De l’art du déminage. Le matin même de la diffusion de l’émission Cash Investigation consacrée aux projets pétroliers de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie, le 26 janvier dernier, le fleuron français publie un communiqué de presse dans lequel sont retranscrites en intégralité les réponses écrites fournies aux journalistes, par «souci de transparence». Le groupe pétrolier explique que «faute de conditions acceptables pour un débat objectif, nous avons dû décliner l’interview filmée». Contactée par Vert, la multinationale soutient que «le format de l’interview tel que pratiqué par cette émission, avec de nombreuses coupes et de nombreux raccourcis, ne se prêt[e] pas à l’explication des sujets complexes abordés». Un choix que l’équipe de Cash Investigation, qui a enquêté pendant plus d’un an sur le sujet, juge dommageable.
«Dès août 2022, nous leur avons fait part de notre souhait d’échanger avec le PDG Patrick Pouyanné ou un haut cadre de l’entreprise et nous avons été très transparents sur les thématiques que nous voulions aborder avec eux. Malgré nos multiples relances, ils n’ont jamais accepté de nous rencontrer», raconte à Vert la réalisatrice de l’émission, Claire Tesson. Comme l’exige la pratique journalistique du contradictoire, l’équipe a tout de même envoyé une série de questions précises auxquelles le groupe n’a répondu que très peu de temps avant le bouclage de l’émission. «Nous en avons intégré certaines, mais dans le cadre d’une émission de télé, il nous était impossible de publier le courrier in extenso. Ils le savaient d’ailleurs pertinemment», pointe la journaliste.
Plutôt que de répondre aux journalistes, du «fact-checking» en rafale sur Twitter
Le soir de la diffusion de l’enquête, TotalEnergies a préféré répondre à ses accusateur·rices sur Twitter, reprenant les mêmes arguments que ceux du communiqué de presse publié quelques heures plus tôt. «Nous avons tenu à répondre aux quelques inexactitudes que comportait cette émission et aux accusations générées sur la twittosphère par cette émission» explique à Vert le géant pétrolier. Pendant près de deux heures et demi, une quarantaine de tweets façon fact-checking publiés en rafale ont ainsi tenté de minimiser les lourds impacts de son méga projet Tilenga-EACOP.
Ce dernier vise à creuser près de 400 puits de pétrole en Ouganda. Le brut extrait sera ensuite transporté via le plus grand oléoduc chauffé au monde à travers tout le pays jusqu’à la côte tanzanienne, d’où il sera exporté. Outre son désastreux bilan carbone, l’émission incarnée par Elise Lucet a rappelé que ce pipeline traversera des réserves naturelles et des aires protégées. En cas de fuite, le pétrole transporté risque par ailleurs de contaminer les deux plus grandes ressources en eau douce d’Afrique de l’Est, le lac Victoria et le lac Albert. D’après la coalition d’ONG StopEACOP, près de 100 000 personnes seront affectées par le projet, dont de nombreuses familles déjà privées de l’accès à leurs terres et donc de leur principal moyen de subsistance. Selon les informations de Cash Investigation, en octobre 2022, plus de la moitié des personnes expropriées étaient toujours en attente de dédommagement. Les militant·es opposé·es au projet en Ouganda et en Tanzanie sont de leur côté poursuivi·es par les pouvoirs politiques.
Face à ses accusations, TotalEnergies s’est défendu point par point sur Twitter. Comme rappelé dans l’émission, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) recommande de ne plus construire de nouveaux puits pétroliers ou gaziers afin de contenir le réchauffement climatique à 1,5°C. Pourtant, Total affirme que ce positionnement n’est pas réaliste : «Aujourd’hui, il n’y a pas encore assez d’énergies renouvelables pour satisfaire les besoins des gens en énergie. Arrêter d’investir à moyen terme dans les énergies fossiles, c’est le chaos pour nos sociétés». D’ailleurs, assure l’entreprise, le bilan carbone du projet Tilenga-EACOP est bien moins important que celui avancé par l’enquête de Cash Investigation, soit 0,8 million de tonnes de CO2 par an contre 34 millions. Un écart dû au fait que l’entreprise ne comptabilise que les émissions liées à la construction et l’utilisation de l’oléoduc, et laisse volontairement de côté celles liées au transport maritime, au raffinage et surtout à l’utilisation du pétrole.
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Au cours de la soirée, l’entreprise rabâche à plusieurs reprises que TotalEnergies est désormais un acteur majeur de la transition énergétique au regard des sommes colossales investies dans les énergies renouvelables, soit 4 milliards de dollars en 2022, et jusqu’à 60 milliards de dollars d’ici 2030. L’émission a cependant montré que l’entreprise pétrolière tire toujours 92 % de ses revenus des énergies fossiles. Une situation qui risque malheureusement de durer. Entre 2022 et 2025, 70 % des investissements de la multinationale iront encore à des projets pétroliers et gaziers. Sur le plan de la biodiversité, le mastodonte du pétrole certifie qu’aucun dégât n’est à signaler puisque l’entreprise met tout en œuvre pour «préserver la faune et la flore» locales.
Concernant l’aspect humain, enfin, les community managers de la major maintiennent que leur entreprise n’a rien à se reprocher. Évacuant le problème de l’accès aux terres, ils affirment que seules 5 000 personnes seront déplacées et qu’elles seront toutes relogées. Par ailleurs, les projets Tilenga et EACOP permettraient de créer près de 80 000 emplois lors de la phase de construction. Une information qu’avait déjà dénoncée par le passé l’association Les Amis de la Terre, par ailleurs engagée dans une procédure de justice mettant en cause les activités de Total en Ouganda et en Tanzanie. «Nous détenons une action chez Total uniquement pour pouvoir nous rendre à leur assemblée générale et poser des questions au PDG. L’entreprise est obligée de nous fournir une réponse écrite. C’est comme ça que nous avons découvert qu’au-delà de la phase de construction, le projet ne créerait que 900 emplois directs et 2 400 indirects. On est loin des 80 000 sur lesquels Total communique sans cesse » indique à Vert Juliette Renaud, chargée de campagne au sein de l’association. Enfin, concernant les pressions qui s’exercent sur les militant·es, le géant des énergies fossiles affirme : «nous n’acceptons et ne tolérons aucune menace ni attaque contre ceux qui défendent et promeuvent pacifiquement les Droits Humains».
Déplacer le débat sur les réseaux sociaux de cette manière a‑t-il permis au groupe pétrolier de s’en tirer à bon compte ? Pas vraiment, estime Emmanuel Gagnier, rédacteur en chef de Cash Investigation, contacté par Vert : «Leurs tweets n’ont généré que très peu de likes et il y a eu un effet boomerang puisque de nombreuses communautés se sont mobilisées sur les réseaux sociaux, notamment les associations environnementales». Au cours de la soirée, plusieurs ONG comme Les Amis de la Terre, Reclaim Finance, Greenpeace ou encore 350.org ont dénoncé sur Twitter les propos fallacieux de la multinationale. Au total, l’émission a généré près de 13 000 tweets, soit 5 000 de plus que pour le précédent Cash Investigation sur la fraude à la sécurité sociale.
Quand TotalEnergies se réfugie derrière… le Giec
La multinationale a même tenté d’utiliser les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) pour justifier ses investissements dans de nouveaux champs d’hydrocarbures. Quelques jours plus tard, le 8 février, une dizaine de scientifiques du Giec, dont la climatologue Valérie Masson-Delmotte, ont publié une tribune sur France Info pour dénoncer l’instrumentalisation de leurs rapports par la multinationale. «Dire que le Giec fait des recommandations est mensonger, nous nous contentons de faire une synthèse de la littérature scientifique», rappelle à Vert Yamina Saheb, économiste et co-autrice de la tribune. Elle ajoute : «c’est la première fois que Total nous utilise de manière aussi vulgaire».
Les chercheur·euses, que l’on sent exaspéré·es, mettent en évidence que le rapport sur la stratégie de neutralité carbone de l’entreprise ne prend que très peu en compte les travaux du GIEC, qui est de fait à peine cité. On n’y trouve aucune mention du rôle dominant des émissions de CO2 sur le réchauffement climatique, pourtant «élément clé des conclusions du GIEC». Les auteur·rices signalent que la vision de la transition énergétique de Total repose en réalité sur une intensification de la production de gaz naturel liquéfié (GNL) alors que le GIEC conclut que «limiter le réchauffement […] nécessitera une réduction significative des investissements dans le charbon, le pétrole et le gaz». Par ailleurs, elles et ils dénoncent le fait que Total ait pris soin de disqualifier leurs scénarios sur la réduction de la demande en énergie, nécessaire encore une fois pour limiter les risques liés au changement climatique. En outre, écrivent les scientifiques, le dernier rapport du Giec met en lumière «des décennies de stratégies de désinformation de l’industrie des énergies fossiles». Concernant la tribune, TotalEnergies n’a pas souhaité nous répondre, préférant nous renvoyer vers le rapport de neutralité carbone évoqué plus haut.
Le bruit des bots
Ce n’est pas la première fois que Total choisit d’adopter une communication offensive sur les réseaux sociaux. Dès mai 2022, face à l’intérêt grandissant des médias et des ONG, une équipe dédiée à la communication autour du projet Tilenga-EACOP a été mise sur pied. «Ils ont développé une série de visuels et des réponses systématiques à toute personne formulant des critiques sur les réseaux sociaux», explique Juliette Renaud, des Amis de la Terre.
Spécialiste de l’écologie, la journaliste de Blast Paloma Moritz fut probablement l’une des premières à en faire les frais. Le 14 mai, elle met en ligne sur Twitter une vidéo qui dénonce les dégâts irréversibles provoqués par le projet EACOP. Une semaine plus tard, un fil Twitter de Total entend «corriger plusieurs erreurs et contrevérités» de son enquête. Passé l’état de stupéfaction, la journaliste entreprend de rédiger à son tour une réponse argumentée. Son tweet obtient près de 9 000 likes tandis que le fil de Total, qui agrège pourtant 800 000 abonnés, n’en recueille qu’une soixantaine.
«Finalement, ça s’est retourné contre eux. Plein de gens m’ont appelé pour me soutenir. Beaucoup d’acteurs engagés en faveur du climat se sont mis à parler de ça sur les réseaux sociaux, à une époque où le sujet était encore peu connu du grand public», relate à Vert Paloma Moritz, qui suspecte le géant des énergies fossiles de faire appel à des bots pour gonfler le nombre de ses followers. Quelques mois plus tard, en novembre 2022, Total a pourtant réitéré et tenu à «apporter des rectifications» au thread Twitter de la députée communiste des Hauts-de-Seine Elsa Faucillon, qui dénonçait un projet «climaticide et néo-colonial». Volant au secours de la parlementaire, Juliette Renaud avait le même jour répondu à la multinationale par un debunkage en règle sur Twitter. Le géant des énergies fossiles n’avait pas tenu à renchérir.
Outre les prises de parole polémiques sur les réseaux sociaux, Total ne semble pas non plus maîtriser complètement l’art du timing. En pleine contestation contre la réforme des retraites, critiquée par beaucoup pour son caractère injuste, le groupe pétrolier publie le 8 février ses résultats financiers. L’entreprise annonce près de 19 milliards d’euros de bénéfices, soit 28% de plus qu’en 2021 alors que dans le même temps, les Français·es se sont appauvri·es du fait de la crise énergétique et que le dérèglement climatique est de plus en plus palpable. À Vert, l’entreprise fait cependant valoir un hasard du calendrier : «Les résultats annuels des entreprises du CAC 40 se font pour la plupart à cette période. La date du 8 février 2023 était une date fixée et communiquée depuis plusieurs mois». Mais pour Elise Naccarato, responsable de la campagne climat pour Oxfam, «ils auraient pu ne pas s’enorgueillir de ces chiffres-là, aujourd’hui cela ne passe plus dans l’opinion publique».
L’annonce du mastodonte du pétrole fait grincer des dents jusqu’au gouvernement. Son porte-parole Olivier Véran dit lui-même «comprendre que le chiffre puisse choquer». Pour se prémunir des critiques, Patrick Pouyanné accorde le jour-même une interview fleuve au Parisien. Le mot climat n’apparaît pas une seule fois. Mais le PDG insiste sur les investissements de TotalEnergies en faveur du photovoltaïque et des éoliennes et évoque de futures ristournes à la pompe. La multinationale va même jusqu’à faire de cet entretien une publicité (payée) sur Twitter. Une tentative qui se révèle là encore peu concluante. Seules 19 internautes ont choisi de liker ce tweet. Parmi les 4 commentaires laissés, ce dernier : «Patrick Pouyanné sait depuis longtemps les dommages qu’il cause à l’environnement. Sa place est en prison».