Merceuil (Côte-d’Or), quelque part au milieu des champs. En cet après-midi de mai, un épais bourdonnement d’insectes emplit l’air. «Ce sont des osmia bicornis [osmies rousses, NDLR], une espèce d’abeille sauvage», indique Marie-Charlotte Anstett, chercheuse en agroécologie à l’université de Bourgogne (rattachée au Centre national de la recherche scientifique, CNRS)… et allergique aux piqûres d’abeilles.

Accompagnée d’Adrien Laprovote, stagiaire à la chambre d’agriculture de Côte-d’Or vêtu d’une imposante combinaison d’apiculteur, la scientifique s’avance dans les rangées de buissons de cassis bordant la route. L’objectif du jour : récupérer un peu de pollen dans les hôtels (des «ruches» à abeilles sauvages) de ces fameuses osmies pour faire des analyses.
La présence de tels insectes dans ces plantations n’a rien d’une évidence. «En quarante ans, 99% des pollinisateurs du cassis ont disparu», expose sans détours Marie-Charlotte Anstett, qui étudie le sujet depuis huit ans (ses résultats n’ont pas encore été publiés officiellement).
Le déclin silencieux de la vie des vergers
Alors que les données anciennes sur les populations d’insectes manquent pour quantifier leur déclin, la chercheuse a retrouvé de vieux comptages réalisés par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra, devenu Inrae il y a cinq ans) au début des années 1980, alors que les agriculteur⸱ices s’inquiétaient déjà d’un manque d’insectes : «À l’époque ils trouvaient environ 200 pollinisateurs tous les cent mètres. En reprenant la même méthode, en 2018, nous avons compté moins de deux insectes en moyenne.»
Des chiffres alarmants, cohérents au vu des études toujours plus nombreuses s’accordant sur un effondrement d’entre 60 et 80% des populations d’insectes en Europe (notre article). Et, selon Marie-Charlotte Anstett, ce déclin explique les chutes de rendements du cassis, observées sur la même période en Bourgogne, où ce fruit rouge est un véritable symbole – il est utilisé pour produire des liqueurs, des confitures ou des gâteaux. «Dans les années 2000, les producteurs faisaient dix tonnes de Noir de Bourgogne [l’une des principales variétés de cassis, NDLR] par hectare pour les très bonnes saisons. Aujourd’hui, ils font entre deux et trois tonnes», détaille Rébecca Perraud, conseillère technique spécialisée en cassis à la chambre d’agriculture de Côte-d’Or.

Comment les agriculteur⸱ices ont-ils pu ne pas voir l’ampleur de cet effondrement ? Il y a une forme d’«amnésie environnementale», explique Marie-Charlotte Anstett : «Les gens ne se souviennent pas de comment c’était avant, car le déclin a été très progressif». D’autant plus que le cassis est une plante fragile, dont les rendements, très aléatoires selon les années, masquent ce déclin de fond : «C’est facile de dire qu’on aurait pu réagir avant, c’est un phénomène qui s’observe sur des temps longs et qui varie selon les aléas climatiques», confirme Florent Baillard, qui cultive une soixantaine d’hectares de cassis en Côte-d’Or.
Ce dernier compte parmi les producteur⸱ices qui ont fait appel à l’expertise du CNRS, à la fin des années 2010, pour trouver des explications à la crise de leur filière. Au départ, elles et ils soupçonnaient la cochenille, un minuscule insecte qui suce la sève des plants de cassis, conduisant à leur dépérissement. En réalité, leur prolifération est elle-même liée au déclin de la biodiversité dans les vergers, selon Marie-Charlotte Anstett : «Plus on traite aux pesticides, plus on tue les insectes auxiliaires [qui se nourrissent des cochenilles, comme certaines coccinelles ou des espèces de guêpes parasitoïdes, NDLR], plus on renforce les cochenilles.»
Filets à bourdons et hôtels à abeilles
Le dialogue n’a pas toujours été simple entre des scientifiques au langage technique et un monde paysan parfois méfiant. Pour prouver que la disparition des pollinisateurs est bien responsable du malheur des agriculteur·ices, Marie-Charlotte Anstett et un collègue ingénieur, Maxime Duchet, installent de grands filets sur plusieurs buissons de cassis et y enferment des bourdons.
Le résultat est sans appel : si l’on compare aux parcelles sans insecte, la quantité de fruits produits est multipliée par plus de trois. «J’ai cru que je m’étais trompée quelque part, cela me semblait impossible d’obtenir des rendements aussi hauts, se souvient la scientifique. Puis certains se sont rappelés que c’étaient les valeurs que faisaient leurs grands-parents dans les années 1980.»
Ces expérimentations attisent la curiosité des cultivateur⸱ices. Avec l’aide de la chambre d’agriculture, elles et ils installent des hôtels pour y développer des élevages d’osmies, l’un des pollinisateurs les plus efficaces du cassis. Florent Baillard a aujourd’hui plus de 30 000 cocons sur son exploitation. Il commence à voir des progrès : «Il semblerait qu’on ait un gain de productivité de l’ordre de 20%, mais c’est variable selon les années, il suffit d’un coup de froid pour que la fleur pollinisée coule [qu’elle tombe sans donner de fruit, NDLR]».

Comme d’autres, l’agriculteur bourguignon a aussi planté des fleurs sauvages entre ses rangées de cassis : «La floraison du cassis dure trois semaines, mais la durée de vie de l’osmie est de trois mois, donc il faut qu’on lui apporte le couvert.» Ces bandes fleuries accompagnent le retour des pollinisateurs, et des insectes auxiliaires mangeurs de cochenilles, pucerons et autres ravageurs. Selon de nouveaux comptages en cours, le nombre et la diversité d’espèces sur les parcelles a augmenté depuis 2018.
«Les producteurs ont pris un virage, même les plus conventionnels»
À l’heure actuelle en Bourgogne, un tiers de producteur⸱ices de cassis se sont lancé⸱es dans ces initiatives, selon la chambre d’agriculture. Cet attachement nouveau aux abeilles a ouvert la porte à un changement de pratiques : «Je m’interdis tout insecticide pendant la présence des osmies. Il faut accepter d’avoir de l’herbe haute et un peu de dégâts sur les vergers», affirme Florent Baillard. «Les producteurs ont pris un virage, même les plus conventionnels, salue Rébecca Perraud. Idéalement, il n’y aura plus besoin d’hôtels à osmies sur le long terme, car la biodiversité sera de retour.»
Mais se passer de pesticides conseillés et utilisés depuis des générations reste encore loin d’être une évidence. «Un produit ne coûte pas très cher et leur permet d’assurer le coup en cas d’attaque, quitte à le payer un peu plus en termes de biodiversité, relate Rébecca Perraud, elle même conseillère technique. On essaye de les accompagner pour traiter le moins et le plus justement possible.»

Premier producteur de cassis bio de la région, Jean-Luc Paquet fait figure d’exemple : «Quand je me suis lancé en 2015, tout le monde me disait que le cassis bio était impossible.» Pourtant, le soixantenaire gère aujourd’hui 25 hectares sans utiliser de produit chimique. Purins d’orties ou de prêles, huiles essentielles, pièges à odeur… il multiplie les alternatives biologiques (notre article) pour repousser les maladies. Quant aux fameuses cochenilles, il n’en voit plus, «sauf sur une branche de temps en temps.»
Mais ce dévouement a un prix : «Avec les heures qu’on y passe, le cassis devrait être deux fois plus cher pour être rentable», estime Jean-Luc Paquet. Il a aussi ses petits réconforts. Le soir, le paysan bio se plaît à contempler les hirondelles qui virevoltent au-dessus de ses parcelles : «Quand elles sont là, je sais qu’il y a des insectes en pagaille.»