Du Liban jusqu’à l’Hérault, Serge Zaka raconte dans cette biographie pleine de pédagogie ce qui l’a poussé vers cette discipline méconnue du grand public : l’agroclimatologie. Il montre pourquoi, selon lui, elle est la clé d’une meilleure adaptation de notre société à la réalité du dérèglement du climat.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous spécialiser en agroclimatologie ?
Je suis passionné de météorologie et de climatologie depuis mon plus jeune âge. Je suis aussi vice-président de l’association Infoclimat.fr, qui promeut la pédagogie autour du climat. Tout ce que j’ai appris sur le climat, je l’ai découvert grâce à cette passion, ainsi que par la chasse à l’orage [activité qui consiste à traquer les phénomènes orageux, souvent pour les photographier, NDLR], que je pratique depuis plus de quinze ans. Et, au cours de mes études d’agronomie, j’ai constaté qu’il y avait énormément d’incompréhensions sur l’impact du changement climatique sur l’agriculture. C’est comme ça que je suis devenu agroclimatologue. J’espère que cette science d’avenir se démocratisera et que certains jeunes trouveront leur voie à travers ce livre.
Vous êtes l’un des seuls Français spécialisés dans l’agroclimatologie. En quoi consiste cette discipline et à quoi sert-elle ?
En France, on distingue très peu la climatologie, l’écologie, l’agriculture, et au milieu de tout ça on oublie qu’une science existe : l’agroclimatologie – et qu’elle traite des impacts du changement climatique sur l’agriculture. Mon métier, c’est tout autant d’anticiper les événements météorologiques de la semaine – qui vont toucher les agriculteurs -, et les événements en 2050, pour que l’on investisse dès aujourd’hui dans les filières adaptées au changement climatique.
Il y a deux façons de voir le métier : l’agrométéorologie et l’agroclimatologie. L’agrométéologie est tout ce qui concerne le court terme, à savoir l’impact de la météo sur l’agriculture. Est-ce qu’il y a un élément de gel qui est prévu dans la semaine ? Est-ce que je dois protéger mon pommier ? Est-ce qu’il y a une sécheresse dans les deux prochains jours ? Est-ce que je dois irriguer mon maïs ? Est-ce qu’il y a une canicule qui est prévue et qui m’oblige à mettre mes vaches laitières à l’ombre ? Ce sont les décisions agricoles pour l’année en cours.
L’agroclimatologie, c’est le fait de se demander si l’on pourra produire du camembert et s’il y aura toujours une production de lait en Normandie en 2070 ; s’il faut investir dans l’huile d’olive dès maintenant dans le sud-ouest de la France ; ou encore s’il faut remplacer le maïs par du sorgho sur certaines parcelles d’ici 2050. Ou même s’il y aura de nouvelles appellations d’origine contrôlée (AOC) comme des citrons de Perpignan, ou des kakis dans la vallée du Rhône. C’est du long terme, et ça fait intervenir des décisions socio-économiques et politiques pour anticiper l’évolution du climat.

Pourquoi cette science est-elle aussi méconnue dans le débat public ?
Tout simplement car il n’existe pas de formation d’agroclimatologie en France. Nous avons des climatologues, des agronomes et très peu d’agroclimatologues. C’est incroyable de se dire qu’en 2025, malgré toutes nos connaissances sur le changement climatique et ses impacts sur les écosystèmes, nous n’avons pas encore développé cette filière. Dans les écoles d’agronomie, il y a quelques heures à peine qui sont dédiées à la climatologie et la météorologie, tandis qu’en école de météorologie, il y a seulement quelques éléments sur les écosystèmes. Pourtant, l’agriculture, les aires de répartition de nos forêts ou de nos cultures, et les décisions politiques à prendre pour l’avenir de notre alimentation : tout ça dépend du climat.
Si l’on ne forme pas de spécialistes de ces questions, c’est parce qu’elles mélangent des disciplines. En école d’agronomie, il y a des spécialisations en biologie, tandis qu’en école de climatologie, il y a des spécialisations en physique. Or, l’agroclimatologie a le malheur d’être une science double. Et comme on a segmenté les connaissances, ça a du mal à s’installer dans le débat.
En quoi les cultures en France sont-elles vulnérables au changement climatique ?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les canicules ou les sécheresses ne sont pas le problème le plus urgent pour l’agriculture : c’est le manque de froid. Les arbres ont besoin de froid pour fleurir – on appelle ça la vernalisation. Un kaki aura besoin de 400 à 800 heures de froid, un cerisier de 600 à 1 200, et un pommier entre 600 et 1 400. C’est simple : s’ils n’ont pas ces heures de froid, ils ne fleurissent pas et il n’y a pas de fruits. Pendant l’hiver 2023-2024 par exemple, les abricots n’ont pas fleuri à cause du manque de froid.
Ensuite, il y a les canicules. Les excès de chaleur troublent les vaches laitières, font chuter leur appétit, et donc leur potentiel de production. Et c’est sans compter l’impact de ces températures sur le bien-être animal. Quand des canicules interviennent pendant les périodes de floraison, cela peut aussi mettre à mal les cultures. Par exemple, une vague de chaleur en Andalousie en avril 2023 avait fait baisser la production d’huile d’olive de 50%.
Il y a aussi les sécheresses, qui s’accentuent avec le changement climatique et particulièrement dans la partie sud du pays. La baisse des précipitations estivales, cumulée à la hausse des températures, participent au dessèchement des sols.
Le dernier point concerne le gel en avril. On observe qu’il fait doux de plus en plus tôt – comme en ce moment par exemple – et le retour du printemps est très attendu par le grand public. Alors oui, ça fait du bien d’aller boire une bière en terrasse en mars, mais il ne faut pas oublier l’impact négatif de cette douceur précoce sur les écosystèmes. Cela entraîne une floraison précipitée des arbres ou un retour prématuré des oiseaux, et tout ça est soumis à un risque de gel en avril qui peut avoir des conséquences néfastes.
Face à ces constats, la France peut-elle encore s’adapter ?
Bien sûr, il est possible de s’adapter selon les régions, dans une certaine mesure. Au-dessus de trois à quatre degrés de réchauffement, ce ne sera plus possible, car les impacts seront beaucoup trop forts et trop rapides pour les écosystèmes. La première solution qui s’offre à nous est de limiter les gaz à effet de serre de n’importe quelle manière que ce soit.

Après, l’une des solutions d’adaptation les plus connues, c’est l’irrigation – attention, ça n’est pas magique et cela dépend entièrement du partage des ressources en eau sur le territoire. Si l’on développe une irrigation avec des bassines, il ne faut pas que ça fasse perdurer le système tel qu’il est. Cela doit se faire en développant des filières différentes, moins gourmandes en eau que le maïs – comme le tournesol, le pois chiche, le sorgho – et en travaillant sur la sobriété des usages hydriques et l’état des sols.
Un autre point important : l’aire de répartition des cultures sur le territoire. C’est aussi le point sur le plus long terme et le plus coûteux – ce qui pose problème car les politiques aiment bien ce qui est rapide et pas cher. Selon les climats (méditerranéen, montagnard, continental…), on cultive des produits différents dans diverses régions. C’est une grave erreur de continuer à produire les mêmes choses aux mêmes endroits. Adapter les aires de répartition, c’est la meilleure façon de prendre en compte l’évolution de notre climat.
Par exemple, remplacer un champ de maïs par un champ d’olivier permet d’économiser au moins 50% d’eau. Si on fait ça sur 10% des surfaces, c’est absolument énorme en quantité d’eau économisée, et bien plus intéressant que si l’on utilise la génétique pour économiser 1% d’eau chaque année sur les cultures de maïs. Certes, la technique évolue, mais pas aussi vite que le changement climatique.
Enfin, il ne faut pas oublier que le sol est l’une des solutions. Un sol en bonne santé absorbe les excès d’eau et la stocke convenablement quand il en manque. On peut aussi complexifier nos paysages pour ralentir l’écoulement de l’eau. Les haies ne sont pas que des maisons pour les oiseaux et les insectes, elles sont aussi des coupe-vents et favorisent l’ombre, diminuant ainsi les effets des fortes chaleurs.
Le changement climatique est une grande menace, mais vous expliquez dans le livre qu’il porte aussi des opportunités, et notamment en matière d’agriculture. C’est-à-dire ?
Cela apporte des opportunités principalement sur la partie nord de l’Europe et de la France. Le constat est simple : nous aurons toujours besoin de nous nourrir à l’avenir, et il faudra nous adapter à la situation. Avec le changement climatique, on peut envisager l’arrivée de filières du bassin méditerranéen (Espagne, Maroc, Italie) dans le sud de la France, ou d’espèces maraîchères et arboricoles dans le nord-est. Attention, car on ne pourra tirer profit de ces événements «positifs» que si on les anticipe et si on les provoque dès maintenant. Il ne faut surtout pas attendre sans rien changer à nos pratiques. C’est aussi le but de mon livre : il ne s’agit pas juste de dépeindre la catastrophe mondiale qui arrive, mais aussi d’essayer d’en tirer le meilleur. Nous avons besoin d’agriculteurs et il nous faut une certaine forme d’espoir et d’anticipation à long terme. Pour ça, les jeunes agriculteurs doivent accepter de ne pas forcément faire comme leurs parents : du maïs, du colza… mais plutôt de tenter de nouvelles choses.
Comment l’agriculture devient-elle peu à peu un objet de géopolitique ?
L’agroclimatologie ne concerne pas juste la façon de cultiver en France, mais aussi la façon dont on se positionne sur les échanges internationaux. Il est naïf de se dire que la France pourrait un jour se replier sur elle-même et produire tout ce que ses habitants mangent. Il faut anticiper pour ne pas dépendre de pays qui ne sont pas des alliés. Dans une période de guerre ou de tensions, on dispose de deux types de forces : la dissuasion nucléaire et les armes, ou les frigos vides. Le meilleur moyen d’affaiblir un peuple, c’est de lui donner faim. Et là, l’agroclimatologie est très intéressante car le but est à terme d’assurer le maximum de souveraineté alimentaire. Tout tourne encore une fois autour du même mot : l’anticipation.
À la fin du livre, vous exprimez votre volonté de faire changer les choses. C’est-à-dire ?
Pour changer les choses, il faut comprendre pourquoi il faut les faire changer. Mon but n’est pas d’arriver avec des injonctions, mais avec des clés de compréhension. J’essaye d’être cohérent avec le terrain et la réalité économique et de montrer que ce problème peut devenir positif économiquement parlant – à la seule condition qu’on s’y prépare.
Je fais une centaine de conférences par an auprès d’agriculteurs, et il y en a beaucoup qui reviennent me voir quelques années après pour me dire qu’ils ont testé telle ou telle culture et que ça fonctionne. Dans ces moments-là, je me rends compte que j’ai pu servir à quelque chose, et c’est aussi pour ça que le livre est là, car je suis persuadé que tout ça peut marcher.
«Orages sur le climat», Serge Zaka, Harper Collins, mars 2025, 240 pages, 20,90 euros.
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