Valérie Masson-Delmotte est scientifique du climat. Depuis 2015, elle est co-présidente du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). À ce titre, elle a contribué à écrire le premier volet de son sixième rapport, consacré à la physique du changement climatique (notre décryptage). Alors que le Giec vient de clore ce cycle avec la synthèse de tous les rapports publiés depuis 2018, Valérie Masson-Delmotte raconte à Vert les principales leçons de ce document majeur pour comprendre les bouleversements passés et futurs, et les moyens d’agir.
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Avec cette ultime synthèse de tous les rapports publiés depuis 2018, le Giec clôt son sixième cycle. Quels sont les message-clefs que le grand public doit retenir ?
Si on veut vraiment limiter les risques liés au changement climatique, l’ampleur et la vitesse de l’action doivent changer d’échelle. On a la possibilité de le faire, des choses ont été testées, qui fonctionnent aussi bien pour limiter les risques que réduire les émissions de gaz à effet de serre… Ça demande aussi de changer d’échelle dans le financement de l’action pour le climat, et de tenir compte des questions d’équité et de justice climatique.
Les risques montent en puissance, les pertes et dommages [les destructions irréversibles causées par le changement climatique] escaladent avec chaque incrément de réchauffement, notamment pour ceux qui vivent dans des contextes les plus fragiles. La capacité à agir de chacun est contrainte par les ressources.
Je trouve que le rapport montre aussi la possibilité d’action tous azimuts. L’approche de l’action pour le climat est souvent restreinte à l’énergie. Mais il y a aussi la question des systèmes industriels, les infrastructures dans les villes, l’agriculture et les systèmes alimentaires… C’est clairement un des points-clefs du rapport.
On voit aussi que certaines options ont des bénéfices multiples. Par exemple, des systèmes énergétiques bas-carbone peuvent être économiquement plus viables que de conserver des systèmes d’énergies fossiles, avec des bénéfices pour la santé grâce à l’amélioration de la qualité de l’air. Les gains en matière de santé publique peuvent être comparables aux investissements nécessaires pour la décarbonation. Souvent, on met l’accent sur le coût de l’action pour le climat sans regarder les gains qu’on obtiendra dans de multiples dimensions. Il faut sortir d’une approche en silo.
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Est-ce que l’objectif de l’accord de Paris, qui vise à contenir le réchauffement à moins de 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle pour éviter certains dégâts les plus graves, est encore tenable ?
Certains disent : «c’est mort pour 1,5°C, alors on laisse tomber l’urgence de l’atténuation [réduire les gaz à effet de serre] et on se concentre sur l’adaptation au changement climatique». Mais chaque incrément de réchauffement, c’est des risques plus complexes à gérer. On va vers un monde plus chaud de 1,5°C, probablement au début des années 2030. L’objectif maintenant, c’est de limiter le réchauffement climatique au niveau le plus proche de 1,5°C. Sur la période de dix ans la plus récente, on observe un réchauffement de 1,15°C.
Toute la semaine dernière, scientifiques et représentant·es des 195 pays de l’ONU étaient réunis en Suisse pour approuver le résumé pour les décideurs de ce rapport de synthèse. Celui-ci est sorti tardivement dimanche soir. Y a‑t-il eu des points bloquants ?
En fait non. Sur le coup, c’était affreusement long, parce que les délégations de tous les pays avaient fait le job. Elles avaient lu le rapport et elles ont bien conscience de toutes les implications, mais aussi de l’augmentation des pertes et dommages : chacun est concerné.
Chaque phrase et chaque mot était scruté. Les représentants de chaque pays voulaient que leur sensibilité et leurs préoccupations soient reflétées au regard des données scientifiques. Il a fallu faire en sorte de prendre en compte ces besoins dans des reformulations concises, pour que le résumé pour les décideurs ne devienne pas un rapport d’une centaine de pages.
Sur ce rapport de synthèse : ce qui était extraordinaire, ce sont les scientifiques qui l’ont rédigé. C’était un tout petit groupe, qui comportait plus de femmes et plus de scientifiques de toutes les régions du monde. Ce qui est impressionnant, c’est la force qui se dégage de l’intelligence collective. Ils ont été soumis à de fortes pressions pendant cette approbation, le rythme de travail, l’intensité… Ils ont été solides et patients, et créé cette confiance qui a permis d’approuver un rapport fort. Même si son contenu scientifique peut parfois déranger les intérêts des uns et des autres.
Est-il impératif de dire aujourd’hui qu’il faut sortir rapidement des énergies fossiles ?
Le problème pour le climat, ce sont les émissions de gaz à effet de serre, pas forcément les énergies fossiles en tant que telles. Si les pays dont l’économie est entièrement dépendante des fossiles veulent rester comme cela, il faut qu’ils utilisent le captage et le stockage de carbone [CSC — une technologie qui vise à aspirer et à emprisonner le carbone]. Ce n’est pas déployé à l’échelle nécessaire aujourd’hui. Technologiquement, c’est faisable.
Si en Arabie Saoudite, on fait de l’hydrogène à partir d’énergies fossiles, qu’ensuite on ré-enfouit le CO2 dans le gisement et qu’on utilise cet hydrogène, il n’aura pas d’effet sur le climat. Si on a des infrastructures sans captage et stockage, ça contribue au réchauffement. Et le CSC, c’est cher. Ça rend beaucoup plus compétitives économiquement d’autres alternatives — renouvelables ou nucléaire.
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Qu’est-ce que ce nouveau cycle a apporté de plus par rapport aux précédents ?
Il a apporté une meilleure compréhension du lien entre chaque incrément de réchauffement, les facteurs climatiques qui génèrent des impacts dans chaque région du monde et les pertes et les dommages.
Le deuxième volet, ce sont les leviers d’actions qui ont été testés, le retour d’expérience, ce qui est efficace, ce qui peut être rapidement déployé, les bénéfices annexes et, parfois, les effets indésirables dont il est important de tenir compte. Ce rapport met en lumière l’urgence et la capacité à agir. En 1990, on pensait que le changement climatique serait pour les générations futures. Maintenant, on vit tous avec les impacts qui s’accentuent dans toutes les régions du monde.
On a aussi une compréhension beaucoup plus fine des leviers d’action, avec un volet technologique, et un volet frugal — c’est-à-dire agir sur la demande. Mais aussi le fait de s’appuyer sur la nature, sur les écosystèmes, avec des bénéfices pour la biodiversité, le climat, le bien-être. Et le côté coopération, équité et justice climatique, qui ressort de manière frappante dans ce rapport. On a un graphique qui montre le degré de vulnérabilité moyen en fonction de chaque pays, et les émissions de gaz à effet de serre par personne. On voit très clairement que ceux qui ont le moins contribué au problème sont dans des contextes hautement vulnérables.
Auparavant, c’étaient surtout des représentants des petites îles qui portaient ces voix-là. Maintenant, ce discours est porté beaucoup plus largement — en Amérique du Sud, en Afrique, dans certains pays d’Asie… Les représentants des pays ont une compréhension plus nette de la vulnérabilité et des conséquences de l’inaction.
Ce rapport explique le réchauffement est dû, «sans équivoque», aux activités humaines. Est-ce l’une de ses avancées ?
Ça ne fait que s’affiner au cours du temps. C’est très net et c’est ce qui est ressorti du travail du groupe 1 [consacré à la physique du changement climatique]. Celui-ci fait notamment le lien entre l’influence humaine sur le climat et le dopage d’événements extrêmes plus fréquents et plus intenses. Mais aussi entre ce que l’on fait à court terme et les conséquences à très très long terme : notamment sur l’augmentation du niveau des mers d’ici à plusieurs milliers d’années.
Est-ce que vous avez senti une amélioration du traitement médiatique de ces rapports depuis août 2021, lorsque l’arrivée de Lionel Messi au Paris Saint-Germain avait fait disparaître le premier volet de nombreux médias français ?
Oui et non. Je vois une montée en compétence dans certains médias et chez certains journalistes, qui font un travail pour situer l’actualité par rapport aux connaissances sur le climat issues des rapports du Giec.
Néanmoins, je trouve qu’il y a souvent un manque d’interrogation, notamment des responsables d’entreprises et de gouvernements, sur la manière dont leurs actions à court terme sont cohérentes avec les enjeux d’adaptation et de baisse des émissions. C’est plutôt une histoire de journalistes économiques ou politiques.
Le rapport du groupe 1 a été éclipsé en France par l’arrivée de Messi au PSG, mais à l’échelle mondiale, c’est l’un des rapports qui a le plus été cité dans les médias. Pas seulement le jour de sa sortie, mais aussi pendant la COP26 [la 26ème conférence mondiale de l’ONU sur le climat, en novembre 2021] et régulièrement quand il y a des actualités sur le climat.
C’est une question d’une de nos lectrices : Cela ne vous déprime pas de voir les gouvernements et les entreprises qui n’agissent pas assez vite ?
Le point important : ce n’est pas à nous de porter la charge mentale de l’action pour le climat. Ce qui est important, c’est que ces rapports du Giec soient utilisés comme une trame pour mettre les décideurs devant les responsabilités. J’essaie d’insister sur le fait que les leviers d’action existent. Il faut changer d’échelle sur l’intégration de l’action pour le climat dans les politiques publiques. En filigrane, il y a la perception de l’urgence, de la capacité à agir et de la profondeur des transformations à apporter qui n’est pas toujours là, du fait de nombreux décideurs.
La chose qui me préoccupe, c’est comment faire en sorte que l’état des connaissances, qui est là, fasse l’objet d’une appropriation très large. Je vois les connaissances scientifiques comme un moyen d’émancipation : comprendre la situation et les leviers pour agir de manière intelligente. Comment faire en sorte que ce soit perçu comme utile ? C’est vraiment l’enjeu.
Je ne suis pas sûre que les émotions des scientifiques soient le point-clef. La perception de la gravité de la situation était présente toute cette semaine à Interlaken [ville suisse où s’est déroulé le processus d’approbation], chez les scientifiques comme chez les représentants des différents pays.
La question que je me pose, c’est comment faire en sorte d’aider les gens — parfois plus âgés — à s’approprier cet état des connaissances, qui est sans équivoque, et disponible. Ça dépasse ce que je peux faire, moi, comme scientifique.
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Votre mandat de co-présidente du groupe 1 du Giec se termine en même temps que ce cycle, c’est quoi la suite pour vous ?
Mon activité de chercheuse, au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. Simplement [rires].
Vous redevenez simple scientifique ?
J’ai toujours été chercheuse, mais avec peu de temps pour faire ma propre recherche depuis 2015 ! Je travaille sur un projet européen qui a démarré en septembre et qui vise à faire progresser la compréhension du cycle de l’eau dans l’atmosphère au-dessus de l’Antarctique.
Je vais peut-être retrouver un peu plus de liberté d’expression et j’ai besoin d’un peu de temps pour… d’abord dormir [rires] — 36 heures ce weekend sans dormir, c’était un peu dur — et digérer cette expérience très dense. On n’a jamais fait autant de rapports dans un cycle du Giec. Ça m’a amenée à rencontrer des gens formidables. J’ai aussi besoin de plus de temps pour ma vie privée.
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