Chercheur associé à la Chaire énergie et prospérité de l’institut Louis Bachelier, Aurélien Bigo est spécialiste de la transition énergétique dans les transports. Dans la continuité de sa thèse, soutenue en novembre 2020, il travaille à penser la décarbonation des mobilités à l’horizon 2050, avec l’Agence de la transition écologique (Ademe). Dans un entretien accordé à Vert, il décortique les insuffisances de la loi Climat sur ce secteur, et nous parle des évolutions nécessaires pour atténuer le changement climatique.
La loi « Climat et résilience » qui vient d’être votée à l’Assemblée Nationale va-t-elle réduire efficacement les émissions des transports ?
C’est difficile à dire, car il n’y a pas de quantification précise des mesures [Le Conseil d’Etat a pointé des « insuffisances notables » dans l’analyse « trop souvent superficielle » des impacts de cette loi – NDLR].
Bien qu’il y ait des évolutions positives, cette loi manque d’ambition pour aller vers une rupture des émissions de CO2 par rapport au passé. On est dans la continuité des efforts actuels, dont on sait qu’ils sont insuffisants. Cette loi sera donc insuffisante.
Les émissions de CO2 par kilomètre parcouru [par un voyageur ou une tonne de marchandise – NLDR] sont en faible baisse depuis les années 1990 du fait des progrès techniques : de l’ordre de 0,5 % par an. Mais la demande en transport de biens ou de personnes devrait continuer d’augmenter dans les années à venir.
Dans la Stratégie nationale bas-carbone [la feuille de route de la France qui détaille les objectifs nationaux de baisse des émissions de gaz à effet de serre – NDLR], le seul levier de rupture envisagé par le gouvernement est de réduire les émissions par unité, c’est-à-dire essentiellement de diminuer les émissions de CO2 des transports grâce à des progrès techniques.
On cherche toujours à aller plus vite et plus loin. Or, plus on va vite et loin, plus on émet. Le fait de n’être pas sortie de cette problématique est pour moi la faiblesse majeure de la loi climat. Pour travailler sur la demande, on aurait pu promouvoir une politique d’aménagement du territoire visant à favoriser la proximité, à réduire les distances de déplacement et les nuisances associées.
Concernant les marchandises, la faible régulation du commerce en ligne entraîne une explosion des trajets sur de courtes distances [notre article à ce sujet]. Malgré les débats autour du trafic aérien, seulement trois lignes intérieures ont été supprimées (Vert).
La suppression des lignes aériennes intérieures dont le trajet est réalisable en moins de 2h30 de train est donc insuffisante ?
Si s’attaquer aux trajets courts peut sembler le plus logique – c’est l’étape la plus facile – ce sont aussi les trajets les moins polluants. La majeure partie des émissions aériennes proviennent des trajets de longue distance. Du point de vue de la réduction des émissions, c’est anecdotique, d’autant que les déplacements en correspondance seront maintenus, et que les créneaux aériens libérés pourront être utilisés pour des déplacements de plus longue distance.
Il s’agit quand même d’un signal de modération : c’est l’une des premières politiques publiques assumées de réduction en matière de transport aérien.
La baisse du trafic aérien du fait de la crise du Covid a été positive sur le plan des émissions. Ça aurait été le bon moment pour aligner le secteur sur les exigences climatiques et freiner sa croissance, mais pour l’instant, les politiques publiques ne suivent pas. L’abandon de l’extension de l’aéroport de Roissy est cependant un bon signal. La crise économique a pu influencer cette décision autant que la dimension environnementale. Il faut évidemment veiller aux dimensions sociales de cette transition, souvent un angle mort sur le plan politique.
Peut-on concilier développement de l’aviation et lutte contre le changement climatique, comme le promet le secrétaire d’Etat aux Transports, Jean-Baptiste Djebbari ?
On ne peut pas concilier une croissance forte des trafics avec une trajectoire de baisse des émissions de CO2 compatible avec l’Accord de Paris. Si on considère que la réduction des émissions du secteur aérien doit aller à la même vitesse que les autres secteurs, il doit passer par une modération, en local, mais surtout en international. Ce n’est pas la fin du voyage, mais il s’agit de mettre en avant d’autres types de voyages, moins impactants.
La modération du trafic aérien aurait des effets positifs dans les années à venir, années qui seront cruciales. D’autant que la décarbonation de l’avion sera longue, et les solutions technologiques loin d’être parfaites (Vert).
Il faut rappeler que seule une petite partie de la population prend l’avion. En France, les 10 % les plus aisés voyagent sept fois plus par les airs que les 50 % les moins aisés. Il y a une injustice perçue, car les plus riches ont des émissions supérieures, alimentées par un kérosène qui n’est pas taxé. Au contraire, les plus modestes, cantonnés à la voiture (Vert), encore indispensable, n’échappent pas aux taxes sur les carburants.
La majorité et le gouvernement en font-ils assez pour développer le vélo ?
La part modale du vélo est aujourd’hui de 3 %. Depuis plusieurs années, son usage se redéveloppe, surtout en ville. Le gouvernement s’est fixé comme objectif de porter la part modale à 9 % d’ici 2024. Une multiplication par trois en trois ans, c’est énorme !
Le principal frein, c’est la sécurité. Le plus gros besoin est celui d’infrastructures sécurisées, au sein d’un réseau continu et efficace. C’est comme ça qu’on accueillera de nouveaux cyclistes.
Sur du plus long terme, il faut aller plus loin sur tout un tas de sujets. Le vélo n’est pas seulement adapté aux villes. Il faut en augmenter la pratique dans les zones périurbaines et rurales. Les aménagements doivent être massifiés. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Certaines collectivités mettent en place des aides à l’achat, mais elles ne sont pas généralisées, alors qu’on a eu jusqu’à 7 000 € d’aides sur la voiture électrique. Il n’y a pas de soutien systématique des vélos à assistance électrique, qui permettent d’aller plus loin, et de mettre au vélo des gens qui ne s’y seraient pas mis sans l’assistance.
Vélo et marche permettent d’assurer des distances courtes, et peuvent être combinés avec un autre mode de plus longue distance comme le train, qui leur est très complémentaire.
Quel a été l’impact du Covid-19 sur les mobilités en France ?
Le trafic à vélo a augmenté sur les trajets de travail et de loisir, en centres-villes. Mais aussi en milieu rural, alors qu’il y déclinait jusque-là.
Face à un fort développement du vélo, certains aménagements prévus il y a quelques années sont déjà saturés. Les infrastructures ont été adaptées en urgence, avec la naissance des « coronapistes ». On s’est rendu compte de la nécessité de rééquilibrer l’espace public pour faire face à la crise sanitaire et éviter les contaminations dans les transports et dans la rue.
La relance du secteur des transports en commun est incertaine. Les usagers vont-ils les reprendre quand la situation s’améliorera ?
Le télétravail va dans le bon sens, a priori. C’est une opportunité de relocaliser les modes de vie et d’avoir des déplacements à proximité du domicile. Mais attention aux effets rebond ! Est-ce que les cadres ne risquent pas d’en profiter pour habiter plus loin du boulot, partir plus souvenr le week-end ?
Comment décarboner le secteur automobile ?
La taxe carbone sur l’essence a déclenché la crise des gilets jaunes. Elle se surajoute à des carburants déjà taxés, alors qu’il y a une exonération partielle pour les poids lourds, et même totale pour les transports aérien ou maritime. C’est sur les autres modes de déplacement que la voiture qu’il faut agir en priorité concernant la taxation des carburants.
L’autre option serait de taxer l’achat des véhicules. C’est l’un des rendez-vous manqués de la loi Climat. On met encore aujourd’hui sur le marché des voitures thermiques, lourdes, d’une durée de vie de 15 ans. Elles auront un impact sur les émissions des 15 prochaines années. Avec en plus d’autres impacts sur la sécurité et l’espace public confisqué. Mais aussi des conséquences sociales : dans cinq à dix ans, elles seront rachetées sur le marché de l’occasion par les moins aisés, qui auront des véhicules chers et polluants. Les plus aisés pourront s’acheter une Tesla dite « sans émissions », et échapperont aux zones à faibles émissions.
Le virage vers l’électrique est positif, mais appliqué aux véhicules les plus sobres, les plus légers. Même dans leurs versions hybrides rechargeables, les SUV présentent une tendance assez défavorable, car la consommation est corrélée au poids du véhicule. Trop puissants, ils sont conçus pour des vitesses qu’on ne va jamais atteindre : 185 km/h en moyenne pour les voitures neuves. Dans la loi Climat, le malus au poids pour les voitures dépassant 1,8 tonne est très loin des enjeux [ce malus ne devrait toucher qu’un nombre infime de modèles de SUV vendus en France – NDLR].
Les imaginaires et les récits sur la place de la voiture ne sont pas alignés avec les besoins de sobriété. Un des gros manques de la stratégie bas-carbone est de se fixer des objectifs technologiques, mais très peu sur la sobriété ou l’évolution des modes de vie. Ces sont là des changements structurels qui doivent être initiés ou encouragés par les politiques publiques.