Reportage

Et si on faisait revenir les chevaux de trait dans nos champs ?

Poulain pour l'autre. Le travail de la terre par la traction animale reprend de l’ampleur dans les fermes françaises. Elles sont aujourd’hui plus de 500 à utiliser ce moyen plus écologique et plus économique. Décryptage d’un moderne retour en arrière.
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Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, la mécan­i­sa­tion de l’agriculture et les poli­tiques pro­duc­tivistes ont évincé les équidés des fer­mes français­es, où ils étaient omniprésents. «Après les années 50, le chep­tel est passé de trois mil­lions à un mil­lion de chevaux», racon­te à Vert, Van­i­na Deneux-Le Barh, soci­o­logue à l’Institut français du cheval et de l’équitation, spé­cial­iste dans les rela­tions de tra­vail humain-équidé. Rem­placées par des machines, les neuf races dédiées à la trac­tion, comme le Percheron ou l’Ardennais, ont ain­si fail­li dis­paraitre. «C’est la fil­ière de la boucherie qui a sauvé ces races, explique la soci­o­logue. Comme ce sont des chevaux lourds qui pro­duisent de la viande, les éleveurs se sont réori­en­tés pour les faire sub­sis­ter».

Jeanne Ger­main et Flo­rent Bou­vet tra­vail­lent avec Ben depuis 2019. © Alexan­dre Carré/Vert

Out­re un investisse­ment ini­tial et des coûts de main­te­nance élevés pour les agricul­teurs, la dépen­dance aux tracteurs est asso­ciée à une agri­cul­ture basée sur le ren­de­ment, qui mon­tre ses lim­ites aujourd’hui. C’est dans un souci de recon­nex­ion à la nature, de préser­va­tion du vivant et d’indépendance que le retour du cheval de trait s’est opéré il y a une quin­zaine d’années en France.

Mau­rice Miara est doc­tor­ant en soci­olo­gie rurale ; il a ren­con­tré plus de 70 exploitant·es qui utilisent la trac­tion ani­male au quo­ti­di­en. Pour lui, «ce regain d’intérêt est asso­cié à la vague néoru­rale d’il y a dix ans. 85% d’entre eux n’étaient pas issus du monde agri­cole avant de s’installer. Il y a aujour­d’hui env­i­ron 500 fer­mes qui utilisent la trac­tion ani­male en France».

Pour le soci­o­logue, les moti­va­tions de ces agriculteur·ices sont divers­es et sont axées sur une écol­o­gi­sa­tion, par­fois mil­i­tante, de la ferme. «Cer­tains utilisent la trac­tion ani­male pour des raisons poli­tiques, d’autres par pas­sion de l’animal en lui-même, et une minorité unique­ment pour ses avan­tages tech­ni­co-économiques, comme un tra­vail plus pré­cis du sol et de meilleure qual­ité qu’avec un tracteur», explique Mau­rice Miara. Les grands domaines viti­coles l’emploient aus­si comme un argu­ment de vente pour verdir leur image.

Un métier passion

Au cœur des coteaux du Maine-et-Loire, Jeanne Ger­main et Flo­rent Bou­vet ont mis le pied à l’étrier avec Ben et Comtesse, deux Arden­nais de 900 kilo­grammes. C’est avec ces deux gros bébés qu’elle et il cul­tivent six hectares de vignes près de Saumur. Fille de vitic­ul­teur, Jeanne s’est lancée en 2019 avant d’être rejointe par Flo­rent deux ans plus tard. Anci­enne vendeuse de vin, elle s’est recon­ver­tie dans un méti­er qui liait ses deux pas­sions : le cheval et la terre. «J’ai passé une for­ma­tion d’un an pour avoir un cer­ti­fi­cat de spé­cial­i­sa­tion d’utilisateur de chevaux attelés qui a été financée par le Con­seil région­al, retrace Jeanne Ger­main pen­dant que son Arden­nais fait une pause. J’ai tout de suite eu du boulot dans les vignes de mon père. Aujourd’hui, on refuse des chantiers, car on a trop de deman­des».

Un cheval de trait tra­vaille de ses 6 ans à ses 18 ans en moyenne. © Alexan­dre Carré/Vert

Les viticulteur·ices de la région font appel aux ser­vices des chevaux du duo pour leurs par­celles trop escarpées ou mal plan­tées, où il est dan­gereux de s’aventurer en tracteur. Bien plus pré­cis qu’un tracteur, l’équidé n’est «pas beau­coup plus lent, estime Flo­rent Bou­vet entre deux manœu­vres avec la jument Comtesse. C’est tout ce qu’il y a côté pour accom­pa­g­n­er le cheval qui prend du temps». Tous les matins, le cou­ple doit récupér­er les deux ongulés au pré, les charg­er dans un van, les trans­porter sur les par­celles et les équiper avant de pou­voir enfin com­mencer à tra­vailler. Les deux Arden­nais suiv­ent un rythme d’environ qua­tre heures de tra­vail par jour, d’octobre à juin.

Du bonheur au quotidien

Guidant son cheval à la voix entre les rangs de vignes ensoleil­lées, la vitic­ul­trice a con­science du con­fort que lui apporte cette méth­ode. «Je suis de nature speed et le quo­ti­di­en avec les chevaux me détend et m’a appris à être patiente, con­fie-t-elle. Pour des jeunes vitic­ul­teurs qui s’installent avec moins de six hectares, je trou­ve ça plus rentable d’utiliser des chevaux de trait qu’un tracteur».

Le soci­o­logue Mau­rice Miara a sondé dix fer­mes qui pra­tiquent la trac­tion ani­male au sujet de leur plaisir au tra­vail ; six d’entre elles ont don­né la note max­i­male de qua­tre, les autres, trois sur qua­tre. «Les ani­maux ne sont pas perçus comme un out­il, mais comme un com­pagnon, voire un mem­bre de la famille», relate-t-il.

La rentabil­ité économique des fer­mes fut au coeur des protes­ta­tions du monde agri­cole en ce début d’année. Or, Mau­rice Miara a con­staté que les ressources générées par la trac­tion ani­male com­pen­saient la perte d’efficacité — par rap­port aux tracteurs — avec un taux d’endettement plus faible et une autonomie plus grande. «Sans pren­dre en compte les investisse­ments dans la ferme, la plu­part des exploita­tions sondées pou­vaient dégager un Smic net annuel par per­son­ne, décrit le soci­o­logue. Cela s’explique par une impor­tante vente directe avec des prix plus élevés, mais aus­si par l’efficacité du proces­sus pro­duc­tif et à l’usage de peu d’intrants» (engrais et pes­ti­cides).

Les chevaux de trait sont dressés pour obéir à la voix. © Alexan­dre Carré/Vert

Une taille limitée

Le retour des chevaux dans les champs n’est cepen­dant pas adap­té à toutes les fer­mes. Tout d’abord, il peut être dif­fi­cile pour les exploita­tions agri­coles dis­posant de vastes éten­dues de ter­res de pass­er entière­ment à des méth­odes basées sur les chevaux en rai­son de la moin­dre super­fi­cie qu’ils peu­vent cou­vrir. «La trac­tion ani­male dimen­sionne les exploita­tions, affirme Mau­rice Miara. Ce ne sont qua­si­ment que des microstruc­tures».

De plus, le démar­rage d’une exploita­tion agri­cole util­isant des chevaux de trait peut néces­siter un cap­i­tal ini­tial impor­tant pour l’achat des ani­maux, leur for­ma­tion, leur entre­tien et l’ac­qui­si­tion d’équipements adap­tés. «À l’époque, j’ai acheté mes deux chevaux 2 500 euros cha­cun, se rap­pelle Jeanne Ger­main. Aujourd’hui, un cheval dressé vaut entre 6 000 et 10 000 euros. Ça a triplé en dix ans».

Du côté des ban­ques, le méti­er est encore très peu con­sid­éré et les exploitant·es ont du mal à obtenir des prêts. «Il y a un manque de crédi­bil­ité par rap­port au sys­tème con­ven­tion­nel, explique Mau­rice Miara. Pour elles, la trac­tion ani­male, c’est un retour en arrière, alors que c’est une propo­si­tion mod­erne».

Des animaux fragiles

Comme pour un tracteur, un ani­mal peut tomber malade et con­train­dre le ou la pro­prié­taire à ne plus pou­voir tra­vailler jusqu’à son rétab­lisse­ment. «Il y a quelques années, Ben est tombé malade et le porte-mon­naie en a pris un coup, se sou­vient Jeanne Ger­main. Ce sont des ani­maux très frag­iles qui sont sujets à des mal­adies comme l’arthrose ou la mal­adie de Lyme, c’est pour ça qu’il faut en pren­dre soin».

Un cheval de trait comme Ben va à une vitesse de 5km/h en moyenne. © Alexan­dre Carré/Vert

Mal­gré ces lim­ites, le retour du cheval de trait dans l’a­gri­cul­ture sem­ble présen­ter une alter­na­tive aux machines promet­teuse pour répon­dre aux défis envi­ron­nemen­taux et économiques aux­quels est con­fron­tée l’a­gri­cul­ture mod­erne. Tout en répon­dant aux nou­velles aspi­ra­tions des consommateur·rices en matière d’écologie et de bien-être ani­mal.