Décryptage

Le Gueuleton, les «bons vivants» figures de proue d’une gastronomie réactionnaire

Face aux injonctions à réduire la viande, pour la santé et le climat, un mouvement prône l’exact inverse : la consommation carnée sans entraves au nom d’un «terroir» fantasmé. Parmi ces enseignes, peu connaissent le succès irrésistible du phénomène «Gueuleton». Plongée dans un univers culinaire viandard et réactionnaire.
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Trophées de chas­se au mur, mobili­er en bois rus­tique, doux fumet de viande et disque de Joe Dassin en fond : nous sommes bien dans l’un des 16 étab­lisse­ments du «Gueule­ton, le repaire des bons vivants». Le menu est envelop­pé dans une cou­ver­ture en sim­ilicuir de vache. Les plus gross­es pièces, allant jusqu’à 2 100 grammes de côtes de bœuf, sont plutôt prévues pour 3 ou 4 per­son­nes, «mais même pour deux si vous avez faim, on ne vous jugera pas ici, on est bon vivants!», ras­sure le serveur. L’établissement, en plein cœur des cos­sus Ternes du 17ème arrondisse­ment de Paris, a été l’un des petits derniers à ouvrir. C’était en mai 2023, cette fois-ci nulle part ailleurs que dans la cap­i­tale.

Au Gueule­ton, les végé­taux se réduisent aux pommes de terre accom­pa­g­nant des mets 100% carnés. © Zoé Neboit/Vert

En dix ans, les asso­ciés Arthur Edan­ge et Vin­cent Bernard-Com­parat en ont fait, du chemin. Un sto­ry­telling bien ficelé, qui se retrou­ve jusqu’aux toi­lettes — décorées de pho­tos des deux com­pères -, racon­te com­ment, par­tis de peu après leurs écoles de com­merce et de compt­abil­ité, ils ont répan­du à tra­vers le pays leur amour du ter­roir et surtout, de la viande. La «famille Gueule­ton» réu­nit désor­mais 300 employé·es dans ses restau­rants, trai­teurs, séjours à thèmes, sa web-série Youtube, son mag­a­zine et son éle­vage de porc gas­cons.

«On fait pas de politique, on mange juste du cochon»

Une émis­sion sur TMC, «Régalez-nous», a même été lancée en sep­tem­bre 2023, avant d’être arrêtée au bout de deux épisodes par manque d’audience, selon David Flac­ard, leur pro­duc­teur. Si vous n’en avez jamais enten­du par­ler, c’est peut-être que vous faites par­tie de ces «buveurs de smooth­ie au con­com­bre».

Une expres­sion que l’on trou­ve dans l’une des vidéos les plus vues de leur chaîne Youtube, dans laque­lle les amis à bérets s’enfilent des bouteilles et des pièces de viande en com­pag­nie de l’humoriste Lau­rent Regairaz, alias «Chi­can­di­er». Celui qui a com­mencé en faisant les pre­mières par­ties de Jean-Marie Bigard et comme chroniqueur sur RTL est l’un des per­son­nages récur­rents de l’aventure Gueule­ton. S’il a arrêté l’alcool en jan­vi­er 2023, atteint d’une cir­rhose, il appa­raît encore régulière­ment dans leur mag­a­zine. «On fait pas de poli­tique, on mange juste du cochon», lance à la caméra l’humoriste à la langue bien pen­due. À la fin du repas, la panse bien rem­plie, c’est cig­a­re et digeo (com­prenez “diges­tif”) dans chaque main qu’ils enton­nent en chœur le chant catholique «Que tes œuvres sont belles». Les bons vivants rêvent d’un monde idéal où «en famille, en vil­lage, avec Jean Las­salle [deux fois can­di­dat à l’élection prési­den­tielle et défenseur de la rural­ité] comme maire, on se met la gueule toute la journée et on regarde le tier­cé».

Les joyeux lurons ne sont pas les seuls à pro­pos­er ce genre de con­tenu. L’influenceur Pas Végan, qui dés­in­forme large­ment sur le rôle de la viande dans les can­cers col­orec­taux, les a invités sur sa chaîne pour une par­tie de pêche. Si l’on se laisse porter par les recom­man­da­tions de Youtube, on tombe rapi­de­ment sur Bench&Cigars, la chaîne de Bap­tiste Mar­chais. Ancien déten­teur du record de France de dévelop­pé couché, le youtubeur d’extrême droite, aujourd’hui exilé au Texas, a cou­tume d’y inviter des per­son­nal­ités à déguster des «repas du Seigneur», essen­tielle­ment com­posés de (beau­coup de) viande. Il a reçu à sa table Papac­i­to, le rappeur 25G (auteur de «Babtou pur souche») et Jean Las­salle lui-même.

Les viandards, à droite toute

Sur ces deux chaînes Youtube, ces vidéos de grandes ripailles sus­ci­tent les mêmes com­men­taires enjoués, par­fois agré­men­tés de blagues sur la députée écol­o­giste San­drine Rousseau. Depuis qu’elle a qual­i­fié en juin 2022 le bar­be­cue de «sym­bole de viril­ité», elle est dev­enue une cible récur­rente. Pub­liée dans la foulée de la polémique, une étude de l’IFOP pour l’Institut Dar­win révèle que les hommes qui se con­sid­èrent «très vian­dards» sont sur­représen­tés par­mi les hommes qui se situent à droite et à l’extrême droite. Mais aus­si que les gros con­som­ma­teurs de bœuf adhèrent beau­coup plus aux stéréo­types sex­istes. Par exem­ple, 47 % des con­som­ma­teurs quo­ti­di­ens esti­ment que «dans un cou­ple, il est nor­mal que la femme effectue plus d’activités ménagères que l’homme», con­tre 19 % chez les con­som­ma­teurs heb­do­madaires et 16% chez les non-con­som­ma­teurs majeurs.

Ces sta­tis­tiques témoignent de l’aspect poli­tique de la viande, dans un monde où, pour répon­dre à l’urgence écologique, il faudrait en réduire dras­tique­ment la con­som­ma­tion. «Les injonc­tions à manger moins de viande sont perçues comme des attaques à la lib­erté. La fig­ure du bobo mangeur de quinoa est désignée comme un affront à l’identité française, un don­neur de leçon qui annonce le déclin de l’épicurisme», analyse Nora Bouaz­zouni, jour­nal­iste spé­cial­iste des liens entre l’alimentation, le genre et la poli­tique, et autrice de Steak­sisme, en finir avec le mythe de la végé et du vian­dard (ed. Nourit­ur­fu, 2021, 144p).

«Gastro-nationalisme»

Pour cette dernière, les con­cepts comme celui du Gueule­ton, «sur­fent» pré­cisé­ment sur cette peur via une forme de «gas­tro-nation­al­isme». Ils défend­ent un «ter­roir» qui tient plus du mythe que de la réal­ité : «On a l’impression que la France serait un pays de viande et qu’on aurait tou­jours mangé comme ça, mais c’est faux. Cer­tains ali­ments comme les lentilles ont été délais­sés», explique-t-elle à Vert.

La gas­tronomie, con­cept «inven­té après la Révo­lu­tion française pour per­pétuer la classe dom­i­nante», est l’inverse de quelque chose de pop­u­laire. Or, l’idée du «bon vivant» ren­voie une image pop­u­laire, authen­tique : «ce sont des gens qui instru­men­talisent une frac­ture sociale», estime la jour­nal­iste. Pour un repas accom­pa­g­né d’un verre chez Gueule­ton, comptez au moins 50€.

Arthur Edan­ge et Vin­cent Bernard-Com­parat véhicu­lent une image de «bons vivants» sym­pa­thiques. © Zoé Neboit/Vert

Dans toute mytholo­gie, il y a des fig­ures légendaires. Au Gueule­ton, elles ont le sourire de Jean Las­salle ou Gérard Depar­dieu — l’acteur dont la mar­que de vod­ka a été com­mer­cial­isée en exclu­siv­ité au Gueule­ton en 2021. Mais der­rière cette bon­homie appar­ente, ils imposent une bataille idéologique avec ceux qui cri­ti­queraient leurs assi­ettes. En juin 2023, dans un reportage de TF1 dédié au Gueule­ton, où l’on entend les patrons du Gueule­ton chanter «Il est des nôtres, il a mangé du cochon comme les autres». «Cer­taine­ment pas la représen­ta­tion de la rural­ité. De la bour­geoisie et de l’islamophobie, ça oui », s’insurge sur X (ex-Twit­ter) Claire Jacquin, cadre de la France insoumise, alors direc­trice du cab­i­net du député Antoine Léau­ment.

Les prin­ci­paux intéressés ne réagis­sent pas et une vague de cyber­har­cèle­ment défer­le sur Claire Jacquin. Le stream­er FDE News, aus­si con­nu comme le rappeur d’extrême droite Kroc Blanc, déplore par exem­ple «la détes­ta­tion du Français autochtone, c’est-à-dire celui qui est là depuis tou­jours». La jour­nal­iste et édi­to­ri­al­iste Emmanuelle Ducros l’évoque dans sa chronique sur la mati­nale d’Europe 1. Le média en ligne Chassons.com, le jour­nal com­plo­tiste Epoch Times et le site en ligne d’extrême droite Boule­vard Voltaire relaient l’histoire avec véhé­mence. Riposte Laïque va jusqu’à évo­quer une «fat­wa con­tre les ama­teurs de cochon».

Claire Jacquin a reçu des cen­taines de men­aces — notam­ment de viol — chaque jour par mes­sage : «Ça a duré presque deux semaines. Tout un réseau d’extrême droite s’est organ­isé pour défendre ce petit reportage». Con­tac­tés, les deux asso­ciés du Gueule­ton n’ont pas don­né suite à nos requêtes. «Ils préfèrent choisir les médias dans lesquels ils s’expriment», nous explique l’un de leurs col­lab­o­ra­teurs. On reste sur notre faim.