Les cliquetis des machines à coudre retentissent sous les mains expertes des couturier·es. En cet après-midi de novembre, des jeans «Alphonse», du nom de l’un des modèles phares de l’Atelier Tuffery, sont confectionnés. Bienvenue dans la plus vieille manufacture française de jeans, fondée en 1892 à Florac, en Lozère.
Désormais, Julien Tuffery, descendant de la quatrième génération, est à la manœuvre avec son épouse Myriam. En 2016, lorsque ces deux ingénieur·es de formation décident de reprendre l’entreprise familiale, celle-ci est à bout de souffle. À l’époque, selon Julien Tuffery, son père et ses oncles sont perçus comme «des marginaux cévenols».
C’est justement cet ancrage territorial, ce savoir-faire local et cette fabrication française que veulent faire perdurer les jeunes entrepreneur·es, tout en y intégrant des engagements écologiques, éthiques et sociaux. Leur objectif : «Créer la manufacture de demain, dans laquelle les mains qui fabriquent sont les mains qui vendent», affirme Julien Tuffery.
Contre la fast fashion, «les consommateurs ont leur part de responsabilité»
L’industrie textile est l’une des plus polluantes au monde : elle émet quatre milliards de tonnes de CO2 équivalent chaque année. En première position du classement des marques qui polluent le plus se trouve Shein, ambassadrice de l’ultra-fast fashion, qui vient d’ouvrir sa première boutique permanente au grand magasin BHV à Paris. «Avec la mondialisation, le système a perdu la tête. On prépare les commandes un an à l’avance, on finance donc des invendus, assure Julien Tuffery. Il faut informer les consommateurs de l’impact écologique du textile afin qu’ils prennent conscience de leur part de responsabilité ; ce n’est pas normal d’acheter un t-shirt à 1,50 euros chez Shein.»

La marque ne veut ni surproduction, ni gaspillage. Elle a donc fait le choix de la vente directe. Julien Tuffery s’inspire de ses aïeux : «À ses débuts, l’Atelier Tuffery faisait preuve d’une rationalité parfaite, avec zéro gaspillage puisque la fabrication se faisait en fonction des besoins des ouvriers.» Le jean Tuffery était alors un vêtement de travail robuste, peu salissant car teint à l’indigo (un colorant naturel extrait de plantes) et fait à partir de toile «denim».
Aujourd’hui, l’esprit reste le même, les collections sont peu renouvelées et 85% du chiffre d’affaires de l’entreprise est réalisé sur les basiques. «On a également mis en place un atelier de réparation qui permet de sauver des milliers de vêtements chaque année», précise l’entrepreneur. La vente en seconde main est aussi proposée et inclut des pièces qui ont un défaut de fabrication.

Le jean «Alphonse Flex» a fait l’objet d’un calcul de son impact environnemental par La Belle Empreinte, entreprise de conseil spécialisée dans l’écoconception. Ce pantalon en coton bio émet 3,6 kilos de CO2 équivalent, contre 32 kgCO2e pour un jean moyen vendu en France. S’agissant de son éco-score (cet affichage environnemental sur les vêtements, en vigueur depuis octobre mais facultatif), il atteint 1021 points. En comparaison, un jean équivalent vendu en France cumule en moyenne 7 100 points (plus l’éco-score est élevé, plus le coût environnemental du produit est grand).
Un jean français et respectueux de l’environnement
Delphine Droz, fondatrice de La Belle Empreinte, considère que la manufacture est «pionnière» dans la modélisation de l’impact écologique. Elle constate aussi «une exigence constante à chaque étape du processus de production». L’Atelier Tuffery, c’est aussi le circuit court en impératif. Les tissus sont achetés à des fabricants français et européens, dont certains en région Occitanie, à quelques centaines de kilomètres de Florac.
En outre, bien qu’il soit encore difficile de se passer du coton dans l’industrie textile, décrié pour sa forte consommation d’eau et de pesticides, l’entreprise intègre de manière croissante des matières biosourcées et locales : le chanvre, le lin et la laine. «Aujourd’hui, 25% de nos vêtements sont faits à partir d’alternatives au coton» , indique Julien Tuffery.
Un effort particulier est porté sur la laine. Depuis dix ans, Atelier Tuffery se fournit en laine de brebis Lacaune élevées dans les Cévennes pour leur lait et leur viande, une matière jusque-là considérée comme inutilisable dans le textile. En 2024, Myriam et Julien Tuffery se sont lancé·es dans un nouveau projet : constituer leur propre cheptel de brebis mérinos, reconnues pour l’excellence de leur laine. L’hiver, les brebis pâturent dans des vignes bio de l’Hérault et participent ainsi au désherbage et à la fertilisation des sols ; l’été elles retournent en Lozère, sur le causse Méjean, et permettent la sauvegarde de la tradition pastorale.
La durabilité au cœur de l’investissement
Le fameux «consommer moins, mais mieux» s’applique aussi à la mode. L’éco-score calcule le coût environnemental en fonction de la durabilité du vêtement, à la fois physique (sa résistance) et émotionnelle (son utilisation dans le temps). Ainsi, l’Atelier Tuffery cherche à faire naître un attachement des consommateur·ices à ses produits afin de les convaincre de mettre le prix. Les jeans de la marque coûtent entre 139 euros pour un basique et 290 euros pour le modèle le plus onéreux.

Un «juste prix» qui, pour Julien Tuffery, s’explique par «un coût de revient énorme : pour un jean vendu 100 euros hors taxes, les coûts de production représentent 75 euros». Les investissements, le coût des matières premières et la fabrication s’inscrivent dans un changement de modèle plus écoresponsable qui «coûte cher et demande du courage : c’est le poids de l’engagement», argumente-t-il.
À la manufacture, rien n’est laissé au hasard. Du sol au plafond, le lieu a été pensé pour favoriser des matériaux plus écologiques et locaux : l’isolation est faite à partir des jeans Tuffery en fin de vie et déchiquetés ; le bois et la pierre proviennent de Lozère. L’accent est également mis sur le bien-être des salarié·es. À revers de l’aliénation liée aux monotâches dans les usines textiles au Bangladesh ou au Pakistan, les artisan·es se partagent les étapes de fabrication des vêtements.
Il y a un paradoxe, de l’aveu même du gérant : «On fabrique au fin fond des Cévennes le vêtement le plus mondialisé. C’est totalement irrationnel si le but est de gagner de l’argent rapidement.» De ce désavantage compétitif, il en fait une force en pariant sur le made in France et l’écologie. La marque est en croissance de 20% par rapport à l’an dernier et enregistre un chiffre d’affaires à 5,5 millions d’euros.
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