Reportage

TotalEnergies au tribunal pour son méga-projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie

Cinq ans après la promulgation de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, TotalEnergies est la première entreprise à devoir en rendre des comptes devant la justice. Une audience inédite s’est tenue le 7 décembre au tribunal judiciaire de Paris, portant sur la conduite de son projet pétrolier en Tanzanie et en Ouganda baptisé Eacop.
  • Par

9h30, salle 2.02 du tri­bunal judi­ci­aire de Paris. L’audience est à peine entamée que le juge Fab­rice Vert soupire déjà. L’affaire qu’il doit juger ce matin est la pre­mière du genre. Ce qui sem­ble le souci­er. Et pour cause : la loi sur le devoir de vig­i­lance votée en 2017, si pio­nnière et si emblé­ma­tique soit-elle, tient « sur une feuille A4 ».

Son principe paraît clair : les multi­na­tionales doivent met­tre en œuvre « de façon effec­tive » un plan de vig­i­lance per­me­t­tant d’éviter que leurs fil­iales ou leurs sous-trai­tants ne com­met­tent des atteintes aux droits ou à l’environnement à tra­vers la planète. Mais une par­tie du texte a été cen­surée par le Con­seil con­sti­tu­tion­nel et, pour le reste, « le lég­is­la­teur a fait exprès que ces notions ne soient pas très déter­minées », regrette le juge. C’est donc sur lui que retombe la lourde tâche d’interpréter la loi. Et son juge­ment, cru­cial, posera les bases de la jurispru­dence future.

Les deux avo­cats qui ont porté l’accusation con­tre Total­En­er­gies au nom de six ONG — dont les Amis de la Terre et Survie — ne cachent pas leur ent­hou­si­asme. « Vous allez inau­gur­er la pre­mière déci­sion sur une loi nou­velle. La désor­mais célèbre loi française sur le devoir de vig­i­lance », lui enjoint maître Louis Cof­flard, l’avocat des Amis de la Terre. Dans sa plaidoirie, il rap­pelle que le pro­jet pétroli­er de Total en Ougan­da et en Tan­zanie « est l’un des plus atten­ta­toires au cli­mat ».

L’extraction quo­ti­di­enne de 190 à 220 000 bar­ils dans le cadre du pro­jet Tilen­ga émet­trait 32 mil­lions de tonnes de CO2 par an, pen­dant 29 ans. La bio­di­ver­sité n’est pas en reste : 132 puits de for­age sur 400 seraient creusés dans le parc nation­al de Murchi­son Falls en Ougan­da et plus de 2 000 kilo­mètres car­rés d’habi­tats naturels risquent d’être impactés par le pipeline Eacop et ses fuites poten­tielles. Maître Céline Gagey, qui représente Survie, insiste de son côté sur les con­di­tions d’expropriation de plus de 118 000 per­son­nes riveraines des puits ou du futur pipeline. Les témoignages qu’elle égraine lais­sent appa­raître, entre autres, de sévères vio­la­tions du droit de la pro­priété.

Les risques envi­ron­nemen­taux à prox­im­ité du pro­jet d’oléo­duc sont recen­sés dans le rap­port “Eacop, la voie du désas­tre” des Amis de la Terre et Survie

Selon les deux avo­cats, le plan de vig­i­lance élaboré par Total­En­er­gies souf­fre de nom­breuses lacunes. « La car­togra­phie des risques n’évoque pas de dan­gers envi­ron­nemen­taux et il n’y a même pas d’appréciation sur les inci­dences cli­ma­tiques », pointe Louis Cof­flard. Total­En­er­gies y promet en revanche « une indem­ni­sa­tion juste et préal­able » des per­son­nes expro­priées ain­si que « l’absence de restric­tion à l’accès aux ter­res », ce que Céline Gagey con­teste caté­gorique­ment : « 28 000 per­son­nes n’ont pas reçu de com­pen­sa­tion, qua­tre ans après le début des expro­pri­a­tions. En revanche, les ter­res ne peu­vent déjà plus être util­isées ». Les ONG récla­ment le verse­ment des com­pen­sa­tions promis­es et la sus­pen­sion des travaux le temps que le plan de Total­En­er­gies soit cor­recte­ment rédigé et mis en œuvre.

De leur côté, les avocat·es de la multi­na­tionale cachent dif­fi­cile­ment leur cour­roux d’être ain­si placés sur le banc des accusés. Affir­mant d’abord que « Total­En­er­gies ne craint pas la con­tra­dic­tion », Maître Antonin Lévy finit par fustiger l’instrumentalisation de l’audience. Il s’emporte : « Ce n’est pas le procès d’un plan de vig­i­lance, on veut en faire le procès de Total, de l’Ouganda, de la pol­lu­tion, du risque cli­ma­tique…! ». Refu­sant de s’attarder sur le pro­jet lui-même, les deux avo­cats défend­ent leur déf­i­ni­tion du devoir de vig­i­lance, aux antipodes de la « vision max­i­mal­iste des ONG ». « Ce n’est pas parce que la loi est courte que son périmètre est illim­ité », estime Ophélia Claude. « D’ailleurs, vous n’y trou­verez aucune référence à des con­cepts juridiques nou­veaux ». Selon Antonin Lévy, « le droit des sociétés n’a pas été mod­i­fié par la loi sur le devoir de vig­i­lance ». En clair, elle ne change rien, ou presque. Du reste, « ce n’est pas au juge de pren­dre des mesures des­tinées à éviter un dom­mage extra-ter­ri­to­r­i­al », défend­ent-ils encore. Les avocat·es dis­ent toute­fois être prêt·es à une médi­a­tion avec les ONG. « Si on nous soumet des cri­tiques, nous sommes prêts à remédi­er aux carences alléguées », jure Antonin Lévy.

À la clô­ture de l’audience, le juge annonce qu’il ren­dra sa déci­sion le 28 févri­er. « On aurait aimé que ce soit plus tôt », réag­it Juli­ette Renaud, en charge des multi­na­tionales aux Amis de la Terre, « car les for­ages sont immi­nents et des mil­liers de per­son­nes sont dans une sit­u­a­tion cri­tique ». De son côté, l’eurodéputé Pierre Lar­routur­ou sort irrité du tri­bunal : « Total­En­er­gies se moque de nous en bran­dis­sant l’autonomie juridique de Total Ougan­da (sa fil­iale à 100 %, NDLR) mais c’est bien Patrick Pouyan­né, PDG de Total­En­er­gies, qui est venu sign­er le con­trat à Kam­pala et sa rémunéra­tion est même con­di­tion­née à la réus­site du pro­jet. Enfin, les béné­fices de Total Ougan­da seront rever­sés à la mai­son-mère. Donc, il est temps que celle-ci prenne ses respon­s­abil­ités vis-à-vis de sa fil­iale ». L’avenir dira si le juge a épousé cette vision ou non.