«Bâtir quand tout s’écroule» : ce n’est pas le titre du nouveau livre de Pablo Servigne ou celui d’une conférence de Dernière rénovation, mais le slogan du groupuscule néofasciste Tenesoun. Basé à Aix-en-Provence, il compte parmi les organisations les plus influentes issues de la dissolution du Bastion social en 2019, lui-même héritier du Groupe union défense (GUD).
Si Tenesoun s’inscrit dans la lignée du nationalisme-révolutionnaire violent, il met aussi en avant son engagement écologique. Parmi les activités organisées par la «communauté» : l’entretien d’un potager collectif, l’approvisionnement en circuits couts et les randonnées. En 2022, son fondateur Raphaël Ayma expliquait au Monde sa conception d’une «écologie de terrain», alliant «retour à la terre» et lutte contre le «grand remplacement», cette théorie complotiste et xénophobe sur une supposée substitution des populations européennes. Depuis, il a pris du galon et vient d’être embauché sous le nom de Rafael Ferron, son véritable état civil, comme collaborateur parlementaire du député Rassemblement national (RN) Philippe Schreck.
L’écologie se fraye peu à peu un chemin dans le paysage de l’extrême droite violente, cartographiée récemment par Libération et Streetpress. Jadis méprisée dans une famille politique ouvertement climatosceptique, elle connaît ses premiers «défenseurs» parmi les jeunes militant·es. C’est le cas de Raphaël Ayma, qui se targue de connaître aussi bien les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) que les théories racialistes de Dominique Venner, considéré comme le père de l’extrême droite moderne et présenté comme un martyr depuis son suicide en 2013 dans Notre-Dame de Paris. «Certains écolos d’extrême droite revendiquent leur appartenance à la génération climat», explique le chercheur en sciences sociales Antoine Dubiau, auteur d’Écofascismes (2022, Grévis).
Si l’association de l’écologie et de l’extrême droite peut sembler paradoxale tant cette dernière est coupable du climatoscepticisme actuel, la voir comme telle est une impasse stratégique, selon Stéphane François, historien spécialiste du sujet et auteur de Les Vert-bruns : l’écologie de l’extrême droite française (2022, Le Bord de l’eau) : «Les verts-bruns [les écologistes d’extrême droite, NDLR] sont une réalité qui ne passe pas dans certains milieux écolos de gauche. Mais c’est un déni de la réalité historique.» Antoine Dubiau préfère parler «d’appropriation» de ces sujets par l’extrême droite que de «réappropriation» ou «récupération», voire «d’instrumentalisation», puisque «l’écologie n’est en fait pas intrinsèquement de gauche».
«Gramscisme de droite» et hégémonie culturelle
Pour mieux comprendre, il faut se plonger dans l’histoire de l’écologie politique. «Les premières formes d’écologie datent de la révolution conservatrice allemande qui précéda le nazisme durant l’entre-deux-guerres, elle-même héritée du mouvement völkisch [mouvement ethnonationaliste allemand de la fin du 19ème siècle, NDLR]», retrace Stéphane François.
Des mouvements antimodernes qui ont largement inspiré l’aile «verte» du nazisme, incarnée par Heinrich Himmler et qui promouvait entre autres le bien-être animal, la médecine alternative et la préservation de la nature. Dans les années 1950-1960, d’anciens SS et les premiers néo-nazis, comme Savitri Devi et son livre anti-spéciste Impeachment of man (1959), posent les fondements théoriques d’une écologie fasciste. Mais pour Stéphane François, le tournant s’opère dans les années 1980-1990 avec la Nouvelle droite, mouvement incarné par l’essayiste Alain de Benoist, et considéré comme le socle du renouveau identitaire en France : «La Nouvelle droite prend conscience que l’écologie est devenue l’un des enjeux importants de notre époque et va alors s’inspirer de la révolution conservatrice allemande et du völkisch.»
Pour la Nouvelle droite, la mère des batailles est celle des idées. En 1982, Alain de Benoist utilise dans un essai l’expression «Gramscisme de droite». Ce qui l’intéresse chez le marxiste italien Antonio Gramsci, c’est sa théorie de «l’hégémonie culturelle», selon laquelle, pour conquérir le pouvoir, il faut d’abord imposer ses idées dans la société et les rendre majoritaires. Et c’est ainsi que lentement mais sûrement, les associations absurdes entre «grand remplacement» et «réchauffement climatique» s’installent dans le débat public.
Instrumentalisation de «l’écologie intégrale»
Cette écologie d’extrême droite, pensée par la Nouvelle droite, reprise et adaptée par les identitaires, les catholiques intégristes ou les nationalistes-révolutionnaires, peut se résumer à l’idée «qu’il faut protéger la nature dans toutes ses dimensions, sociales et culturelles comme environnementales», explique Antoine Dubiau. Ici, la notion vague de «nature» renvoie aussi bien à la biodiversité qu’à «l’ordre social», et permet de classer ce qui est ou pas «contre-nature». Une confusion qui permet de mettre au premier plan des idées racialistes, misogynes, homophobes : «La crise écologique serait donc le signe d’une société décadente qui dépasse les bornes.»
Depuis 2023, le groupuscule néofasciste Lyon populaire mène une campagne sur «l’écologie intégrale». Cette idée, issue du catholicisme et popularisée par l’encyclique Laudato Si’ prononcée par le pape François en 2015, envisage toutes les sphères de la vie à partir de l’écologie. Mais elle connaît en France «une appropriation politique ouvertement réactionnaire», explique Stéphane François. L’écologie intégrale a par exemple pu s’incarner dans Les Veilleurs, organisation satellite de La Manif pour tous et la revue Limites. Portée par des personnalités comme Gaulthier Bès et Eugénie Bastié, l’écologie intégrale s’oppose à la PMA, au mariage homosexuel et même aux méthodes de contraception.
Un socle théorique qu’utilise Lyon populaire pour gommer son image violente, tout comme le fait Tenesoun en Provence. Loin des «gudards» [membres du GUD, NDLR] encagoulés rodant la nuit, le groupuscule a mené cette campagne de manière très visible : à l’aide de tractages sur les marchés, de collages et de conférences publiques, ils se présentent comme une «communauté engagée», «anti-capitalisme» et en faveur du «localisme».
«Ma crainte, c’est que l’écologie devienne une porte d’entrée vers l’extrême droite»
Une stratégie reprise par La Cocarde étudiante. Le syndicat national étudiant d’extrême droite, qui se dit «apolitique», se positionne sur des sujets qui parlent à toutes et tous : précarité, isolement et écologie, en prenant soin de gommer sa radicalité. Lancée en 2023, sa campagne dédiée à l’écologie reprend les thèmes de la «sobriété», de la «rupture avec la société de consommation» et la recherche d’une «alternative sur la voie de la décroissance».
Des discours qui séduisent de plus en plus d’étudiant·es. Créée à l’Université Paris Panthéon-Assas il y a dix ans, La Cocarde a présenté cette année des listes aux élections du Crous dans la quasi-totalité des villes étudiantes, contre seulement deux en 2021. Si elle n’a remporté aucun siège, elle confirme son maillage local de plus en plus fort.
Mais dans un contexte où 79 % des 15-25 ans considèrent la protection de l’environnement comme une préoccupation majeure (étude 2023 de l’Ademe), porter l’écologie en étendard peut-il suffire à recruter des jeunes réticent·es à l’idée de rejoindre une organisation d’extrême droite ? Difficile à dire, mais Antoine Dubiau s’en inquiète : «Ma crainte, c’est que l’écologie devienne une porte d’entrée vers l’extrême droite.»
Communautés et traditionalisme numérique
On observe aussi la création ces dernières années de plusieurs communautés identitaires : des groupes de jeunes issus des cercles réactionnaires et d’extrême droite qui se mettent à vivre tous ensemble à la campagne. «Le mode communautaire anti-moderne, avant qu’il ne soit repris par les alternatifs des années 1970, est mis en avant par les völkish au tournant du 19e siècle, puis les nazis», explique Stéphane François à Vert. Le réseau des Braves, fondé par Daniel Conversano, au cœur du livre-enquête Au nom de la race : bienvenue chez les suprémacistes français (2022, Robert Laffont), réunit des «communautés» qui partagent ces modes de vie. Un retour à la terre associé à la sauvegarde de l’identité européenne et la famille traditionnelle. Si elles revendiquent leur antimodernisme, elles sont très présentes sur des réseaux sociaux comme Instagram.
Aujourd’hui, les Braves rassemble 1 000 adhérent·es et 3 000 sympathisant·es. Streetpress recense parmi ces communautés actives les Téméraires en Bourgogne, Atlante en Loire-Atlantique, ou encore la Communauté du Ventoux en Provence, tous présents sur les réseaux sociaux. La chercheuse étasunienne Catherine Tebaldi, qui observe ce mouvement outre-atlantique, qualifie ces communautés de «Granolas nazis», en référence au partage de leur mode de vie sur les réseaux, qui passe surtout par la cuisine maison pour les femmes, associé à des valeurs tout droit sorties du nazisme. Tebaldi nomme ce paradoxe le «traditionalisme numérique», soit «la célébration en ligne, apparemment contradictoire, de la vie pré-numérique, qui véhicule également des valeurs sociales profondément de droite». Comme quoi, être néo-rural et manger bio n’est ni fondamentalement écolo ni fondamentalement de gauche.
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