Il est rare que des manifestations de scientifiques fassent le plein. Ce vendredi pourtant, devant le campus Pierre-et-Marie-Curie de l’université de la Sorbonne à Paris (5ème arrondissement), difficile d’avancer tant la foule est compacte. À l’appel de leurs consœurs et confrères outre-Atlantique, des chercheur·ses de toutes les disciplines ont organisé une vaste mobilisation pour défendre la recherche, appelée «Stand up for science» (notre article), dans plusieurs villes universitaires françaises. Au total, 2 500 personnes ont répondu à l’appel dans la capitale, selon la police. «Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde», soufflent plusieurs participant·es en attendant le départ de la marche.
«Une attaque massive contre la démocratie»
La mobilisation est exceptionnelle, à l’image de la gravité de la situation étasunienne. Licenciements, censures, abandons de projets de recherche, suppressions de données et pertes de budgets : les agressions sont brutales et quasi quotidiennes depuis le début du second mandat de Donald Trump à la Maison-Blanche. «Par le passé, des scientifiques avaient été attaqués sur leurs opinions. Là, nous sommes visés sur la définition même de notre métier, et c’est sans précédent de ce point de vue-là. C’est une attaque massive contre la démocratie», a décrypté l’historien Patrick Boucheron lors de la conférence de presse qui a précédé la marche. Les États-Unis sont dans les esprits de tout le monde, tout comme l’Argentine de Javier Milei, qui suit une trajectoire similaire en matière de déni de la science.

«Dans plusieurs pays, des groupes mettent les faits scientifiques sur le même plan que les opinions, au détriment de toute méthode scientifique ou de la notion de vérité», explique à Vert David, chercheur en informatique. «Pouvoir délibérer sur la base de faits, et pas de croyances, est la base de toute démocratie», abonde Valérie Masson-Delmotte, climatologue et ancienne co-présidente de l’un des groupes de travail du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).
«L’attaque est généralisée, et la brutalité stupéfiante et volontaire pour empêcher les chercheurs de s’exprimer», exprime Claire Mathieu, directrice de recherche en informatique au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Une profession habituellement peu mobilisée
Quel déclic a poussé le secteur de la recherche – qui se tient souvent éloigné des manifestations – à de telles prises de position ? «Ce n’est pas facile de mobiliser fortement le monde académique, reconnaît la géophysicienne Kristel Chanard, qui a copiloté la mobilisation parisienne. Mais quand il est violemment attaqué, il se doit de réagir partout dans le monde.»

«C’est très surprenant et impressionnant qu’autant de voix s’élèvent aussi vite dans la communauté scientifique. Je pense que c’est lié à la violence des attaques du gouvernement Trump et au fait qu’elles aient lieu à tous les niveaux et au même moment», croit David, le chercheur en informatique. Il s’insurge : «Aux États-Unis, tout le monde a peur. Dans nos prises de parole aujourd’hui, nous voulions parler de gens qui ont perdu le financement de leurs thèses. Mais ceux-ci ne voulaient pas que l’on mentionne le nom de leur université, par crainte des représailles. Vous vous rendez compte ?»
Des conséquences directes en France
«C’est important de montrer que nous sommes une grande communauté internationale», justifie Maïa, étudiante en biologie. De nombreux·ses participant·es soulignent la proximité de la France et des États-Unis en matière de recherche, et les innombrables collaborations mises à mal par le contexte actuel (impossibilité d’accès à des données américaines, interruption de travaux communs…).
Rencontrée pendant la marche, sous les bruits des tambours de la fanfare, Pauline* (le prénom a été modifié), étudiante en sciences du climat, raconte qu’elle envisageait de poursuivre ses recherches outre-Atlantique, en post-doctorat (un contrat dans un laboratoire pour un chercheur qui a soutenu sa thèse). Un projet remis en cause par la situation actuelle : «Je vais devoir changer mes plans», souffle-t-elle, munie d’une pancarte colorée «Stand up for science».

«Nous avons beaucoup de liens avec nos collègues américains, et beaucoup ont été témoins de ces attaques brutales et inédites dans une démocratie. L’ampleur des conséquences est telle que ça amène forcément à réagir», détaille à Vert Valérie Masson-Delmotte. «C’est le sentiment fort d’une charge claire contre la science et contre la liberté de conduire des recherches qui nous pousse à nous mobiliser aujourd’hui», approuve Dominique Costagliola, épidémiologiste et directrice de recherche émérite à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). «Et même si la situation n’est pas aussi critique en France, des germes montrent qu’un certain nombre de ces choses pourraient aussi nous arriver», prévient cette spécialiste de la santé publique.
«Il faut être extrêmement vigilants»
Dans les bouches de tout le monde : le risque de ricochet entre la situation aux États-Unis et celle qui pourrait advenir en France. «Nous avons souvent l’impression que nous n’y sommes pas encore, mais si vous posez la question aux collègues américains, ils vous répondront qu’ils n’auraient jamais imaginé que ce qui se passe depuis janvier pourrait arriver si vite», avertit la géophysicienne Kristel Chanard.
Attaques contre des institutions scientifiques, effritement des financements, accusations régulières de «wokisme» envers des chercheur·ses… Ces derniers mois, les coups portés contre la recherche se sont multipliés en France, souvent poussés par des partis ou des syndicats d’extrême droite.
«Je vous invite à réfléchir sur les symboles quand, en France, on mure l’entrée de l’Office français de la biodiversité, de l’Anses, de l’Inrae [fin novembre 2024, plusieurs syndicats agricoles ont mené des actions violentes contre ces institutions dans différentes villes de France, NDLR]. Qu’est-ce que ça veut dire : on veut intimider, on ne veut pas laisser parler ?, questionne Valérie Masson-Delmotte. Nous ne sommes pas au même niveau d’attaques, mais il faut prendre soin de la science, qui est un bien commun.»
Pour éviter que la France ne suive le chemin des États-Unis, la communauté scientifique appelle à un renforcement des financements pour préserver la recherche publique. Une autre proposition émerge d’ores et déjà de ce mouvement : inscrire la liberté académique dans la Constitution, à l’instar de ce qui a été fait en mars 2024 avec l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Affaire à suivre.
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