Décryptage

375 kilomètres de canalisations à travers cinq départements : GOCO2, le projet de capture et stockage de carbone qui inquiète

Carbone idée ? Dans le Grand ouest, plusieurs cimentiers et chaufourniers projettent de décarboner leurs industries en capturant le CO2 produit avant de l’enfouir sous la mer du Nord. Cinq départements sont concernés. Vert fait le point sur ce projet à 2,5 milliards d’euros, qui pose de nombreuses questions écologiques.
  • Par

L’industrie cimentière de demain sera-t-elle bientôt 0% carbone ? C’est le pari de GOCO2 – «GO» pouvant être compris comme «Grand ouest» ou «s’en va». Ce projet de captage, transport, utilisation et stockage du dioxyde de carbone (Carbon Capture, Utilisation and Storage, CCUS en anglais) ambitionne de réduire drastiquement les émissions de trois des 50 sites les plus polluants en France, selon un classement de France Nature et Environnement et Réseau action climat, dont Vert vous parlait déjà en septembre dernier.

Le producteur de chaux Lhoist et la cimenterie Lafarge, situés en Mayenne, mais aussi le site de production de ciment Heidelberg Materials se sont associés, dès 2021, au transporteur gazier NaTran et à l’opérateur de liquéfaction du gaz Elengy pour élaborer ce projet. Celui-ci consiste à capter le CO2 produit par les trois usines puis à le transporter à travers 375 kilomètres de canalisations réparties sur cinq départements avant de l’enfouir sous la mer du Nord.

Le CO2 capté sera transporté par canalisations sur 375 kilomètres avant d’être liquéfié puis déplacé par bateau jusqu’au site d’enfouissement. ©GOCO2 Grand-Ouest

Avec un coût global estimé à 2,5 milliards d’euros, dont un tiers sera financé par la taxe européenne sur le carbone, les porteurs du projet espèrent une mise en route dès 2031. Les infrastructures pourront alors capter jusqu’à 2,2 millions de tonnes de CO2 par an, l’équivalent des émissions de la métropole de Nantes. Du 29 septembre au 19 décembre dernier, GOCO2 a fait l’objet d’une consultation publique préalable, organisée sous l’égide de la Commission nationale du débat public. L’une des prochaines étapes cruciales est prévue pour 2028 : les investissements seront actés à ce moment-là.

Pourquoi un tel projet ?

Concrètement, GOCO2 comme tous les autres projets de CCUS, comporte plusieurs volets : le captage, le transport, la valorisation et le stockage du CO2. En ce qui concerne le captage du CO2, c’est la technologie Cryocap, développée par la société Air Liquide, qui a été retenue pour les sites de Lafarge et Heidelberg. Selon la synthèse du projet, le procédé de captage se déroule en plusieurs étapes : les fumées produites lors du processus de fabrication du ciment sont d’abord refroidies et dépoussiérées, puis compressées et séchées. Le CO2 est ensuite séparé partiellement grâce à un pré-concentrateur, qui l’isole des autres gaz et l’envoie vers une unité cryogénique. Ce CO2 est alors à nouveau comprimé puis fortement refroidi (environ −50°C). Le CO2 obtenu est ensuite transporté par des canalisations, aussi appelées «carboducs», tandis que les gaz résiduels, considérés comme propres et décarbonés, sont rejetés dans l’atmosphère.

L’objectif est de capter le CO2 considéré comme «inévitable» par les industriels, car inhérent à la transformation chimique du calcaire ou de l’argile en chaux et ciment. Lafarge et Heidelberg s’engagent à mettre en place des actions complémentaires de réduction des émissions de CO2. Plusieurs leviers sont identifiés dans la synthèse des porteurs de projet, à savoir «l’amélioration de l’efficacité énergétique» permise par le remplacement de certaines machines), le «développement de ciments alternatifs» ou encore «l’augmentation de l’utilisation des combustibles alternatifs» nécessaires au fonctionnement des fours.

La cimenterie Lafarge, située à Saint-Pierre-la-Cour, en Mayenne, pourrait bientôt accueillir des installations de captage du CO2 produit par ses activités industrielles. © Wikimédia

Sur ce point, l’utilisation de la biomasse (c’est-à-dire de matière organique) et des combustibles solides de récupération sont envisagés comme des solutions. Dans la filière de production du ciment, le taux de substitution des combustibles fossiles par des combustibles alternatifs est passé de 38% en 2015 à 52% en 2023, et devrait atteindre 80% en 2030, puis 85% à l’horizon 2050 selon les projections de France Ciment, principal syndicat de la filière cimentière.

Cependant, pour Xavier Metay, directeur de l’association France Nature Environnement Pays de la Loire, «des indicateurs de suivi doivent être mis en place pour s’assurer que cet engagement sera respecté à 100%». Comme il le rappelle, «le captage de CO2 doit être la dernière technologie mise en place pour décarboner une industrie». Cette première étape n’est pas sans poser des questionnements. Xavier Arnauld de Sartre, géographe à l’Institut des sciences de la terre et directeur de recherches au CNRS, explique que le procédé de captage pose un premier problème : «Les filtres en sortie de cheminées contiennent des amines, et tout un tas de produits, de solvants, etc. Ils sont chauffés à haute température pour permettre d’isoler le CO2. Le problème est double. D’une part, le procédé est très gourmand en énergie. D’autre part, ces solvants sont des produits qui sont loin d’être bons d’un point de vue environnemental».

«Les impacts sur la biodiversité seront énormes»

Au niveau local, c’est l’étape-clé du transport du CO2 qui inquiète. Et pour cause, GOCO2 nécessiterait la construction de 375 kilomètres de canalisations à travers cinq départements – la Mayenne, l’Ille-et-Vilaine, les Deux-Sèvres, le Maine-et-Loire et la Loire-Atlantique – entre les sites de captage et le terminal méthanier de Montoir-de-Bretagne, où le gaz sera liquéfié. Lionel Herriau, président de l’association Mayenne Nature Environnement, consultée au cours des études d’impact sur la biodiversité, note : «La particularité de ce projet, c’est que les canalisations de GOCO2 sont de nouvelles canalisations qui n’empruntent pas des axes déjà artificialisés. Même si des mesures compensatoires sont mises en place, les impacts sur la biodiversité seront énormes.»

«Sur l’ensemble de son tracé, la canalisation est susceptible de franchir des zones naturelles», telles que des zones humides ou des forêts, précisent les porteurs de projet dans leur synthèse. Michel Perrier, conseiller municipal à Bonchamp-lès-Laval, commune située dans le faisceau du tracé déplore : «Nous avons le sentiment que les conséquences, à la fois sur la biodiversité naturelle et aquatique, sont peu prises en compte.» Lui plaide pour utiliser les infrastructures ferroviaires déjà existantes pour transporter le CO2 entre les usines Lhoist de Neau et Lafarge de Saint-Pierre-la-Cour, évitant ainsi la construction d’une portion du carboduc sur le territoire.

Bientôt du e-carburant pour l’aviation ?

Chloé Girardot-Moitié, vice-présidente écologiste du département de Loire-Atlantique, rappelle de son côté l’incident survenu en février 2020, aux Etats-Unis. Un carboduc avait fait l’objet d’une importante fuite, provoquant l’évacuation de 200 personnes et l’hospitalisation de 50 autres.  «Comment garantit-on la sécurité ? Sachant l’intensification des phénomènes climatiques à l’avenir», s’interroge l’élue. Concernant le carboduc, elle craint également un effet d’aubaine. D’autres industries pourraient à terme se brancher aux canalisations, sans que celles-ci ne soient inquiétées d’avoir fourni des efforts suffisants en termes de sobriété énergétique.

Si une majeure partie du CO2 captée est destinée à être stockée sous la mer du Nord, des projets de valorisation du CO2 sont également à l’étude. Selon les porteur·ses du projet, le gaz pourrait en effet être transformé en e-fuel, un carburant principalement destiné à l’aviation, au sein du projet d’usine Take Kair, dans le port de Nantes Saint-Nazaire. «On n’a aucune certitude que cela marchera d’une part. Et d’autre part, c’est tout sauf aller vers la sobriété», tempête Lionel Herriau.

«Qu’est-ce qu’on laisse aux générations futures ?»

Quant au stockage géologique du carbone, c’est le procédé qui inquiète le plus les scientifiques. Le CO2 sera stocké sous la mer du Nord, au sein des infrastructures Northern Lights. La France a signé des accords avec le Danemark, en mars 2024, et la Norvège, en juin 2025, allant dans ce sens. Concrètement, le CO2 sera transporté par méthanier de Montoir-de-Bretagne jusqu’au terminal maritime de Øygarden, en Norvège, puis envoyé via des pipelines sous-marins vers le site de stockage, au large de Bergen. Le CO2 y est injecté à environ 2 600 mètres sous le fond marin, dans des formations géologiques profondes, elles-mêmes scellées par des couches imperméables prévues pour empêcher toute remontée de gaz.

Mais pour le géographe Xavier Arnauld de Sartre, le stockage géologique du CO2 n’est pas sans risque. Si le gaz est injecté trop rapidement, il pourrait modifier la forme des couches géologiques, et dans le pire des cas, induire des mouvements de plaques tectoniques voire des séismes : «Le gaz peut avoir un effet lubrifiant sur les failles. Il y a un équilibre des forces entre les plaques tectoniques, mais si c’est lubrifié, cela peut déclencher quelque chose. Le fluide injecté modifie les pressions du sous-sol, et on ne sait pas jusqu’à quel degré sur l’échelle de Richter cela peut monter. Ce sera probablement autour de 5 maximum, mais peut-être jusqu’à 6 ou 7, et là, cela devient dangereux», détaille-t-il. **De la même façon, le risque de fuite n’est pas à exclure selon lui. Ces failles ainsi que les puits déjà existants, et donc reliés à la surface, pourraient laisser le gaz se frayer un chemin.

En outre, le stockage géologique du CO2 pose des questions d’ordre plus philosophique. Comme le souligne l’élue Chloé Girardot-Moitié, «aller jeter nos déchets à la mer» interroge sur «les leçons tirées des erreurs du passé». Une préoccupation que partage Lionel Herriau : «Ce n’est pas de la décarbonation. C’est du stockage de carbone. On continue à en produire mais on l’enterre chez nos voisins. Je ne pense pas que si de lointains pays demandaient à stocker leurs déchets chez nous on serait d’accord. Qu’est-ce qu’on laisse aux générations futures ?».

Quelle est la place des CCUS dans les stratégies mondiales ?

Malgré ces risques et réticences, le projet GOCO2 est loin d’être une exception. Selon un rapport de l’Institut australien Global CCS, publié le 9 octobre 2025, l’Europe compte pas moins de 125 projets en début de développement, comme celui du Grand-Ouest. 77 autres projets sont considérés comme «bien avancés» tandis que 14 sont déjà en construction, et même opérationnels pour 12 d’entre eux. Et pour cause, les technologies CCUS ont le vent en poupe. Comme le rapporte l’ONG CIEL (Centre pour un droit international environnemental), qui documente régulièrement le lobbying des industriels dans l’adoption des techniques CCUS,  531 représentant·es du secteur étaient présent·es à la COP30 qui s’est tenue en novembre dernier à Belém (Brésil). Du jamais vu selon leurs précédents décomptes.

A l’échelle de l’Union européenne, la Commission a adopté en février 2024, dans sa stratégie de gestion du carbone industriel, l’objectif de stocker 50 millions de tonnes par an de ses émissions annuelles par enfouissement géologique, à l’horizon 2030. Plus récemment, en octobre 2025, une consultation publique a été lancée au sujet des technologies CCUS et devrait faire l’objet d’une nouvelle initiative législative en 2026. Quant à la France, elle se donne cinq ans pour développer deux à quatre infrastructures CCUS. Publiée le 4 juillet 2024, la stratégie nationale prévoit, d’ici 2040, le développement de stockages souterrains sur le territoire, ainsi que la diversification des secteurs d’activité concernée par le CCUS. A l’horizon 2050, le but est d’atteindre la neutralité carbone grâce à un important réseau national et européen.

La mise à l’agenda politique des CCUS

Pour Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement français et directeur de recherches au CNRS, rien ne prédestinait les CCUS à une telle mise à l’agenda politique, longtemps perçues comme une «non-solution» par les scientifiques. Xavier Arnauld de Sartre abonde : «D’un point de vue de la recherche, cette technologie était le plan B. Elle est devenue un plan A au fur et à mesure que l’on a augmenté nos ambitions et qu’on a tardé à agir».

Paal Frisvold, ex-défenseur des technologies CCUS au sein de l’Union européenne et aujourd’hui consultant dans le domaine de la politique énergétique européenne, ne cache pas son scepticisme grandissant. Dans les années 2000, après l’adoption d’un cadre réglementaire de l’UE pour le stockage géologique du CO2, ainsi que l’établissement d’un mécanisme de financement des projets de démonstration, plusieurs centaines de millions d’euros ont été investis pour soutenir et bâtir des projets CCUS. Mais comme il le raconte, tous sont tombés à l’eau. «Près de 20 ans plus tard, je fais le constat qu’énormément d’argent public a été investi, pour très peu de résultats», regrette-t-il. La cimenterie de Breivik a démarré le captage de ses émissions de CO2 en juin 2025. Résultat ? Elle en capte 49%. Paal Frisvold souligne : «C’est bien loin des objectifs et des projections».

💚 Un petit Vert et ça repart !

Cette année, le paysage politique, médiatique et climatique a été plus bouleversé que jamais. Mais il y a une bonne nouvelle : en 2025, grâce à vos dons, l’équipe de Vert a bien grandi, produit des contenus encore meilleurs et a touché beaucoup, beaucoup de monde.

En 2026, plus que jamais, nous sommes déterminés à poursuivre notre mission en toute indépendance, pour imposer l’écologie et ses enjeux vitaux dans le débat démocratique.

Sans milliardaire ni publicité, Vert vit de vos dons. Pour nous permettre d’être plus forts et d’informer toujours plus de monde, nous avons besoin de vous. Tous les dons sont déductibles de vos impôts à 66%.

Chaque don compte et servira à 100% à financer une production journalistique indépendante et de qualité. Faisons la différence ensemble !