Après la Seconde Guerre mondiale, la mécanisation de l’agriculture et les politiques productivistes ont évincé les équidés des fermes françaises, où ils étaient omniprésents. «Après les années 50, le cheptel est passé de trois millions à un million de chevaux», raconte à Vert, Vanina Deneux-Le Barh, sociologue à l’Institut français du cheval et de l’équitation, spécialiste dans les relations de travail humain-équidé. Remplacées par des machines, les neuf races dédiées à la traction, comme le Percheron ou l’Ardennais, ont ainsi failli disparaitre. «C’est la filière de la boucherie qui a sauvé ces races, explique la sociologue. Comme ce sont des chevaux lourds qui produisent de la viande, les éleveurs se sont réorientés pour les faire subsister».
Outre un investissement initial et des coûts de maintenance élevés pour les agriculteurs, la dépendance aux tracteurs est associée à une agriculture basée sur le rendement, qui montre ses limites aujourd’hui. C’est dans un souci de reconnexion à la nature, de préservation du vivant et d’indépendance que le retour du cheval de trait s’est opéré il y a une quinzaine d’années en France.
Maurice Miara est doctorant en sociologie rurale ; il a rencontré plus de 70 exploitant·es qui utilisent la traction animale au quotidien. Pour lui, «ce regain d’intérêt est associé à la vague néorurale d’il y a dix ans. 85% d’entre eux n’étaient pas issus du monde agricole avant de s’installer. Il y a aujourd’hui environ 500 fermes qui utilisent la traction animale en France».
Pour le sociologue, les motivations de ces agriculteur·ices sont diverses et sont axées sur une écologisation, parfois militante, de la ferme. «Certains utilisent la traction animale pour des raisons politiques, d’autres par passion de l’animal en lui-même, et une minorité uniquement pour ses avantages technico-économiques, comme un travail plus précis du sol et de meilleure qualité qu’avec un tracteur», explique Maurice Miara. Les grands domaines viticoles l’emploient aussi comme un argument de vente pour verdir leur image.
Un métier passion
Au cœur des coteaux du Maine-et-Loire, Jeanne Germain et Florent Bouvet ont mis le pied à l’étrier avec Ben et Comtesse, deux Ardennais de 900 kilogrammes. C’est avec ces deux gros bébés qu’elle et il cultivent six hectares de vignes près de Saumur. Fille de viticulteur, Jeanne s’est lancée en 2019 avant d’être rejointe par Florent deux ans plus tard. Ancienne vendeuse de vin, elle s’est reconvertie dans un métier qui liait ses deux passions : le cheval et la terre. «J’ai passé une formation d’un an pour avoir un certificat de spécialisation d’utilisateur de chevaux attelés qui a été financée par le Conseil régional, retrace Jeanne Germain pendant que son Ardennais fait une pause. J’ai tout de suite eu du boulot dans les vignes de mon père. Aujourd’hui, on refuse des chantiers, car on a trop de demandes».
Les viticulteur·ices de la région font appel aux services des chevaux du duo pour leurs parcelles trop escarpées ou mal plantées, où il est dangereux de s’aventurer en tracteur. Bien plus précis qu’un tracteur, l’équidé n’est «pas beaucoup plus lent, estime Florent Bouvet entre deux manœuvres avec la jument Comtesse. C’est tout ce qu’il y a côté pour accompagner le cheval qui prend du temps». Tous les matins, le couple doit récupérer les deux ongulés au pré, les charger dans un van, les transporter sur les parcelles et les équiper avant de pouvoir enfin commencer à travailler. Les deux Ardennais suivent un rythme d’environ quatre heures de travail par jour, d’octobre à juin.
Du bonheur au quotidien
Guidant son cheval à la voix entre les rangs de vignes ensoleillées, la viticultrice a conscience du confort que lui apporte cette méthode. «Je suis de nature speed et le quotidien avec les chevaux me détend et m’a appris à être patiente, confie-t-elle. Pour des jeunes viticulteurs qui s’installent avec moins de six hectares, je trouve ça plus rentable d’utiliser des chevaux de trait qu’un tracteur».
Le sociologue Maurice Miara a sondé dix fermes qui pratiquent la traction animale au sujet de leur plaisir au travail ; six d’entre elles ont donné la note maximale de quatre, les autres, trois sur quatre. «Les animaux ne sont pas perçus comme un outil, mais comme un compagnon, voire un membre de la famille», relate-t-il.
La rentabilité économique des fermes fut au coeur des protestations du monde agricole en ce début d’année. Or, Maurice Miara a constaté que les ressources générées par la traction animale compensaient la perte d’efficacité — par rapport aux tracteurs — avec un taux d’endettement plus faible et une autonomie plus grande. «Sans prendre en compte les investissements dans la ferme, la plupart des exploitations sondées pouvaient dégager un Smic net annuel par personne, décrit le sociologue. Cela s’explique par une importante vente directe avec des prix plus élevés, mais aussi par l’efficacité du processus productif et à l’usage de peu d’intrants» (engrais et pesticides).
Une taille limitée
Le retour des chevaux dans les champs n’est cependant pas adapté à toutes les fermes. Tout d’abord, il peut être difficile pour les exploitations agricoles disposant de vastes étendues de terres de passer entièrement à des méthodes basées sur les chevaux en raison de la moindre superficie qu’ils peuvent couvrir. «La traction animale dimensionne les exploitations, affirme Maurice Miara. Ce ne sont quasiment que des microstructures».
De plus, le démarrage d’une exploitation agricole utilisant des chevaux de trait peut nécessiter un capital initial important pour l’achat des animaux, leur formation, leur entretien et l’acquisition d’équipements adaptés. «À l’époque, j’ai acheté mes deux chevaux 2 500 euros chacun, se rappelle Jeanne Germain. Aujourd’hui, un cheval dressé vaut entre 6 000 et 10 000 euros. Ça a triplé en dix ans».
Du côté des banques, le métier est encore très peu considéré et les exploitant·es ont du mal à obtenir des prêts. «Il y a un manque de crédibilité par rapport au système conventionnel, explique Maurice Miara. Pour elles, la traction animale, c’est un retour en arrière, alors que c’est une proposition moderne».
Des animaux fragiles
Comme pour un tracteur, un animal peut tomber malade et contraindre le ou la propriétaire à ne plus pouvoir travailler jusqu’à son rétablissement. «Il y a quelques années, Ben est tombé malade et le porte-monnaie en a pris un coup, se souvient Jeanne Germain. Ce sont des animaux très fragiles qui sont sujets à des maladies comme l’arthrose ou la maladie de Lyme, c’est pour ça qu’il faut en prendre soin».
Malgré ces limites, le retour du cheval de trait dans l’agriculture semble présenter une alternative aux machines prometteuse pour répondre aux défis environnementaux et économiques auxquels est confrontée l’agriculture moderne. Tout en répondant aux nouvelles aspirations des consommateur·rices en matière d’écologie et de bien-être animal.