Sur les longues routes de la campagne bordelaise, entre pins et vignobles, la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) prend racine dans certains commerces solidaires. Dans l’épicerie participative La Coopé, au cœur de la petite ville de Langon au sud de la Gironde, de discrètes étiquettes vertes marquées d’un panier garni ont récemment fait leur apparition sur certains étals.
Il s’agit de produits bios et locaux, que les participant·es à l’expérimentation lancée au mois d’avril par le collectif Acclimat’action avec le département de Gironde et la ville de Bordeaux, peuvent mettre dans leurs paniers. «Nous prenons le temps d’accueillir et d’expliquer à tout le monde le fonctionnement de l’épicerie, mais aussi la variété des légumes et les façons de les cuisiner simplement», explique à Vert Pascal Lejeune, le dynamique co-fondateur de l’association Les amis de la Coopé.
Pendant un an, 400 volontaires girondin·es tiré·es au sort dans deux territoires urbains (Bordeaux et Bègles) et deux zones rurales (le Sud-Gironde et le Pays Foyen), disposent d’un compte numérique. Celui-ci se recharge chaque mois de l’équivalent de 150 euros en «MonA» (pour «monnaies alimentaires») pour une personne seule, auxquels s’ajoutent 75 MonA pour chaque membre supplémentaire du foyer.
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Chacun cotise selon ses revenus — à partir de dix euros par mois — pour percevoir l’allocation à dépenser dans des commerces conventionnés. Les collectivités subventionnent quant à elles la moitié du dispositif. Dans la campagne du Sud-Gironde, où la précarité alimentaire se conjugue avec l’isolement géographique, la SSA génère beaucoup d’espoir chez la centaine de personnes concernées.
Carte vitale dématérialisée
Dans les rayons de La Coopé, on croise des retraité·es investi·es, des adhérent·es aux Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), mais aussi des familles monoparentales et des précaires abonné·es aux banques alimentaires, d’ordinaire éloigné·es de ces modes de consommation éthique.
Ici, pas de carte vitale verte et jaune à proprement parler. Pour acheter des oignons, des pâtes, mais aussi de belles pièces de viande subventionnées, les participant·es doivent renseigner un code à la caisse au moment de régler. Ce vendredi matin, Nadège, énergique retraitée de 70 ans, a déjà pris ses marques au moment de faire ses courses dans l’épicerie participative. «Le choix des produits est vraiment intéressant. Il y a des légumes, des conserves, du fromage, je m’y retrouve totalement», indique-t-elle devant les tas de céréales en vrac.
Les raisins, pruneaux et flocons d’avoine proviennent de 32 petits producteurs bio issus d’un rayon de 50 kilomètres, payés au juste prix afin de sécuriser leurs revenus. «Nous nous engageons à être transparents sur les prix, le but n’est pas de se faire une marge sur le dos des petits producteurs ou de tromper le consommateur», glisse Pascal Lejeune, pendant qu’il accueille des habitués de l’épicerie ouverte depuis deux ans.
Changer son alimentation
Pour les participant·es aux revenus les plus faibles, qui rognent généralement sur la qualité des repas en se fournissant dans les enseignes de hard discount pour ne pas finir dans le rouge, la SSA est une aubaine. «Je suis obligé de faire attention à mon budget alimentaire : les transports et l’énergie plombent tout. Je serai plus regardant sur les produits et je vais pouvoir consommer autrement», savoure Michel*. Habitant de la petite commune de Préchac, à une vingtaine de kilomètres de La Coopé, il n’a que le revenu de solidarité active (RSA) pour vivre.
Le type de produits éligibles à l’achat et les commerces conventionnés sont sélectionnés collectivement au sein d’une caisse locale qui rassemble les bénéficiaires. «Les produits ultra-transformés et l’alcool ont été exclus», souligne Camille Vouillon, co-animatrice de la caisse du Sud-Gironde. «Contrairement aux colis des distributions alimentaires, les personnes venant ici retrouvent une liberté de choix», appuie-t-elle. Des chercheurs de l’Université de Bordeaux vont même mesurer les effets de la SSA sur l’évolution de la consommation alimentaire des participants. Ils analyseront le détail des listes de courses renseignées par les bénéficiaires 15 jours avant et 15 jours après l’expérimentation.
Cercle vertueux
Les caisses locales comptent 70% de personnes aux revenus représentatifs du territoire et 30% de personnes en situation de forte précarité. En Gironde, près de 200 000 personnes vivent dans la précarité alimentaire, entre restrictions et consommation de produits de mauvaise qualité. Avec ce dispositif, émerge une conscience politique du droit à l’alimentation pour tous. «Tout le monde se sent concerné, il y a une vraie démarche de solidarité, observe Camille Vouillon*. Les plus précaires ont même tendance à donner plus que le minimum de dix euros et les plus à l’aise jouent le jeu»*.
C’est le cas d’Éline, responsable commerciale pour une marque de saumon, qui jusqu’ici n’était pas regardante sur l’origine des produits. «On se fait plaisir à la maison, on dépense facilement plus de 600 euros par mois dans les grandes surfaces… », concède avec un sourire coupable la bientôt quarantenaire, habitante de Budos, petit village de 750 âmes épargné de peu par les incendies géants de l’été 2022. Adepte des supermarchés par facilité, elle a été séduite par la dimension solidaire de la sécu alimentaire et cotise plus de 200 euros par mois.
Vers la généralisation
Pour que la SSA soit généralisée et qu’elle entre dans les habitudes, le nombre de commerces conventionnés doit se démultiplier dans les villages alentours. À l’heure actuelle, on n’en compte que quatre dans le Sud-Gironde. Mais la liste des points de vente labellisés doit s’allonger de semaine en semaine. Pour être conventionnées, les épiceries doivent ainsi remplir cinq critères, de la transparence des prix à l’origine des produits. Le repérage et l’accompagnement de ces commerces éthiques, à la santé économique parfois fébrile, seront cruciaux.
Pour monter en puissance, la sécu alimentaire doit également muscler son modèle économique. Dans cette expérimentation, les cotisations représentent près de la moitié des ressources avec 214 000 euros. Les collectivités, au premier rang desquelles le département (150 000 euros), complètent le montage. Or, pour en faire bénéficier des milliers de personnes, «il faut que l’État se saisisse nationalement de ce sujet et le fasse rentrer dans la loi, cela ne pourra pas reposer exclusivement sur les collectivités», suggère Jean-Luc Gleyze, le président (PS) du département, qui verrait d’un bon œil un coup de pouce financier.
Portée depuis 2019 par un collectif informel, la Sécurité sociale de l’alimentation a le vent en poupe en France. Elle est déjà expérimentée dans l’agglomération de Montpellier et dans la Drôme, mais elle reste encore très localisée. À Bordeaux, une autre expérimentation indépendante auprès de 150 étudiant·es a été lancée à l’automne dernier par Centre ressource d’écologie pédagogique de Nouvelle-Aquitaine (Crépaq) et la Gemme (monnaie locale). Avec l’espoir que ces initiatives locales essaiment jusqu’à intégrer l’alimentation saine dans le régime général de la vraie Sécurité sociale.
*Le prénom a été modifié
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