9h30, salle 2.02 du tribunal judiciaire de Paris. L’audience est à peine entamée que le juge Fabrice Vert soupire déjà. L’affaire qu’il doit juger ce matin est la première du genre. Ce qui semble le soucier. Et pour cause : la loi sur le devoir de vigilance votée en 2017, si pionnière et si emblématique soit-elle, tient « sur une feuille A4 ».
Son principe paraît clair : les multinationales doivent mettre en œuvre « de façon effective » un plan de vigilance permettant d’éviter que leurs filiales ou leurs sous-traitants ne commettent des atteintes aux droits ou à l’environnement à travers la planète. Mais une partie du texte a été censurée par le Conseil constitutionnel et, pour le reste, « le législateur a fait exprès que ces notions ne soient pas très déterminées », regrette le juge. C’est donc sur lui que retombe la lourde tâche d’interpréter la loi. Et son jugement, crucial, posera les bases de la jurisprudence future.
Les deux avocats qui ont porté l’accusation contre TotalEnergies au nom de six ONG — dont les Amis de la Terre et Survie — ne cachent pas leur enthousiasme. « Vous allez inaugurer la première décision sur une loi nouvelle. La désormais célèbre loi française sur le devoir de vigilance », lui enjoint maître Louis Cofflard, l’avocat des Amis de la Terre. Dans sa plaidoirie, il rappelle que le projet pétrolier de Total en Ouganda et en Tanzanie « est l’un des plus attentatoires au climat ».
L’extraction quotidienne de 190 à 220 000 barils dans le cadre du projet Tilenga émettrait 32 millions de tonnes de CO2 par an, pendant 29 ans. La biodiversité n’est pas en reste : 132 puits de forage sur 400 seraient creusés dans le parc national de Murchison Falls en Ouganda et plus de 2 000 kilomètres carrés d’habitats naturels risquent d’être impactés par le pipeline Eacop et ses fuites potentielles. Maître Céline Gagey, qui représente Survie, insiste de son côté sur les conditions d’expropriation de plus de 118 000 personnes riveraines des puits ou du futur pipeline. Les témoignages qu’elle égraine laissent apparaître, entre autres, de sévères violations du droit de la propriété.
Selon les deux avocats, le plan de vigilance élaboré par TotalEnergies souffre de nombreuses lacunes. « La cartographie des risques n’évoque pas de dangers environnementaux et il n’y a même pas d’appréciation sur les incidences climatiques », pointe Louis Cofflard. TotalEnergies y promet en revanche « une indemnisation juste et préalable » des personnes expropriées ainsi que « l’absence de restriction à l’accès aux terres », ce que Céline Gagey conteste catégoriquement : « 28 000 personnes n’ont pas reçu de compensation, quatre ans après le début des expropriations. En revanche, les terres ne peuvent déjà plus être utilisées ». Les ONG réclament le versement des compensations promises et la suspension des travaux le temps que le plan de TotalEnergies soit correctement rédigé et mis en œuvre.
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De leur côté, les avocat·es de la multinationale cachent difficilement leur courroux d’être ainsi placés sur le banc des accusés. Affirmant d’abord que « TotalEnergies ne craint pas la contradiction », Maître Antonin Lévy finit par fustiger l’instrumentalisation de l’audience. Il s’emporte : « Ce n’est pas le procès d’un plan de vigilance, on veut en faire le procès de Total, de l’Ouganda, de la pollution, du risque climatique…! ». Refusant de s’attarder sur le projet lui-même, les deux avocats défendent leur définition du devoir de vigilance, aux antipodes de la « vision maximaliste des ONG ». « Ce n’est pas parce que la loi est courte que son périmètre est illimité », estime Ophélia Claude. « D’ailleurs, vous n’y trouverez aucune référence à des concepts juridiques nouveaux ». Selon Antonin Lévy, « le droit des sociétés n’a pas été modifié par la loi sur le devoir de vigilance ». En clair, elle ne change rien, ou presque. Du reste, « ce n’est pas au juge de prendre des mesures destinées à éviter un dommage extra-territorial », défendent-ils encore. Les avocat·es disent toutefois être prêt·es à une médiation avec les ONG. « Si on nous soumet des critiques, nous sommes prêts à remédier aux carences alléguées », jure Antonin Lévy.
À la clôture de l’audience, le juge annonce qu’il rendra sa décision le 28 février. « On aurait aimé que ce soit plus tôt », réagit Juliette Renaud, en charge des multinationales aux Amis de la Terre, « car les forages sont imminents et des milliers de personnes sont dans une situation critique ». De son côté, l’eurodéputé Pierre Larrouturou sort irrité du tribunal : « TotalEnergies se moque de nous en brandissant l’autonomie juridique de Total Ouganda (sa filiale à 100 %, NDLR) mais c’est bien Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, qui est venu signer le contrat à Kampala et sa rémunération est même conditionnée à la réussite du projet. Enfin, les bénéfices de Total Ouganda seront reversés à la maison-mère. Donc, il est temps que celle-ci prenne ses responsabilités vis-à-vis de sa filiale ». L’avenir dira si le juge a épousé cette vision ou non.