se replie sans avoir réussi à pénétrer sur le site de la bassine.
Un repli vécu non comme un échec, mais comme une réponse nécessaire face à la violence des forces de l’ordre. «C’est malgré tout une réussite. On n’avait jamais réuni autant de personnes en même temps. On était 30 000, soit quatre fois plus qu’à l’automne autour de la même bassine», nous confie Benoît Feuillu (la préfecture en a compté 6 000). Derrière cette figure des Soulèvements de la terre, les blessé·es se succèdent dans la tente médicale. Les organisateurs en déplorent 200, dont une personne dont le pronostic vital est toujours engagé à l’heure de l’écriture de ces lignes. Selon le dernier bilan des autorités, 47 gendarmes ont été blessés.
Au lendemain de cette journée, Jean-Marc Renaudeau de la chambre d’agriculture «a une pensée pour l’ensemble des blessés», mais regrette «la montée en crescendo» des violences de la part des manifestant·es d’un rassemblement à l’autre. Il espère que l’issue viendra d’une meilleure explication auprès du grand public du système d’irrigation et de l’agriculture dans les Deux-Sèvres. Les opposant·es réclament toujours «l’arrêt des travaux», ainsi que «l’ouverture d’un dialogue sur la préservation et le partage de l’eau».