Décryptage

Redéfinir la relation humains-nature et abandonner la vision marchande du vivant : les leçons audacieuses du « Giec de la biodiversité »

Un million d’espèces sauvages sont menacées de disparition alors que la population humaine et ses besoins en ressources ne cessent de croître. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) vient de faire paraître deux importants rapports qui dressent un état des lieux de la vie sauvage et esquissent des solutions franches pour enrayer le déclin du vivant.
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Pen­dant qua­tre ans, plus de 80 sci­en­tifiques ont tra­vail­lé sur cha­cun des deux rap­ports que l’IPBES vient de faire paraître entre le 8 et le 11 juil­let (ici et ). Elles et ils ont passé en revue plusieurs mil­liers d’articles et leurs con­clu­sions ont été validées par les 139 Etats mem­bres de la plate­forme. Voici les prin­ci­pales con­clu­sions de ces deux doc­u­ments majeurs pour la sauve­g­arde du vivant.

Partout à travers le globe, l’humanité dépend des espèces sauvages

Cueil­lette, chas­se, pêche, bûcheron­nage… Le recours aux espèces sauvages est cru­cial pour l’entièreté de l’humanité. Quelque 50 000 espèces sont « util­isées » à d’innombrables fins, par­mi lesquelles : se nour­rir, se chauf­fer, s’éclairer, con­stru­ire des loge­ments, ou se soign­er : c’est dans le monde sauvage que l’on trou­ve les principes act­ifs de nos médica­ments. 2,4 mil­liards de per­son­nes, soit un tiers de la pop­u­la­tion mon­di­ale, se ser­vent de bois pour cuisin­er.

A tra­vers la planète, les humains se repais­sent d’environ 10 000 espèces ani­males ou végé­tales. Aus­si, l’usage durable des ressources sauvages est « cri­tique » pour assur­er la sécu­rité ali­men­taire des pop­u­la­tions. Celles-ci con­stituent égale­ment d’importantes sources de revenus pour une large part de l’humanité, surtout la plus pau­vre. Par exem­ple, 120 mil­lions de per­son­nes vivent de la pêche, dont 90% la pra­tiquent de manière arti­sanale. Or, le tiers des stocks de pois­sons est sur­ex­ploité, rap­porte l’IPBES.

D’un point de vue moins matériel, l’observation de la vie sauvage améliore le bien-être physique et men­tal et ren­force le lien avec la nature. La cul­ture, l’identité et la vie spir­ituelle de nom­breuses com­mu­nautés locales et peu­ples autochtones en dépend.

De nombreuses menaces pèsent sur le vivant

La sur­ex­ploita­tion des ressources

Les « activ­ités extrac­tives » — pêche, chas­se, cueil­lette, bûcheron­nage — des humains met­tent le monde vivant à rude épreuve. La sur­ex­ploita­tion des ressources est la pre­mière men­ace qui s’exerce sur les espèces sauvages marines, et la deux­ième pour les espèces ter­restres et d’eau douce. La chas­se « non-durable » met en dan­ger quelque 1 341 espèces de mam­mifères et 12% des arbres sauvages sont men­acés par le bûcheron­nage.

© IPBES

Le change­ment cli­ma­tique

Le cli­mat et le vivant sont indis­so­cia­bles ; c’était déjà l’un des prin­ci­paux mes­sage du sec­ond volet du dernier rap­port du Groupe d’experts inter­gou­verne­men­tal sur l’évolution du cli­mat (Giec). Or, la crise cli­ma­tique va notam­ment se traduire par une élé­va­tion des tem­péra­tures, une mod­i­fi­ca­tion du cycle de l’eau, une inten­si­fi­ca­tion des phénomènes extrêmes (tem­pêtes, sécher­ess­es, incendies, etc.). Ces boule­verse­ments ont un lourd impact sur l’ensemble du vivant, et ont déjà entraîné, par exem­ple, la migra­tion vers les pôles ou en alti­tude de la moitié des espèces, par­ties à la recherche de fraîcheur.

Le cer­cle vicieux de la pau­vreté

Toutes ces trans­for­ma­tions affectent les per­son­nes les plus dépen­dantes des ressources naturelles — sou­vent les plus pau­vres. Comme le note l’IPBES, les pop­u­la­tions rurales de pays en développe­ment comptent « de manière dis­propo­tion­née sur les espèces sauvages ». Or, celles-ci représen­tent 3,5 mil­liards de per­son­nes, soit 45% de l’humanité. En l’absence d’alternatives, cette paupéri­sa­tion peut amen­er les pop­u­la­tions à inten­si­fi­er leur con­som­ma­tion d’espèces sauvages, réduisant encore un peu plus les ressources à leurs dis­po­si­tion. De quoi créer « une boucle néga­tive ».

Le com­merce mon­di­al d’espèces

La vente d’espèces sauvages à l’international fait pay­er un lourd trib­ut au vivant. Elle décou­ple la con­som­ma­tion d’espèces de leur lieu d’origine où l’on trou­ve d’ordinaire des pra­tiques de gou­ver­nance col­lec­tive qui visent à ne pas les sur­ex­ploiter. Ce com­merce mon­di­al est aus­si l’une des caus­es d’introduction d’espèces exo­tiques envahissantes dans cer­tains écosys­tèmes.

Lié à des réseaux crim­inels et vecteur d’injustices sociales, le traf­ic d’espèces sauvages est un juteux marché com­pris entre entre 69 et 199 mil­liards de dol­lars, dont les pro­duits phare sont le bois et le pois­son. Au total, plus de 1 000 espèces d’oiseaux, rep­tiles, pois­sons et mam­mifères s’échangent légale­ment et illé­gale­ment pour devenir des ani­maux de com­pag­nie.

L’augmentation de la pop­u­la­tion mon­di­ale et de la con­som­ma­tion

Selon un tout récent rap­port de l’ONU, la pop­u­la­tion mon­di­ale devrait attein­dre huit mil­liards d’individus dès cette année et pour­rait dépass­er les dix mil­liards d’ici les années 2080. Ain­si, d’après l’IPBES, la demande mon­di­ale en pois­son devrait dou­bler vers le milieu du siè­cle. La seule plan­ta­tion d’arbres ne suf­fi­ra pas à répon­dre à la hausse plané­taire de la demande en bois.

Par ailleurs, l’urbanisation crois­sante, et surtout la péri-urban­i­sa­tion, posent de nom­breux défis. A l’instar des villes, les zones rur­baines sont den­sé­ment peu­plées mais elles con­som­ment davan­tage d’espèces sauvages.

Enfin, le développe­ment de la tech­nolo­gie est un couteau à dou­ble tran­chant. Elle peut amen­er des tech­niques d’extraction encore plus effi­caces — pour sur­pêch­er ou déforester, mais elle peut égale­ment per­me­t­tre d’améliorer le suivi des pop­u­la­tions sauvages ou réduire le gaspillages de ressources.

Les solutions pour réduire la surexploitation du vivant

La jus­tice et l’équité

C’était égale­ment l’un des mes­sages forts du dernier rap­port du Giec : les solu­tions pour lut­ter con­tre la crise cli­ma­tique doivent per­me­t­tre de régler plusieurs prob­lèmes à la fois. Même son de cloche chez l’IPBES. Puisque les pop­u­la­tions les plus pau­vres sont les plus dépen­dantes de la vie sauvage et les plus affec­tées par son altéra­tion, celles-ci doivent être pris­es en compte. « Les poli­tiques qui sécurisent les droits fonciers et l’accès équitable à la terre, aux pêcheries et aux forêts, en même temps que la réduc­tion de la pau­vreté créent les con­di­tions d’un usage durable des espèces sauvages », indique le rap­port.

En out­re, « leurs savoirs, pra­tiques et vision du monde amè­nent à un usage durable des espèces sauvages chez un grand nom­bre de com­mu­nautés locales et peu­ples autochtones ». Ces derniers gèrent quelque 38 mil­lions de kilo­mètres car­rés de ter­res dans 87 pays ; soit env­i­ron 40 % des aires pro­tégées à tra­vers la planète. La déforesta­tion, par exem­ple, y est générale­ment moin­dre qu’ailleurs.

Mobilis­er plusieurs formes de savoirs

La cul­ture au sens large — lan­gage, con­nais­sances, reli­gion, habi­tudes ali­men­taires, philoso­phie — influe large­ment sur les inter­ac­tions humaines avec les espèces sauvages et définit les pra­tiques accept­a­bles ou non. De la même manière, l’éducation, la com­mu­ni­ca­tion et la sen­si­bil­i­sa­tion du pub­lic per­me­t­tent d’améliorer les con­nais­sances et la capac­ité à pren­dre de bonnes déci­sions en matière d’usage du vivant. La sci­ence et la recherche jouent égale­ment un rôle majeur dans la ges­tion des ressources et per­me­t­tent notam­ment de fix­er des quo­tas.

Redéfinir la rela­tion entre les humains et la nature

Voilà peut-être le plus grand chantier qui nous attend. La sur­ex­ploita­tion du vivant découle du long proces­sus intel­lectuel d’extraction des humains du monde naturel. Or, les espèces sauvages « béné­ficieraient d’un change­ment en pro­fondeur de la con­cep­tu­al­i­sa­tion dom­i­nante de la nature, sor­tant du dual­isme humain-nature forte­ment enrac­iné dans de nom­breuses cul­tures, pour une vision plus sys­témique où l’humanité fait par­tie de la nature ». Un dual­isme qui entre­tient l’illusion que l’humanité pour­rait exis­ter en-dehors ou en con­trôlant le reste du vivant, et qui l’encourage à con­som­mer le monde naturel à sa guise. Et qui est à l’orgine, ni plus, ni moins que de la crise cli­ma­tique et celle de la bio­di­ver­sité, juge l’IPBES.

Intégrer les différentes valeurs de la nature pour répondre à la crise du vivant

Com­ment mieux pren­dre en compte la valeur de la nature dans les déci­sions poli­tiques et économiques afin de remédi­er à la crise de la bio­di­ver­sité ? C’est l’objet du deux­ième rap­port de l’IPBES, paru ce lun­di, qui pro­pose plus de 50 méth­odes pour met­tre en lumière les dif­férentes valeurs de la nature.

Non, le vivant n’est pas qu’une ressource à exploiter et à s’échanger sur les places bour­sières (vivre de la nature — selon la typolo­gie de l’étude). Au cours des mil­lé­naires, les humains ont dévelop­pé de nom­breuses manières de com­pren­dre et d’être en rela­tion avec elle, analyse l’IPBES. La vie des non-humains peut être estimée en elle-même (vivre avec la nature). En ce qu’elle con­tribue à « forg­er un sen­ti­ment d’appartenance et d’identité des per­son­nes », la nature a aus­si une valeur rela­tion­nelle (vivre dans la nature). Enfin, un cer­tain nom­bre d’humains vivent une con­nex­ion physique, men­tale et spir­ituelle avec la nature (vivre comme la nature).

Pour­tant, la vision d’un envi­ron­nement qui four­nit des ser­vices aux humains pré­vaut dans les pris­es de déci­sions et elle est à l’origine des déséquili­bres en cours et des risques d’effondrement du vivant. En 2019, l’IPBES avait estimé qu’un mil­lion d’espèces ani­males et végé­tales étaient men­acées d’extinction à tra­vers le globe, prin­ci­pale­ment en rai­son de la crois­sance économique. « Ori­en­ter la prise de déci­sion vers les mul­ti­ples valeurs de la nature est un élé­ment très impor­tant du change­ment pro­fond du sys­tème, lequel est néces­saire pour lut­ter con­tre la crise mon­di­ale de la bio­di­ver­sité actuelle », selon Patri­cia Bal­van­era, co-direc­trice de l’étude.

Le rap­port iden­ti­fie qua­tre leviers d’action. Il sug­gère de recon­naître l’existence des dif­férentes valeurs de la nature, puis de les inté­gr­er dans le proces­sus de déci­sion. Aujourd’hui, « moins de 5% des études d’é­val­u­a­tion pub­liées font état d’une prise en compte dans les déci­sions poli­tiques ». Les auteur·ices insis­tent aus­si sur les change­ments insi­tu­tion­nels néces­saires pour recon­naître le rôle des femmes, des com­mu­nautés locales et des peu­ples autochtones. Enfin, elles et ils sug­gèrent de « mod­i­fi­er les normes et les objec­tifs au niveau de la société pour soutenir les valeurs alignées sur la dura­bil­ité dans tous les secteurs ».

L’étude va jusqu’à pos­tuler que pour faire face à la crise mon­di­ale de la bio­di­ver­sité, il faut aban­don­ner les valeurs pré­dom­i­nantes qui priv­ilégient les gains matériels indi­vidu­els et de court terme. Il est néces­saire de redéfinir ce que veu­lent dire « développe­ment » et « bonne qual­ité de vie » et s’aligner sur des valeurs telles que la jus­tice, la gou­ver­nance, l’unité et la respon­s­abil­ité. Celles-ci se retrou­vent, à des degrés divers selon le rap­port, dans des con­cepts comme l’économie verte, la décrois­sance, la gou­ver­nance de la Terre ou encore la pro­tec­tion de la nature.