Décryptage

Meilleurs protecteurs du vivant, les peuples autochtones restent en marge des négociations de la COP15

Alors que le mode de vie et les pratiques ancestrales des peuples autochtones en font les meilleurs garants de la biodiversité mondiale, leur voix pèse encore très peu dans les négociations internationales.
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« Avant toute chose, je souhaite recon­naître que Mon­tréal est sur un ter­ri­toire Mohawk non-cédé », a lancé Valérie Plante, mairesse de Mon­tréal, en ouver­ture de la Con­férence des Nations unies sur la bio­di­ver­sité, mar­di 6 décem­bre. Quelques min­utes plus tôt, des mem­bres de la nation Tla A’min de Colom­bie-Bri­tan­nique (Cana­da) inter­rompaient le dis­cours du pre­mier min­istre Justin Trudeau au son de leurs tam­bours. Leurs pan­car­tes indi­quaient ces mots : « Le géno­cide des indigènes = éco­cide. Pour préserv­er la bio­di­ver­sité, cessez d’envahir nos ter­res » (Vert). Une rela­tion chaud-froid entre gou­verne­ments et peu­ples autochtones qui a don­né le ton de la COP.

La céré­monie d’ouverture a été inter­rompue par des représentant·es de peu­ples autochtones de l’Ouest cana­di­en opposées à la poli­tique « colo­nial­iste » du gou­verne­ment © Juli­ette Quef/Vert

« Les autochtones sont les meilleurs ges­tion­naires de la bio­di­ver­sité », s’époumone auprès de Vert Ben Sher­man, mem­bre de la nation Oglagla Lako­ta instal­lée dans le Dako­ta du Sud (États-Unis). À la COP15, les représentant·es des peu­ples autochtones ont été accrédités en nom­bre et le pro­jet d’accord pour instau­r­er un cadre mon­di­al sur la bio­di­ver­sité post-2020 recon­naît leur rôle dans la préser­va­tion du vivant. La Con­ven­tion sur la diver­sité biologique, organ­isatrice de la COP, pos­sède déjà un groupe de tra­vail sur les savoirs et droits autochtones. Ils pos­sè­dent, habitent ou utilisent env­i­ron 20% des ter­res mon­di­ales; ces dernières abri­tent 80% de la bio­di­ver­sité restante du globe. Un héritage direct de leurs méth­odes de con­ser­va­tion.

« Nous prenons ce dont nous avons besoin, jamais plus, selon un principe de suff­i­sance », met en avant Viach­eslav Shadrin auprès de Vert. Cet eth­no­logue et prési­dent du Con­seil des aînés des Yuk­aghirs, un peu­ple de la toundra russe, insiste aus­si sur la rela­tion par­ti­c­ulière des autochtones avec le vivant : « Nous ne nous séparons pas nous-mêmes de la nature. Nous avons une rela­tion men­tale avec elle. C’est pourquoi, sou­vent, l’on dit que quand les peu­ples indigènes par­lent, c’est la nature qui par­le ».

« Il n’y a pas de dissociation entre nature et humain, donc pas de domination »

« Dans ma com­mu­nauté, nous voyons la forêt comme un être vivant, de la même manière que la mon­tagne, la riv­ière, les arbres ; chaque élé­ment a un esprit », développe Hele­na Gualin­ga, qui vient du ter­ri­toire ama­zonien de Sarayaku (Equa­teur). Chercheuse au CNRS en éco-anthro­polo­gie, Nadia Belaï­di com­plète : « Les peu­ples autochtones ne pensent pas la nature comme une ressource, mais comme une rela­tion frater­nelle. Au-delà de la sol­i­dar­ité ou de l’harmonie, c’est une rela­tion intime entre l’humain et la nature. Il n’y a pas de dis­so­ci­a­tion entre nature et humain, donc pas de dom­i­na­tion ». Don­ner à cette « valeur » spé­ci­fique de la nature plus de poids dans les déci­sions économiques et poli­tiques per­me­t­trait de lut­ter effi­cace­ment con­tre l’effondrement du vivant, a récem­ment démon­tré l’IPBES — l’équivalent du Giec pour la bio­di­ver­sité (Vert).

Ta’kaiya Blaney (à gauche) et sa cou­sine de la nation Tla A’min de Colom­bie-Bri­tan­nique (Cana­da) lors d’une con­férence de presse à la COP15 © UN bio­di­ver­si­ty / Flickr

Par ailleurs, les peu­ples autochtones met­tent en avant des savoirs trans­mis de généra­tion en généra­tion, qui leur per­me­t­tent de con­serv­er ces envi­ron­nements comme ils l’ont tou­jours fait. « Cet ensem­ble de pra­tiques ances­trales con­sid­èrent le lieu. Si on met en péril ce milieu, on se met en péril soi-même. Elles s’inscrivent dans des his­toires qui trans­met­tent un code de con­duite », analyse encore Nadia Belaï­di.

« Nous n’acceptons pas le génocide, la politique d’assimilation et la déforestation de nos terres »

Mal­heureuse­ment, si ce rôle de pre­mier plan dans la con­ser­va­tion de la bio­di­ver­sité est recon­nu à la COP15, il ne donne pas droit à une voix prépondérante dans les négo­ci­a­tions : les peu­ples autochtones « doivent par­ler de leur vie, de leur rap­port au monde dans le cadre de visions occi­den­tales, con­tin­ue Nadia Belaï­di. Par exem­ple, on par­le de “gar­di­ens de la nature” comme s’ils étaient en sur­plomb, ce qui n’est pas du tout leur vision. En somme, on leur dit : “pour vous recon­naître, il faut que vous ren­triez dans nos cas­es”. Ça manque beau­coup d’altérité ».

À Mon­tréal, de nombreux·ses représentant·es des com­mu­nautés indigènes sont d’ailleurs venu·es dénon­cer l’action du Cana­da, qui s’affiche comme un bon élève de la bio­di­ver­sité. C’est le cas de Ta’kaiya Blaney de la nation Tla A’min de Colom­bie-Bri­tan­nique (Cana­da). Elle con­damne avec force le « colo­nial­isme » et l’« extrac­tivisme » cana­di­ens, qui ont déplacé sa com­mu­nauté il y a un siè­cle et l’ont privée d’un accès à la riv­ière : « Je suis venue pour par­ler de ma riv­ière. Les bar­rages hydroélec­triques m’ont volé mes droits de nais­sance. Nous n’acceptons pas le géno­cide, la poli­tique d’assimilation et la déforesta­tion de nos ter­res. Nos voix ne sont pas enten­dues aux Nations unies ».

« Une honte que la COP se tienne au Canada »

Hele­na Gualin­ga enrage que les sociétés privées obti­en­nent le droit d’exploiter des ter­ri­toires autochtones : « je suis ici pour dénon­cer l’invasion des ter­res indigènes par les ban­ques et les insti­tu­tions cana­di­ennes qui ont vio­lé les droits humains. Pour nous, c’est une honte que la con­férence se tienne au Cana­da ». Respon­s­able du plus grand désas­tre envi­ron­nemen­tal à Ben­to Rodriguez au Brésil en 2015 — la rup­ture d’un bar­rage qui stock­ait des boues issues d’une mine de fer -, la com­pag­nie cana­di­enne Vale a été invitée à des événe­ments en marge des négo­ci­a­tions.

Les peu­ples autochtones se bat­tent pour obtenir la recon­nais­sance de leur rôle essen­tiel dans les aires pro­tégées, alors que le pro­jet d’accord final de la COP15 prévoit de pro­téger 30% des ter­res et des mers en 2030. En de nom­breux endroits du monde, les aires pro­tégées ont été instau­rées au détri­ment des com­mu­nautés locales. La créa­tion des parcs pour la paix — des cor­ri­dors con­stru­its entre l’Afrique du sud, le Zim­bab­wé et le Mozam­bique — a obligé des pop­u­la­tions à se déplac­er plusieurs fois.

Dans le cadre de l’accord qui pour­rait être signé à Mon­tréal la semaine prochaine, le Forum des peu­ples indigènes demande à ce que leurs modes de ges­tion soient recon­nus. Selon Nadia Belai­di, le Parc ama­zonien de Guyane, qui com­porte des zones de droit d’usage col­lec­tif et per­met aux pop­u­la­tions locales de chas­s­er et d’utiliser des ressources de manière non-atten­ta­toire, pour­rait faire fig­ure d’exemple.

« Con­stru­ire une rela­tion avec les indigènes du monde entier donne de l’espoir », souligne Ta’kaiya Blaney. Si elle ne ren­force pas encore leurs droits, la COP15 aura au moins per­mis aux peu­ples autochtones de se reli­er les uns aux autres.