La conversation

Pourquoi crier au scandale à chaque fois qu’une personnalité politique utilise un jet privé ?

Pour la chercheuse en sciences de gestion Dhouha El Amri, le manque d’exemplarité des pouvoirs publics et le double discours de certains responsables politiques jouent contre l'adoption de comportements plus écologiques.
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Au lende­main du pre­mier tour de l’élection prési­den­tielle du 10 avril 2022, Vert épinglait le choix du Pre­mier min­istre Jean Cas­tex d’avoir util­isé un jet privé pour aller vot­er à Prades, dans les Pyrénées-Ori­en­tales.

Une péti­tion a même sur­gi pour l’encourager à faire une procu­ra­tion à l’occasion du sec­ond tour.

Ce n’est pas la pre­mière fois qu’une per­son­nal­ité poli­tique se voit reprocher un recours à l’avion jugé injus­ti­fié.

Cette nou­velle polémique sur­git dans un con­texte où les appels à baiss­er la con­som­ma­tion d’énergie des ménages se mul­ti­plient, alors que l’Union européenne doit se libér­er de sa dépen­dance énergé­tique vis-à-vis de la Russie et que la pub­li­ca­tion du dernier volet du rap­port du GIEC le 4 avril 2022 alerte une nou­velle fois sur l’urgence d’agir dras­tique­ment pour frein­er le dérè­gle­ment cli­ma­tique.

Out­re l’impact financier pour le con­tribuable du recours abusif aux jets privés, quels effets de tels com­porte­ments de la part des per­son­nal­ités poli­tiques peu­vent-ils avoir sur les con­som­ma­teurs en matière de choix énergé­tiques ?

Dans une étude pub­liée à l’été 2020 dans la Revue de L’organisation respon­s­able, j’ai ten­té d’explorer les prin­ci­pales raisons qui expliquent pourquoi les indi­vidus ne dimin­u­ent pas leur con­som­ma­tion d’énergie domes­tique, mal­gré les invi­ta­tions pres­santes à le faire.

Dans ces travaux, j’ai établi une typolo­gie des con­som­ma­teurs en fonc­tion de leur rap­port aux économies d’énergie. Si du côté des « résis­tants », les moti­va­tions sont divers­es, les dis­cours et atti­tudes con­tra­dic­toires des dirigeants appa­rais­sent comme un fac­teur sail­lant.

Ces 1001 raisons d’être réfractaire au changement

Il y a d’abord ceux qui jugent que les économies d’énergie ne sont qu’un effet de mode qui passera, qu’ils en ont assez d’en enten­dre par­ler et de faire des efforts. D’autres s’assument explicite­ment cli­matoscep­tiques : ils ne croient tout sim­ple­ment pas à la prob­lé­ma­tique envi­ron­nemen­tale, ni par con­séquent à la néces­sité de réduire leur con­som­ma­tion énergé­tique rési­den­tielle.

La théorie des nudge sug­gère que l’on peut influ­encer les choix des indi­vidus par des inci­ta­tions non finan­cières et non con­traig­nantes. © Sourav Raina

D’autres invo­quent la préser­va­tion de leur lib­erté indi­vidu­elle : ils refusent que l’action publique s’immisce dans leur vie quo­ti­di­enne et les empêchent de con­som­mer ce qu’ils veu­lent, quand ils veu­lent et comme ils veu­lent.

Une autre frange encore présente une réti­cence générale au change­ment, qui va au-delà des « habi­tudes » et peut présen­ter 4 dimen­sions : la recherche de rou­tine, la réac­tion émo­tion­nelle, la focal­i­sa­tion sur le court terme et la rigid­ité cog­ni­tive.

Un sentiment d’injustice

Mais il existe un autre seg­ment chez ces « résis­tants » à l’économie d’énergie : celui des révoltés par l’injustice perçue à l’égard des vrais pol­lueurs, par l’incohérence de l’action publique et son manque de trans­parence.

Eux esti­ment que les pou­voirs publics s’acharnent sur les ménages tout en se mon­trant lax­istes vis-à-vis des grands groupes pol­lueurs. Notre recherche qual­i­ta­tive, à tra­vers des entre­tiens et une netno­gra­phie, révèle que ces répon­dants vont, parce qu’ils jugent l’action de l’État con­tra­dic­toire, jusqu’à refuser d’adopter un com­porte­ment économe en énergie.

Pour eux, l’État incite d’un côté la pop­u­la­tion à adopter des com­porte­ments économes, tout en ne l’informant pas par ailleurs du car­ac­tère éner­gi­vore des inno­va­tions tech­nologiques et des nou­veaux appareils.

La schizophrénie des pouvoirs publics

L’action publique peut en effet appa­raître schiz­o­phrène sur ce sujet, prise entre les enjeux de la crois­sance économique et de la dynamique des marchés et ceux d’une régu­la­tion des com­porte­ments des con­som­ma­teurs.

La barre de gauche représente la moyenne pour le mode, celle du milieu en hachuré seule­ment pour les déplace­ments à courte dis­tance, et à droite les déplace­ments longue dis­tance qui sont plus directe­ment com­pa­ra­bles à l’aérien en ter­mes de motifs. Aurélien Bigo/Données Ademe et ENTD, CC BY-NC-ND

Pour les répon­dants révoltés, la résis­tance à la décon­som­ma­tion appa­raît donc comme une manière d’exprimer leur point de vue et de révéler leur oppo­si­tion à ce dou­ble dis­cours.

« Non pas du tout je ne vais pas faire le con alors que les autres dépensent de l’argent aux frais de la princesse », « Qu’ils com­men­cent par le haut », exprime une per­son­ne inter­rogée. « Pourquoi les gens au-dessus ne se ser­rent pas la cein­ture ? »

« Le soir, sur les routes nationales, il y a des com­plex­es com­mer­ci­aux… qui lais­sent toutes les lumières allumées sur des park­ings déserts. La con­som­ma­tion d’énergie de Las Vegas, les politi­ciens qui voy­a­gent en Jet Privé… », souligne un autre con­tribu­teur anonymisé sur le forum sur-la-toile.com.

« Cal­culer l’empreinte écologique : éval­uer la trace lais­sée sur le pas­sage sur cette Terre (en ter­mes d’épuisement des ressources et pol­lu­tion) et surtout, pour ceux qui le peu­vent (c’est-à-dire les sociétés), le prof­it tiré de ces prélève­ments (gratos), et pointez du doigt les coupables, les vrais. »

Anonymisé, forum : sur-la-toile.com

S’ils veu­lent con­va­in­cre ce groupe de résis­tants d’agir en faveur de la maîtrise de l’énergie, les acteurs publics devront affin­er leur com­mu­ni­ca­tion et tâch­er de cor­riger l’injustice perçue.

En la matière, les per­son­nal­ités poli­tiques gag­n­eraient à prou­ver leur cohérence et à faire en sorte que le mes­sage qu’ils dif­fusent soit reflété dans leurs com­porte­ments.The Conversation

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion, sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Dhouha El Amri, maîtresse de con­férences en sci­ences de ges­tion à l’U­ni­ver­sité Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) Vous pou­vez lire l’arti­cle orig­i­nal ici.