Que faites-vous dans la vie ?
Je m’appelle Kaina Privet, je suis docteure en écologie. Je travaille en laboratoire depuis 2013, j’ai commencé mon doctorat en 2017 et je fais mes recherches sur l’évolution et la diversité des araignées tropicales. J’ai principalement travaillé au sein de l’Université Rennes 1 et je suis actuellement en recherche de post-doctorat.
J’ai rejoint le mouvement Scientist rebellion [ou « scientifiques en rébellion », NLDR] à la fin de cet été. J’avais déjà été dans des associations de sensibilisation à l’environnement avant mon doctorat, mais je n’avais jamais fait de désobéissance civile non violente. Je me suis rendue à Berlin pour une série d’actions en octobre. Nous étions une soixantaine de scientifiques d’une quinzaine de pays différents dans mes souvenirs, dont 20-25 Français. Il y avait des Espagnols, des Portugais, des Allemands, des Néerlandais, des Finlandais, des Suédois, des Belges.
Parmi les actions, certains scientifiques se sont introduits dans le pavillon Porsche du musée Volkswagen et se sont collés au sol. Ils sont restés à peu près 40 heures sur place, et c’est notamment cette action qui a beaucoup fait parler de notre mouvement, car elle a mené à la détention provisoire de 16 membres de notre collectif, dont 14 scientifiques (Libération).
Quel type d’actions avez-vous mené personnellement ?
J’ai participé à une première action au Sommet mondial de la santé à Berlin [un forum international coorganisé par l’Organisation mondiale de la santé et plusieurs pays dont l’Allemagne, NDLR], que nous avons perturbé pour alerter sur les liens entre la crise climatique et la crise sanitaire. On a symboliquement activé les alarmes incendie et on s’est collés au bâtiment ou à l’extérieur. En parallèle, on a affiché des articles scientifiques sur le lien entre santé et climat un peu partout. Le lendemain, nous sommes allés devant le ministère des finances allemand, où nous avons aussi collé des articles sur le bâtiment. Certains ont pénétré dans le ministère, et ont même réussi à parler avec le ministre. On a demandé l’annulation de la dette financière des pays du Sud et la reconnaissance de notre dette climatique envers eux.

Le troisième jour, nous avons bloqué des rues devant le ministère des transports. Dans ce pays qui se veut assez pionnier sur l’écologie en Europe, il y a pleins de choses assez simples pour réduire les émissions de gaz à effet de serre qui pourraient être faites et qui ne le sont pas ; notamment instaurer une limitation de vitesse à 100km/h, car c’est encore illimité en Allemagne, et remettre le ticket transports en commun à 9€ par mois qui avait été instauré cet été et qui a très bien marché.
« On n’est pas de simples citoyens qui portent une blouse juste parce qu’ils en ont envie, on vient là avec notre casquette de scientifiques »
Enfin, dans le cadre d’une campagne qui s’appelle Make them pay et qui demande l’interdiction des jets privés et la taxation des ultra-riches, on a mené une action non déclarée le 10 novembre devant Dassault aviation à Paris, où on a symboliquement plié en forme d’avions en papier des articles scientifiques qui dénoncent la pollution du secteur, qu’on a jetés sur Dassault aviation.
Coller partout des articles scientifiques, est-ce la marque de fabrique du mouvement ?
On n’est pas de simples citoyens qui portent une blouse juste parce qu’ils en ont envie, on vient là avec notre casquette de scientifiques en disant : « de par nos métiers, nos formations, nos recherches, on a accès à une information qui n’est pas accessible à tous ». Certains travaillent directement sur des thématiques liées avec la crise climatique ou la crise de la biodiversité ; on veut alerter l’opinion publique sur le fait que les politiques ne prennent pas des mesures à la hauteur de l’urgence des enjeux. Apposer des articles scientifiques, c’est un des moyens de dire « voilà ce que dit la science ».
Pourquoi avoir rejoint Scientist rebellion ?
Je crois qu’il y a eu un déclic cet été, un faisceau de facteurs qui ont fait que j’ai eu envie de rentrer en désobéissance civile. Je me rends compte quotidiennement que beaucoup d’espèces d’araignées tropicales que j’étudie disparaissent avant même qu’on ait pu les décrire, en savoir plus sur elles. C’est extrêmement frustrant d’un point de vue scientifique. Ce qu’on documente est soit éteint, soit très – très – en danger. On se rend compte qu’on arrive trop tard.
D’autant que la manière de faire de la science n’est pas toujours vertueuse : on prend l’avion, on va dans des zones naturelles avec très peu d’impact humain et puis on vient impacter ces milieux. Mes recherches cette année m’ont menées à aller faire du terrain à Hawaï, et je me suis sentie en complet décalage avec mes valeurs d’avoir pris l’avion, d’être allée tuer des araignées dans des grottes sur des volcans dans des milieux très préservés.
Je suis revenue en France en pleine vague de chaleur, où il faisait plus chaud en Bretagne qu’à Hawaï. En voyant les incendies en Gironde, puis en Bretagne, je me suis sentie tellement impuissante, tellement triste. Parce que ça a touché des lieux où je vis, que j’aime, qui font partie de mon histoire et qui commencent à disparaître, et je me suis sentie vraiment désespérée.
J’ai la chance d’avoir accès, par ma formation et mon métier, à l’information scientifique. Quand on m’a parlé de ce mouvement, j’ai eu envie de pouvoir utiliser la place des scientifiques dans la société et de leur sérieux pour alerter.
Pensez-vous que ça « ne suffit plus » de faire de la recherche ?
Oui. Cet été, j’étais dans un tel désarroi que je me suis dit que si on arrivait à une situation où il faut réfléchir à quels secteurs on doit réallouer et prioriser l’énergie, je n’ai pas l’impression que mes recherches soient prioritaires. Ce sentiment est né pendant la crise du Covid, car notre laboratoire a été fermé pendant plusieurs mois, et nos machines ont été données aux hôpitaux pour faire les tests PCR. Séquencer l’ADN de nos araignées, ce n’était plus possible à ce moment-là, et je me suis vue inutile. C’était un peu alarmant de se rendre compte qu’en fait, on n’est pas les métiers prioritaires, indispensables à la survie de l’humanité dans une situation de crise.
« On ne fait pas ça par gaieté de cœur, on ne fait pas ça parce qu’on est des casseurs, loin de là. On est plutôt un collectif de premiers de la classe, tellement désespérés, […], qu’on en vient à prendre des risques juridiques pour alerter. »
Donc je me suis demandée : où est-ce que moi je peux agir ? J’ai l’impression que le mouvement Scientifiques en rébellion me permet de trouver une place. Albert Einstein disait que « ceux qui ont le privilège de savoir ont le devoir d’agir ». Mon éthique et ma responsabilité personnelle me font penser que si moi je n’agis pas, qui le fera ? Qui le fera ?

Je n’irai pas demander à des personnes qui sont au Pakistan de faire ça par exemple ; ils sont dans une telle urgence qu’ils se préoccupent de leur survie en priorité. J’ai un confort suffisant pour en sortir un minimum et aller prendre quelques risques juridiques. Ce qui ressortait des actions à Munich, c’est que l’on a moins peur d’aller en prison que de la crise climatique, honnêtement. Ça fait plutôt consensus parmi les scientifiques en désobéissance civile. On ne fait pas ça par gaieté de cœur, on ne fait pas ça parce qu’on est des casseurs, loin de là. On est plutôt un collectif de premiers de la classe, tellement désespérés, tellement énervés par l’inaction actuelle, qu’on en vient à prendre des risques juridiques pour alerter.
Certains confrères ou consœurs jugent que vos actions décrédibilisent la posture de scientifiques. Qu’en pensez-vous ?
Moi, ça me fait presque plus peur que certains scientifiques disent que Danone fait plus pour la cause environnementale que les scientifiques qui font de la désobéissance civile. Ça me pose vraiment question sur la neutralité de ces personnes vis-à-vis des lobbies et des gouvernements.
On a conscience qu’on ne fait pas consensus, mais la désobéissance civile apporte une visibilité largement supérieure à nos combats. Les scientifiques produisent des articles ou des rapports censés venir éclairer les gouvernements, certains participent à des groupes d’experts dont le Giec ou aux évaluations des COP [conférences mondiales sur le climat ou la biodiversité, NDLR] pour établir si les objectifs climatiques ont été atteints ou pas. Ils utilisent déjà les outils à leur disposition pour essayer d’alerter, et ça ne marche pas. On est dans une telle urgence que la désobéissance est notre dernier recours.
« Je suis née en 1992, l’année du sommet de Rio, et ça m’a toujours interpellée de me dire que ça fait depuis toute ma vie qu’on parle de ces thématiques-là, et on fonce quand même droit dans le mur. »
La désobéissance civile a toujours permis d’atteindre des avancées dans les mouvements sociaux. Sans les suffragettes [militantes britanniques qui luttaient pour le droit de vote des femmes au début du XXème siècle, NDLR], les femmes n’auraient sûrement pas le droit de vote. Si jamais les scientifiques perdent leur crédibilité là-dessus, je ne pense pas qu’il faudrait blâmer la désobéissance, mais plutôt une forme d’obscurantisme qui reviendrait, parce que la science est à mon sens plus forte que ça. On peut être rigoureux et scientifique et désobéissant, sans perdre crédibilité.
À titre personnel, j’ai peur que ça puisse me porter préjudice pour de futurs postes. Pour autant, j’ai l’impression que le risque que je prends à mon échelle n’est absolument pas comparable à l’ampleur de la crise. Je pense aussi que le mouvement est massif et continue à se massifier, et qu’on va réévaluer la place des scientifiques dans la société et dans la sphère politique.
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Selon vous, est-ce qu’on assiste à un renouveau des pratiques d’activisme ces derniers mois, qui sont peut-être plus radicales qu’avant ?
On a fait des manifestations, des marches, des tribunes, on alerte, mais ça ne marche pas. J’ai 30 ans, je suis née en 1992, l’année du sommet de Rio [la première conférence universelle sur le climat, qui a ouvert la voie à l’organisation de sommets annuels, les COP, pour conférences des parties, NDLR], et ça m’a toujours interpellée de me dire que ça fait depuis toute ma vie qu’on parle de ces thématiques-là, et qu’on fonce quand même droit dans le mur.
J’ai l’impression que c’est aussi corrélé avec l’urgence climatique qui devient de plus en plus pressante, et que ça prend beaucoup d’ampleur dans les générations plus jeunes. Beaucoup disent « vous nous condamnez à ne pas avoir d’avenir », et se sentent complètement démunis vis-à-vis de ça. C’est lié à un ras-le-bol, mais aussi à une sensibilisation. En 2022, dans les pays du Nord, on ne peut plus vivre sans avoir entendu parler de la crise climatique. Donc soit on est dans le déni, soit on est dans le désespoir. Et dans ce désespoir, certains se décident à désobéir pour essayer d’inverser les rapports de force.
Quels sont les projets du mouvement Scientist rebellion ?
On a 160 membres actifs à l’heure actuelle, et 1 000 personnes abonnées aux listes de diffusion. La médiatisation des actions en Allemagne fait que de nouveaux scientifiques nous contactent pour nous rejoindre tous les jours. Les personnes qui ont lancé le mouvement Scientifiques en rébellion en 2020 sont vraiment surprises de l’engouement actuel. On essaye de densifier la mobilisation, d’ouvrir des espaces de discussion dans les labos et les universités pour venir questionner ce rôle des scientifiques et cette prise de position vis-à-vis de la désobéissance civile. On espère participer à la culture de la lutte dans ces milieux qui sont assez peu politisés. On a la volonté de se mobiliser beaucoup plus sur le territoire, de s’organiser par villes pour pouvoir agir à l’échelle locale et nationale.