Grand entretien

Alice Barbe : face à l’extrême droite, «on n’est pas là pour prendre le thé, on est là pour prendre le pouvoir»

Leader des der. Cofondatrice de Singa, une ONG qui défend les personnes réfugiées, cette entrepreneure sociale a créé l’Académie des futurs leaders, il y a trois ans, pour former une nouvelle génération d’activistes et de dirigeant·es politiques. Auprès de Vert, elle revient sur les attaques sans précédent d'Elon Musk contre la démocratie européenne, et salue l’énergie de la société civile, mobilisée pour faire front.
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Quel est votre état d’esprit en ce début 2025 ?

C’est une période stimulante, pleine d’initiatives et de mobilisations inédites. Entre la coalition HelloQuitteX [une mobilisation qui enjoint à quitter le réseau social X le 20 janvier, NDLR], de nombreux acteurs qui se mobilisent pour lever des fonds pour la démocratie, et le lancement de nouveaux cours avec l’Académie des futurs leaders pour impliquer les entreprises, il y a beaucoup à faire. 2024, censée être l’année de la démocratie, a été chaotique, ce qui rend d’autant plus urgent de mobiliser des acteurs jusque-là relativement passifs, comme le monde économique.

Alice Barbe, le 15 janvier, à Paris. © Yann Castanier/Vert

L’actualité internationale me préoccupe : la réélection de Trump, l’influence néfaste d’Elon Musk auprès de l’extrême droite en Europe [il soutient notamment l’AFD, parti d’extrême droite allemand, NDLR], et les répercussions potentielles sur la France. Malgré les défis, je reste déterminée et combative. Certes, la situation est sombre, mais l’énergie et l’intelligence des mobilisations actuelles me donnent de l’espoir.

Lesquelles en particulier ?

Ces 40 dernières années, l’extrême droite a fait des progrès spectaculaires, et pas qu’en France, grâce à des techniques hyper élaborées, coordonnées, financées, et finement étudiées. Mais, aujourd’hui, les gens qui défendent la démocratie et la République ont franchi un cap : on dépasse le simple rejet moral de l’extrême droite pour entrer dans une phase stratégique, avec une vraie compréhension du malaise qui pousse certains à voter pour elle.

HelloQuitteX en est un exemple fort, tout comme l’engagement des syndicats CFDT et CGT chez Bayard pour empêcher que leurs médias ne tombent sous l’influence d’acteurs liés au milliardaire Pierre-Edouard Stérin. Ces mobilisations sont cruciales pour préserver la démocratie.

Comment envisagez-vous l’arrivée de Donald Trump et de figures comme le milliardaire Elon Musk à la tête de la première puissance mondiale ?

C’est terrifiant. On vient d’apprendre que Paul Manafort, un proche de Trump, était en contact avec Pierre-Edouard Stérin pour financer des initiatives d’extrême droite en Europe. Cette stratégie n’est pas nouvelle : dès 2016, Steve Bannon, l’un des conseillers de Trump, avait créé un «laboratoire des extrêmes droites» en Europe, pour former et accompagner ces mouvements. Bien qu’il ait été emprisonné aux États-Unis, Paul Manafort est maintenant libre et pourrait reprendre ses activités.

Il faudra une vigilance extrême. Musk a déjà soutenu l’extrême droite anglaise et allemande. En France, on doit surveiller comment ces influences pourraient s’infiltrer via des manœuvres métapolitiques [sur la politique elle-même, NDLR]. Ce serait de l’ingérence, tout simplement.

Si les États-Unis continuent à favoriser une idéologie ultralibérale et d’extrême droite chez nous, il faudra sérieusement se demander si cette alliance historique reste tenable.

Ces derniers jours, on découvre presque quotidiennement des ingérences massives, impliquant Elon Musk et d’autres acteurs influents. Quelles réactions des acteurs européens observez-vous ?

Le secteur privé européen montre une inertie inquiétante. Contrairement aux États-Unis, qui dominent avec des plateformes comme X ou Meta [maison mère de Facebook et Instagram, NDLR], l’Europe n’a pas su faire émerger des espaces numériques capables de soutenir la démocratie, le débat public ou les échanges libres.

«L’Union européenne se fragmente et s’expose à une prise en main par des forces ultralibérales ou nationalistes.»

Mark Zuckerberg [le patron de Meta, NDLR] s’est incliné face au pouvoir de Donald Trump, un acte qui rappelle les compromissions historiques des industriels face à des régimes autoritaires. Ces géants du numérique, plutôt que de garantir des libertés, risquent de jouer un rôle dans leur érosion. Or, l’Europe a un devoir d’émergence entrepreneuriale et démocratique qu’elle n’assume pas pleinement.

Alice Barbe, le 15 janvier, à Paris. © Yann Castanier/Vert

Sur le plan politique, l’Union européenne peine à parler d’une seule voix. Avec des dirigeants comme Georgia Meloni en Italie ou Viktor Orban en Hongrie, l’UE se fragmente et s’expose à une prise en main par des forces ultralibérales ou nationalistes. Pendant ce temps, des acteurs comme Vincent Bolloré influencent partiellement les médias français, bien que certains titres résistent encore à une ligne éditoriale dictée.

Ces luttes internes au sein de l’Europe, combinées au poids des lobbies privés, affaiblissent sa capacité à défendre les libertés publiques et à contrer les influences extérieures, notamment celles des États-Unis, qui dominent le rapport de force global.

Enfin, l’extrême droite gagne du terrain, et les chiffres parlent d’eux-mêmes : 44% des Français ont voté pour Marine Le Pen en 2022, un signal d’alerte sur le malaise social et les peurs non entendues. L’exécutif européen, censé garantir les libertés et l’unité au sein de l’Union, reste désarmé face à cette montée.

À l’approche de 2027, les tensions s’intensifient entre la polarisation croissante et l’incapacité de l’Europe à se doter d’outils efficaces, le risque de bascule vers un paysage politique radicalisé devient de plus en plus palpable.

L’Europe semble incapable de tenir tête aux géants du numérique. Jusqu’où faudra-t-il aller pour qu’il y ait une vraie réaction de l’exécutif européen ?

Le problème, ce n’est pas qu’il n’y a pas de réaction, c’est que le rapport de force est biaisé. On a des élus comme Raphaël Glucksmann [du parti de centre gauche Place publique, NDLR] qui font un travail fondamental sur les ingérences, mais ces voix deviennent minoritaires. Le DSA [le règlement européen sur les services numériques, NDLR], par exemple, est un outil essentiel. Mais si on parle d’ingérences américaines – notamment via Elon Musk –, on touche à des enjeux géopolitiques bien plus complexes.

Musk attaque la Commission européenne pour abolir ces règlements, et cela met en lumière l’inégalité du rapport de force. En Europe, on dépend encore des États-Unis pour notre sécurité face à des menaces comme celle de Poutine. C’est une réalité qui pèse lourd dans chaque décision.

Avec des plateformes comme Meta, qui abandonnent la vérification des informations et normalisent des discours discriminatoires, quelles sont les conséquences pour la démocratie ?

C’est une attaque frontale contre les libertés publiques. Meta a supprimé des règles qui interdisaient de comparer des groupes humains à des objets ou des animaux, sous prétexte de s’opposer au «wokisme». Musk, lui, transforme X en un espace où la désinformation devient la norme. Et le pire, c’est qu’ils s’en sortent grâce à l’inertie des institutions et à un manque de volonté politique.

Mais la société civile ne reste pas passive : en France, des journalistes, des syndicats et des associations continuent de dénoncer et de mobiliser. C’est un combat qui ne se joue pas uniquement dans les lois, mais aussi dans la prise de conscience collective.

En France, on voit des milliardaires investir massivement dans les médias…

Regardez Pierre-Édouard Stérin : il a annoncé vouloir investir 150 millions d’euros dans sa «bataille politique» avec le projet Périclès. C’est un contournement des règles sur les dons politiques en France, il trouve des moyens détournés pour imposer sa vision. Ce n’est pas un cas isolé.

Vincent Bolloré a transformé CNews en outil idéologique sans se soucier des pertes financières. Le danger est là : des médias et des réseaux sociaux dominés par des intérêts privés, au service d’agendas politiques très clairs. Heureusement, en France, des lois et des mobilisations citoyennes ont permis de limiter certains abus, mais il faut rester vigilant.

Peut-on vraiment parler d’un point de bascule médiatique vers une désinformation généralisée ?

On y est déjà. Le point de bascule, c’était quand Bolloré a politisé CNews. Depuis, la désinformation s’étend, mais elle est bien identifiée. Ce qui est nouveau, c’est l’effet Musk : une ingérence sans précédent, à l’échelle mondiale.

Cela dit, en France, on a une histoire, des syndicats, des journalistes qui font le travail. La société civile est vibrante, et des initiatives comme HelloQuitteX montrent que les citoyens savent encore dire non. Mais il faut continuer à dénoncer, parce que chaque concession menace nos démocraties.

L’absence de fact-checking sur des plateformes comme X et Meta ne risque-t-elle pas d’amplifier encore la désinformation et de renforcer l’extrême droite en Europe ?

C’est un risque majeur. La désinformation est un outil redoutable pour des acteurs antidémocratiques, et elle profite souvent aux extrêmes. Mais il faut comprendre que son objectif premier n’est pas toujours idéologique. Parfois, comme dans le cas des fermes à trolls financées par Poutine, le but est simplement de déstabiliser. On ne cherche pas forcément à soutenir un parti précis, mais à encourager les opinions les plus polarisées, quel que soit le sujet : veganisme, chasse, immigration…

Qui utilise ces fake news, et pourquoi ?

C’est là que réside le vrai problème. Ce n’est pas juste qu’une information soit fausse, c’est pourquoi elle a été fabriquée, et par qui. Avec des outils comme Decode democracy [une intelligence artificielle qui décortique les fausses informations, NDLR], on peut analyser les mécanismes derrière ces fake news, comprendre leurs motivations et leurs auteurs. Ce sont des armes utilisées par les illibéraux, les antidémocrates, les masculinistes et les racistes. Elles servent à diviser, à manipuler et à installer un climat de méfiance généralisée.

La désinformation favorise-t-elle automatiquement l’extrême droite ?

Pas forcément, mais elle reste leur terrain de jeu privilégié. Cela dit, la désinformation est utilisée par toutes sortes d’acteurs. On l’a vu dans des conflits comme à Gaza ou en Ukraine, où des fake news circulent des deux côtés. Le cas des Européens est encore plus complexe : même si l’Europe basculait vers une idéologie d’extrême droite, Poutine continuerait à utiliser des fake news pour la déstabiliser. Le but, pour ces acteurs, n’est pas uniquement de faire triompher une idéologie, mais de miner la stabilité démocratique, quelle qu’elle soit.

Alice Barbe, le 15 janvier, à Paris. © Yann Castanier/Vert

Avec ses fausses images et ses fausses vidéos, l’Intelligence artificielle est-elle une menace pour la démocratie, et peut-on l’arrêter ?

On ne peut pas arrêter l’IA. Il est déjà trop tard pour cela. Même quand les dix plus grands acteurs de la Silicon valley ont demandé une pause, cela n’a pas été possible. Le train est en marche, et il est difficile de revenir en arrière. Ce qu’on peut faire, c’est orienter le développement de l’IA dans la bonne direction.

«Pour contre-attaquer dans la bataille culturelle, il faut investir dans l’éducation, les médias et les influenceurs.»

L’important, c’est que cette technologie soit créée de manière inclusive, pas uniquement par des hommes blancs hétéros et surdiplômés, mais pour servir le bien commun et l’intérêt général. Mais, soyons honnêtes, il n’y a pas encore de grandes idées révolutionnaires sur ce sujet.

Il y a de petites initiatives, comme l’association Data for good [qui met l’analyse de données au service de l’intérêt général, NDLR], mais elles sont encore marginales par rapport à l’ampleur du sujet. Des gens qui œuvrent dans l’IA avec en ligne de mire l’intérêt général devraient avoir plus de responsabilités publiques. Mais, malheureusement, c’est encore une vision peu partagée à grande échelle.

Comment mener la bataille culturelle contre l’extrême droite ?

La bataille culturelle est primordiale. Il faut revenir au fondateur de ce concept, le communiste Antonio Gramsci, pour la comprendre. Pour que des idées deviennent majoritaires en politique, il faut d’abord qu’elles entrent dans le débat public, qu’elles soient légitimées. C’est ce qu’a très bien fait l’extrême droite : des idées naguère considérées comme inacceptables, comme le «grand remplacement», sont désormais mainstream.

Ce n’est pas juste une question politique, c’est une question de changement de perception. Les progrès sociaux, comme le droit de vote des personnes handicapées ou des femmes, ont aussi été des résultats de cette bataille culturelle. Pour contre-attaquer, il faut investir dans l’éducation, les médias et les influenceurs. Il faut également renforcer l’éducation populaire et soutenir les associations qui œuvrent pour la démocratie.

Quelles stratégies utiliser pour contrer l’extrême droite dans les médias ?

Il est essentiel de répondre à l’extrême droite sur le terrain des médias. Aujourd’hui, 45 influenceurs d’extrême droite en France dépassent un million de vues par mois sur Youtube, ce qui est énorme. Les progressistes doivent aussi se structurer pour mieux se faire entendre. Cela passe par la formation et l’accompagnement d’activistes, de politiques et de citoyens qui se battent pour la démocratie. Il faut aussi investir dans l’éducation et créer des structures comme l’Académie des futurs leaders pour aider à former de nouveaux dirigeants capables de défendre les valeurs démocratiques.

Quelles sont les actions concrètes pour défendre la démocratie dans un contexte aussi difficile ?

Il faut absolument défendre l’accès à l’éducation et renforcer les institutions démocratiques. L’éducation populaire et les associations sont de plus en plus précarisées à cause des baisses de financements. Cela doit changer. Il est aussi essentiel de soutenir des fondations qui réinjectent de l’argent dans des initiatives pour la démocratie.

Et les partis politiques doivent mieux financer la formation de leurs membres. Aujourd’hui, à part l’extrême droite et la France insoumise, peu de partis investissent sérieusement dans ce domaine. Il est urgent de repenser la manière dont la gauche, et plus largement les partis démocratiques, soutiennent la montée de nouveaux leaders.

Si on veut avoir un réel impact, il faut rentrer dans le système, pas juste pour occuper un poste, mais pour avoir le pouvoir. L’Académie des futurs Leaders est un bon exemple de comment former des citoyens prêts à entrer dans les arènes politiques. C’est ce que nous sommes nombreux à faire, et c’est ce que tout le monde doit faire : on n’est pas là pour prendre le thé, on est là pour prendre le pouvoir. Nous avons besoin de nouveaux leaders, car le système politique traditionnel s’affaiblit de plus en plus.

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