Grand entretien

Black Friday : «Il faut passer de l’hyperconsommation à la réparation et au réemploi»

L’âge de faire. Sébastien Kopp, cofondateur de la marque de baskets Veja, Célia Rennesson, fondatrice du Réseau Vrac et Réemploi, Guillaume Balas, ancien député européen, à la tête de la fédération Envie placent la réparation au cœur de leur réflexion. Au cours d’une grande soirée organisée par Vert au Musée des Arts et métiers, à Paris, elle et ils ont dessiné les contours d’un futur où l’on répare les objets, les humains et le climat.
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Juliette Quef : Quand on parle de réparation, on parle de quoi ? Quelles sont les lois qui s’appliquent ?

Célia Rennesson (Réseau vrac et réemploi). La notion de réparation est arrivée tard dans le volet législatif. En 2019, au niveau européen, on a eu le paquet de lois dit «écoconception», qui parle de réparation, de pièces détachées et de durée de vie des objets. En France, peu de temps après, on a eu la loi Agec [relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, NDLR], qui a vocation à ce que l’on produise et l’on consomme mieux. Elle fixe des quotas, en disant par exemple que 10% des emballages doivent être réemployés d’ici 2027 – pour l’instant, on est à 2%, il y a du chemin à faire. Elle établit des manières de financer le réemploi : des fonds pour la réutilisation, des fonds concernant les emballages. Et elle prévoit des mesures pour les consommateurs : l’indice de réparabilité et le bonus réparation.

Guillaume Balas, Célia Rennesson, Sébastien Kopp et Juliette Quef ont échangé lors d’une table ronde au Musée des Arts et métiers (Paris), le 18 octobre 2024. © Yann Castanier/Vert

Globalement, le début des années 2020 a été un tournant en France et en Europe. En janvier 2020, il y a eu le Green deal [ou Pacte vert, en français], avec trois impacts majeurs. D’abord, le renforcement des lois sur l’écoconception : les produits, au moment où ils sont conçus, doivent être réparables. Et le renforcement de l’information aux consommateurs : avec le «passeport numérique», qui donne des informations sur la réparabilité. Ensuite, le Pacte vert a introduit le droit à la réparabilité, c’est-à-dire que le consommateur peut exiger que l’on répare son produit, même s’il a dépassé la garantie légale. Enfin, il ouvre la voie au réemploi des emballages, alors qu’on ne parlait jusqu’ici que de recyclabilité.

«Réemployer avant de recycler, c’est ça le sujet.»

Il y a une question centrale à se poser : comment en arrive-t-on à produire autant de déchets ? À mon avis, on n’a pas pris les choses dans le bon sens : on fabrique à outrance et on se demande après coup comment recycler tout ça. Essayons plutôt de produire moins et de bonne qualité, pour que ce soit réutilisé. Réemployer avant de recycler, c’est ça le sujet.

Célia Rennesson, du Réseau Vrac et réemploi. ©Yann Castanier/Vert

Guillaume, ce fameux indice de réparabilité – ces pictogrammes que l’on voit par exemple sur les machines à laver – est-ce que ça fonctionne ?

Guillaume Balas (Fédération Envie). L’indice de réparabilité, en soit, c’est une excellente chose… mais l’impact sur le consommateur est extrêmement faible. Généralement, il ne sait pas ce que c’est au moment où il achète. Je pense que l’information du consommateur est fondamentale, mais je crois surtout que c’est la formation des réparateurs qui est essentielle.

On peut créer – avec un cadre législatif – une demande de la part des consommateurs pour la réparation. Mais, en face, il faut qu’il ait de l’offre. Pour avoir cette offre, il faut former les réparateurs pour qu’ils puissent, en retour, informer les personnes qui viennent les voir. Et il faut aussi veiller à un équilibre économique de la réparation, à ce que les professionnels puissent en vivre.

«Tous ces indices, ces labels, ça ne peut pas être la seule politique : il faut une réflexion globale sur notre système économique.»

La loi doit aussi mettre la pression sur les constructeurs, pour qu’ils ne puissent plus construire des machines volontairement dures à réparer. Mais tous ces indices, ces labels, ça ne peut pas être la seule politique : il faut une réflexion globale sur notre système économique. Aujourd’hui, les seuils légaux fixés en termes de réemploi d’appareils électroménagers sont trop bas. L’objectif qui est fixé, c’est d’atteindre 2% de réemploi par rapport à la somme de tous les déchets électroménagers. Ce n’est pas beaucoup.

Guillaume Balas, de la Fédération Envie. ©Yann Castanier/Vert

Pour être réparé, il faut que le produit soit de bonne qualité. Sébastien, chez Veja, est-ce que vous avez une réflexion sur la durabilité de vos produits ?

Sébastien Kopp (Veja). La durabilité des produits, c’est un enjeu majeur. Une paire de baskets – aussi écologique soit-elle – si elle ne dure que deux semaines, ce n’est pas du tout écologique. Au début de Veja, nos baskets s’abimaient vite, on n’y connaissait pas grand-chose. Et aujourd’hui, on est arrivé à un niveau de qualité que je trouve incroyable. Malgré tout, ça arrive toujours que certaines paires se dégradent plus vite que les autres. C’est pour ça qu’on a lancé des cordonneries Veja, pour pouvoir les réparer [depuis 2020, la marque a lancé des cordonneries dans plusieurs villes, notamment Paris, Marseille et Bordeaux, pour réparer des baskets de toutes les marques, NDLR].

Pour fabriquer une paire qui dure longtemps, il faut de bonnes matières premières et un design qui permette une certaine solidité. Ça nous a pris 20 ans de faire ce chemin chez Veja. Nos baskets d’aujourd’hui sont cent fois mieux que celles d’il y a 20 ans.

Sébastien Kopp, de la marque de baskets Veja. ©Yann Castanier/Vert

Et qu’appelle-t-on l’éco-conception ?

Célia Rennesson. L’éco-conception, déjà, c’est fabriquer moins – ce qui entre en contradiction avec notre modèle économique actuel. Et c’est aussi standardiser : standardiser les pièces, les matières, pour pouvoir facilement les réparer. Ça passe par ce que j’appelle la «reuse economy» (économie de la réutilisation, NDLR), une économie qui pousse au réemploi, à la réparation, à la remise en état. Il faut passer d’une société d’hyperconsommation à une société de la réparation et du réemploi.

«Dire : « ta machine à laver, tu peux la rapporter ; tout comme ta paire de baskets“, c’est nouveau par rapport à ce qu’on a encouragé à faire pendant les 60 dernières années.»

Mais ça va à l’encontre de notre économie moderne, qu’on a développée depuis plus de 60 ans, et qui entraîne la démultiplication des formats, des matières. Il n’y a aucune unicité. Donc on garde plein de pièces chez nous qui ne servent à rien et qu’on ne partage pas.

On doit développer cette économie de la réutilisation, à la fois pour produire mieux, et aussi pour apprendre à réutiliser, au lieu de jeter ou de recycler. Cette économie-là passe par le fait d’apprendre au consommateur à rapporter plutôt que de jeter. Dire : «ta machine à laver, tu peux la rapporter ; tout comme ta paire de baskets», c’est nouveau par rapport à ce qu’on a encouragé à faire pendant les 60 dernières années.

Côté pouvoir d’achat, vaut-il mieux acheter régulièrement des produits peu onéreux qui s’abîment vite ou un produit cher qui dure longtemps ?

Guillaume Balas. Les appareils réemployés ou reconditionnés coûtent entre 30 et 60% moins cher que les neufs, en général. Donc, il n’y a pas de frein lié au pouvoir d’achat.

Sur la question du neuf, le prix à l’achat d’un bien éco-conçu est plus élevé. Mais si vous le gardez dix ans, que vous fractionnez le prix d’achat sur ces dix ans, alors c’est avantageux.

«Il y a une bataille culturelle à mener sur le sujet de l’économie circulaire.»

C’est tout un discours à reconstruire, pour changer le regard des consommateurs. Souvenez-vous de la campagne de publicité de l’Ademe [l’Agence de l’environnement, NDLR] qui mettait en scène un «dévendeur» (notre article). Il expliquait aux gens pourquoi il ne fallait pas trop acheter et ça a fait scandale ! On a vu tous les lobbys se réveiller, en disant que ça allait tuer l’économie française, que ça allait créer une décroissance absolument horrible. Il y a une bataille culturelle à mener sur le sujet de l’économie circulaire. Que ce soit du neuf éco-conçu, du reconditionné ou du réparé : à la fin, vous êtes gagnant.

La mode est-elle compatible avec l’économie de la réparation ?

Sébastien Kopp. Ce qui doit être questionné, c’est le capitalisme, c’est notre action en tant que producteur, consommateur ou marque. Dans la mode, mais aussi dans les autres secteurs. Avec notre approche économique actuelle, on va droit dans le mur. Quand on a créé Veja, on s’est dit : «comment faire, dans un monde fou, pour créer une marque de baskets biologiques où les gens sont bien payés sur toute la chaîne – le tout sans faire de publicité ni de promotion ?».

«Si les gens voyaient comment sont produites leurs baskets, ils ne les achèteraient pas.»

Et finalement, la réponse c’est que ne pas faire de pub, c’est déjà dire non. C’est déjà être à l’opposé de ce que font toutes les autres marques. Dans le prix d’une paire de Nike, Adidas ou New Balance, il y a 70% de publicité. Donc ils ont intérêt à faire baisser le coût de production du produit : à faire travailler les Ouïghours [minorité musulmane réprimée par le régime chinois, NDLR], à produire en Asie du Sud-Est – et maintenant en Afrique -, dans des conditions sociales, économiques et environnementales qui sont terribles. Pour moi, c’est une forme de néocolonisation. Si les gens voyaient comment sont produites leurs baskets, ils ne les achèteraient pas.

On a créé une société de la communication : on ne voit que ce que les marques publient sur les réseaux sociaux. Donc, nous, on s’est dit qu’on allait tourner le projecteur dans l’autre sens. On montre les usines, on dit combien sont payés les ouvriers, combien gagnent les producteurs de coton bio, etc. La forme est aussi importante que le fond, voire plus, dans une société de l’apparence, de l’immédiateté.