Juliette Quef : Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre sur «Les dangers de notre alimentation» ?
Karine Jacquemart : J’ai voulu écrire ce livre en tant que citoyenne, pour rendre l’information accessible, car l’information, c’est le pouvoir. C’est aussi un moyen de redonner de l’espoir. En tant que dirigeante de la société civile, j’estime avoir une responsabilité : celle de participer à la résistance face à la montée de l’extrême droite et au recul des droits.

Les deux premières parties du livre montrent comment notre système alimentaire est verrouillé par une minorité qui saccage le vivant et l’outil de production agricole. J’explique ce qui fait que nous en sommes arrivés là et je mets les points sur les i quant aux véritables responsables. On entend trop souvent un discours qui oppose agriculteurs et consommateurs, qui fait croire qu’il faut choisir entre protection de l’environnement et production agricole. C’est faux. Comme le souligne la journaliste Salomé Saqué dans son essai Résister, il s’agit d’une guerre culturelle où l’on doit démonter ces mensonges, notamment sur la souveraineté alimentaire. Car si on laisse dire n’importe quoi, on glisse dangereusement.
Avec Foodwatch, notre travail, c’est justement de remettre les responsabilités là où elles sont. Aujourd’hui, une poignée d’acteurs verrouille la chaîne de production : cinq grands distributeurs contrôlent 80% du marché. Ce sont eux qui déterminent la qualité alimentaire, et non une prétendue «demande» des consommateurs pour des produits bon marché. La responsabilité incombe aux industriels et aux autorités publiques, enfermées dans une idéologie néolibérale qui ne met pas la santé au premier plan.
Pourquoi les enjeux autour de l’alimentation sont-ils, pour vous, une porte d’entrée vers la justice sociale et environnementale ?
Si j’ai choisi de me battre sur la question alimentaire, ce n’est pas un hasard. C’est un levier extrêmement puissant, au croisement des enjeux sociétaux, du pouvoir d’achat et du modèle économique. C’est dans l’alimentation que se cristallisent les inégalités, mais c’est aussi là qu’on peut enclencher un vrai changement. La question est simple : que voulons-nous produire ? Comment voulons-nous manger ? Et comment faire respecter ces choix dans un système qui traite l’alimentation comme une simple marchandise, ultra-financiarisée ?
Les plus gros distributeurs se sont retrouvés au salon de l’agriculture lors d’une discussion organisée par Karine Le Marchand, présentatrice sur M6. Comment analysez-vous cela ?
Les dirigeants de la grande distribution passent leur temps à se mettre en scène, à occuper les plateaux télé pour marteler qu’ils ne profiteraient pas de l’inflation. En réalité, ils se renvoient la balle avec l’industrie agroalimentaire pour éviter d’assumer leurs responsabilités. Ce que nous avons démontré avec les enquêtes de Foodwatch, c’est que l’on ne parle jamais de leur rôle central, alors qu’ils font la pluie et le beau temps sur les prix et la qualité des produits.
À lire aussi
Ces grands distributeurs orchestrent une mascarade en se présentant comme des alliés des consommateurs et des agriculteurs. Leurs pratiques disent pourtant tout l’inverse. En novembre 2023, des études ont montré un problème flagrant de marges déséquilibrées entre les rayons de produits sains et d’autres rayons comme la boulangerie. Nous demandons de la transparence sur leurs marges.
«On maintient en place un système à bout de souffle, fondé sur des mensonges, qui détruit à la fois les liens sociaux, la santé et l’environnement.»
Ce qu’il faut, c’est repartir du principe fondamental que l’accès à une alimentation saine et durable est un droit. Et, souvent, les solutions sont évidentes : trop d’additifs dans nos aliments ? Supprimons-les. Il faut bien sûr accompagner les agriculteurs, mais beaucoup de problèmes sont créés artificiellement pour maximiser les profits d’une poignée d’acteurs. C’est sidérant de voir comment nous en sommes arrivés là. On connaît les stratégies des lobbies, on voit ce qui se passe dans les ministères. Les vrais problèmes, ce sont l’opacité et l’impunité. Il est temps d’obliger les acteurs économiques et les décideurs politiques à rendre des comptes.
Peut-on réellement être en bonne santé avec un tel système agroalimentaire ?
Non, notre système agroalimentaire ne garantit pas à chacun le droit à une alimentation saine, choisie et de qualité. C’est précisément pour cela que nous avons mené des enquêtes, notamment sur le sucre. Ce que l’on constate, c’est que les produits les moins chers sont aussi les plus sucrés.
Les additifs et l’excès de sucre posent un véritable problème de santé publique. Si vous n’avez pas les moyens, vous êtes davantage exposé à des risques comme le cancer colorectal. Pourtant, l’État ne prend pas les mesures nécessaires pour défendre l’intérêt général, même lorsqu’il s’agit de la santé des enfants. On maintient en place un système à bout de souffle, fondé sur des mensonges, qui détruit à la fois les liens sociaux, la santé et l’environnement.
«Ce modèle destructeur est soutenu par des subventions publiques, et ses coûts cachés sont eux aussi assumés par la collectivité.»
On entend beaucoup parler de souveraineté alimentaire, mais ce terme est souvent détourné pour justifier une course à la production. Pourtant, la définition des Nations unies est claire : il s’agit du droit des populations à se nourrir de manière digne et autonome. Ce n’est pas la même chose que «produire toujours plus», notamment avec des pesticides de synthèse, tout en continuant à importer massivement.
L’argent public joue un rôle central dans ce système : il ne devrait pas simplement suivre les décisions des multinationales, il les finance déjà en grande partie. Ce modèle destructeur est soutenu par des subventions publiques, et ses coûts cachés – en termes de santé, d’environnement, de précarité – sont eux aussi assumés par la collectivité.
Est-ce une fatalité ?
Non, et c’est justement pour ça que j’ai voulu rendre visibles des alternatives. Il faut dénoncer les pratiques abusives, tordre le bras aux responsables pour qu’ils assument leurs responsabilités et réduisent les inégalités. Il existe énormément d’initiatives et d’idées, mais elles manquent cruellement de financements, comme la sécurité sociale de l’alimentation [qui vise à instaurer plus de justice alimentaire tout en changeant le modèle agricole, afin de faire face au changement climatique, NDLR]. Il est urgent de réorienter les ressources vers ces alternatives et de replacer les droits fondamentaux au centre du débat.
À lire aussi
L’alimentation est un miroir des autres inégalités. Parmi les premières victimes, on retrouve les femmes, les migrants, les minorités déjà discriminées. Tous les droits sont liés, et c’est pourquoi, dans la résistance, on a un besoin vital de s’unir. Ceux qui profitent du système jouent toujours la carte du «diviser pour mieux régner».
Regardez la colère des agriculteurs : le gouvernement a réagi en prétendant qu’il y avait «trop de normes environnementales». C’est faux. Ce que veulent les agriculteurs, c’est pouvoir vivre dignement de leur travail. Mais ils en sont empêchés par un manque total de transparence sur les marges.
Qui tenez-vous pour responsable de ce manque de transparence ?
Une élite économique qui verrouille le système. Leur stratégie repose sur la désinformation : créer des écrans de fumée pour détourner l’attention. On l’a vu avec le glyphosate – le film Goliath avec Pierre Niney l’illustre très bien. C’est systématique : dès que des scientifiques indépendants alertent sur les dangers d’un pesticide ou d’un additif, une machine bien huilée se met en route pour semer le doute. L’objectif ? Retarder au maximum les décisions politiques qui devraient s’imposer d’elles-mêmes.
L’industrie agroalimentaire finance même des contre-études pour entretenir cette confusion. Pourtant, en Europe, nous avons le principe de précaution : un législateur peut, et même doit, agir dès qu’un risque crédible pour la santé est identifié. Prenons l’exemple des nitrites : on n’a pas besoin d’une preuve absolue à 100% pour interdire une substance suspectée d’être dangereuse. Ce devrait être à l’industriel de prouver qu’elle est sans risque, pas l’inverse. D’autant qu’on sait qu’il est possible de s’en passer.
«Au lieu de débattre de la date d’interdiction d’une substance, on se retrouve à débattre de sa dangerosité, alors que les preuves scientifiques existent déjà.»
Mais on fait face à un blocage idéologique. Une vision néolibérale où l’on considère qu’il faut protéger ces grands acteurs économiques «quoi qu’il en coûte». Résultat : des dossiers cruciaux pour la santé publique et la science sont systématiquement parasités par des intérêts privés.
Des livres comme Lobbytomie de la journaliste du Monde Stéphane Horel ou des documentaires comme La fabrique du doute sur Arte illustrent bien ces mécanismes, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que cette stratégie fonctionne réellement. Au lieu de débattre de la date d’interdiction d’une substance, on se retrouve à débattre de sa dangerosité, alors que les preuves scientifiques existent déjà. Pour un législateur pris au milieu de ce brouillard, l’effet est redoutable : la prise de décision est ralentie, parfois bloquée.
Derrière tout ça, il y a un mélange explosif d’idéologie, de conflits d’intérêts et de complexité volontairement entretenue.
L’un des exemples phare de lobbying, c’est la saga du Nutri-Score. Quel est le souci ?
Le Nutri-Score est un excellent exemple. En théorie, ça devrait être très simple : donner aux consommateurs une information claire et accessible sur la qualité nutritionnelle des produits qu’ils achètent. C’est exactement pour ça qu’on a lancé la campagne «Arnaque sur l’étiquette». Face aux taux d’obésité alarmants et au règne de la désinformation, il est essentiel que chacun puisse faire un choix éclairé.
Le Nutri-Score a été développé par des scientifiques indépendants. Il permet de comparer les aliments au sein d’un même rayon grâce à un logo clair sur les emballages. Mais cette transparence dérange certains industriels, qui préfèrent maintenir l’opacité sur leurs produits.
La France avait pris une bonne initiative en l’adoptant et en soutenant son obligation au niveau européen. Pourtant, sous la pression de certains grands groupes, comme Unilever ou Danone, et face à l’opposition de pays comme l’Italie, le gouvernement français a fini par céder. En fin de semaine dernière, la ministre de l’agriculture a bloqué le décret qui devait mettre à jour le Nutri-Score, reprenant les arguments des lobbies [ce décret a finalement été signé quelques jours après cet entretien, NDLR]. Si la France recule, c’est un très mauvais signal pour l’Europe. Il est urgent d’imposer cette transparence au bénéfice des citoyens.
Vous vous êtes mobilisée lors du scandale «Nestlé Waters» en portant plainte contre la multinationale. Qu’est-ce que cet épisode nous enseigne ?
C’est le cercle vicieux d’un système agroalimentaire défaillant : on a des eaux minérales contaminées par des résidus de pesticides et de PFAS. Nestlé le sait depuis 10 à 15 ans et n’a rien fait. Pire, au lieu d’alerter, ils ont installé des filtres illégaux en toute discrétion. L’État était au courant depuis 2021 et a laissé faire.
Foodwatch a porté plainte en février 2024 au parquet de Paris. L’affaire a été transférée à Épinal (Vosges), où des plaintes existaient déjà pour des forages illégaux. Avant l’été, notre avocat a été contacté : Nestlé cherchait une transaction financière, mais nous avons refusé. Ce n’est pas une question d’argent, ils ont commis des infractions pénales et l’État s’est rendu complice. On a redéposé plainte en septembre, et après avoir maintenu la pression médiatique, une information judiciaire a enfin été ouverte il y a trois semaines.
C’est une bonne nouvelle, mais il faut aller jusqu’au bout. Nestlé est un récidiviste. Ils profitent de la précarité des gens pour vendre de l’eau en bouteille tout en trichant. On veut casser cette impunité.
Comment résister aujourd’hui ?
Le savoir, c’est le pouvoir. L’objectif de ce livre est d’équiper les gens avec des informations et des arguments pour ne pas accepter ce discours dominant sur la souveraineté alimentaire. Il faut reprendre le pouvoir sur l’information et se reconnecter les uns aux autres. Chaque geste compte : que ce soit en étant donateur, bénévole, ou simplement en s’engageant, c’est ainsi qu’on reprend le contrôle de nos vies.
J’ai repris des exemples d’alternatives alimentaires et des témoignages qui m’ont marquée, comme celui de Gloria Steinem, qui a changé des vies en sensibilisant les gens aux droits des minorités. Ça montre l’impact des petits gestes. On ne sait pas toujours ce que ça génère, mais c’est important d’informer, de redonner du pouvoir, et de recréer des liens.
Tout est lié. Nous sommes toutes et tous victimes d’un système qui ne nous laisse pas le choix. Mais il est temps d’agir, ensemble, pour réconcilier nos vies, notre rapport à l’environnement et la production alimentaire, dans une équation juste.
À lire aussi
-
Pas d’interdiction de pesticides sans solutions ? Agriculteurs et scientifiques se sont alliés et présentent leurs alternatives
Au phyto dit, aussitôt fait. Des spécialistes du sujet ont travaillé pendant six ans avec des agriculteur·ices pour tester des solutions alternatives aux pesticides, dangereux pour l’environnement et la santé. Les résultats viennent d’être rendus publics et proposent des méthodes efficaces. -
Serge Zaka, agroclimatologue : «Le problème le plus urgent pour l’agriculture, c’est le manque de froid»
À fleur de chapeau. L’agroclimatologue et figure des réseaux sociaux Serge Zaka pointe les dangers du changement climatique sur les cultures, dans son ouvrage Orages sur le climat, paru le 5 mars. Il explique pourquoi tout le monde devrait parler d’agroclimatologie afin de mieux anticiper ces risques.