Le tour de la question

La méthanisation peut-elle nous aider à sortir du gaz fossile ?

Produire du gaz écolo, en France, à partir de déchets agricoles : sur le papier, la méthanisation a tout pour plaire et la nécessité de tourner le dos au gaz russe ne fait qu’ajouter à l’intérêt pour cette technologie. Mais la méthanisation peut-elle vraiment nous aider à sortir du gaz fossile ? Tour d’horizon d’une énergie en développement.
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1. Qu’est-ce que la méthanisation ?

Dans l’exploitation agri­cole seine-et-mar­naise de Michel, on compte 260 vach­es, 280 hectares de cul­ture, six salariés, et deux gros dômes vert et blanc qui ont poussé là il y a trois ans. Comme de plus en plus d’agriculteurs, Michel a décidé d’ajouter la méthani­sa­tion à ses activ­ités. Une tech­nolo­gie qui lui per­met de trans­former ses déchets agri­coles en gaz et en engrais.

Dans une grande cuve, les efflu­ents d’élevage (les déjec­tions) sont mélangés aux matières végé­tales — pulpe de bet­ter­ave, issues de céréales, ensi­lage de maïs, ain­si qu’à des sous-pro­duits de l’industrie agroal­i­men­taire et agro-indus­trielle que Michel se fait livr­er. À l’étape suiv­ante, le mélange passe dans le dôme, où il est mis en con­tact avec des micro-organ­ismes. Une réac­tion se pro­duit, qui crée d’une part du « biogaz », com­posé prin­ci­pale­ment de méthane (CH4) et de gaz car­bonique (CO2), et de l’autre un copro­duit humide, le dige­s­tat, qui peut être util­isé comme engrais.

Aujourd’hui en France, la majeure par­tie des unités de méthani­sa­tion sont asso­ciées à des exploita­tions agri­coles, comme celle de Michel. Toute­fois, d’autres types d’installation exploitent des déchets ménagers, indus­triels ou des boues de sta­tions d’épuration.

2. À quoi ça sert ?

Le biogaz obtenu sert de source d’énergie. Il peut être trans­for­mé en élec­tric­ité sur place, à l’aide d’une tur­bine ou d’un moteur à gaz. La chaleur pro­duite lors de la trans­for­ma­tion est égale­ment val­orisée : c’est ce qu’on appelle la cogénéra­tion. Le gaz peut aus­si être brûlé sur place dans une chaudière. Enfin, il peut être épuré afin d’obtenir un taux de méthane d’au moins 97 %, avant d’être injec­té dans un réseau de dis­tri­b­u­tion de gaz – GRDF, par exem­ple. C’est le cas chez Michel. Les 13 GWh de gaz pro­duits par an dans son exploita­tion ser­vent à chauf­fer les habi­ta­tions alen­tour, l’équivalent de 2 200 foy­ers neufs.

En plus du biogaz, le dige­s­tat peut être util­isé comme fer­til­isant. Loin d’être anec­do­tique, ce dige­s­tat était la pre­mière moti­va­tion de Michel pour choisir la méthani­sa­tion. Beau­coup moins odor­ant que les fumiers qu’il épandait directe­ment sur une par­tie de ses champs, le dige­s­tat lui a per­mis de réduire les nui­sances olfac­tives pour le voisi­nage. Ain­si que de se débar­rass­er de cer­tains engrais chim­iques.

3. Quelle importance dans le mix énergétique actuel ?

En 2020, en France, nous avons fait usage de presque 500 térawatt-heure (TWh) de gaz, soit 16 % du total de l’énergie pri­maire con­som­mée. En com­para­i­son, à la fin de l’année 2020, le min­istère de la Tran­si­tion écologique comp­tait 1 075 instal­la­tions de méthani­sa­tion pour une pro­duc­tion effec­tive de 4,8 TWh/an. Par­mi ces instal­la­tions, 214 ali­men­taient les réseaux de gaz naturel (2,2 TWh/an). Ce chiffre est en rapi­de aug­men­ta­tion : au 1er avril 2021, GRDF comp­tait 401 instal­la­tions rac­cordées au réseau gazier, pour une pro­duc­tion estimée à près de 7 TWh par an. Mais on est encore loin de pou­voir se chauf­fer exclu­sive­ment au biogaz !

© GRDF

4. Quels objectifs ?

Le biogaz fait par­tie des éner­gies renou­ve­lables dont l’État encour­age le développe­ment. La Pro­gram­ma­tion pluri­an­nuelle de l’énergie (PPE), feuille de route nationale sur le sujet, a fixé comme objec­tif pour 2028 une pro­duc­tion pou­vant attein­dre 32 TWh/an, soit jusqu’à 10% de la con­som­ma­tion totale de gaz en 2030. Un objec­tif « opti­miste », mais réal­is­able, selon Romain Cres­son de l’Inrae Trans­fert, co-auteur d’une récente étude sur le cycle de vie du bio­méthane. La méthani­sa­tion peut nous aider à sor­tir du gaz fos­sile, estime-t-il, « à con­di­tion que cela soit bien fait, et qu’il ne s’agisse pas de méthani­sa­tion “quoi qu’il en coûte” ».

L’association d’expert·es de l’énergie Négawatt a ébauché un scé­nario vers la neu­tral­ité car­bone (soit l’équilibre entre le CO2 émis et ce que l’on est capa­ble de retir­er de l’atmosphère) en 2050, avec un mix énergé­tique à 96 % renou­ve­lable (notre arti­cle). Dans son plan, qui mise beau­coup sur cette source d’énergie, la méthani­sa­tion devrait pro­duire jusqu’à 130 TWh par an en 2050. Pour le prési­dent de cette asso­ci­a­tion, Chris­t­ian Cou­turi­er, l’intérêt d’un méthaniseur dépend toute­fois du pro­jet agri­cole auquel il s’adosse — éle­vage inten­sif ou au con­traire, agroé­colo­gie ? « Ce qu’il faut éviter, ce sont des pro­jets mal conçus, sur­di­men­sion­nés, qui ne se sont pas assurés de deux points clés : la disponi­bil­ité de la ressource et le plan d’épandage du dige­s­tat », prévient-il.

5. Qu’est-ce qui pourrait coincer ?

La ques­tion des nui­sances et des risques.

Sur le ter­rain, de nom­breux pro­jets de méthaniseurs sus­ci­tent une oppo­si­tion locale. À l’heure actuelle, le Col­lec­tif nation­al vig­i­lance méthani­sa­tion (CNVM) recense 271 col­lec­tifs et asso­ci­a­tions engagées con­tre « des pro­jets déraisonnables de méthani­sa­tion ». Au pre­mier rang des préoc­cu­pa­tions de cer­tains riverains : les risques d’accident,de pol­lu­tion des eaux et des sols, de fuites de gaz, ain­si que les nui­sances olfac­tives. L’accident du méthaniseur de Châteaulin (Fin­istère), en août 2020, est fréquem­ment évo­qué. Le débor­de­ment d’une cuve de dige­s­tat avait privé d’eau potable 176 000 habitant·es pen­dant qua­tre jours. Cer­tains gros pro­jets, comme le méthaniseur « XXL » de Cor­coué-sur-Logne, qui doit rassem­bler plus de 200 agricul­teurs, fédèrent une forte résis­tance.  

Le stand d’un col­lec­tif opposé à la « méhani­sa­tion XXL » pen­dantr un rassem­ble­ment con­tre l’im­plan­ta­tion d’un cen­tre Ama­zon à Mont­bert, près de Nanes (Loire-Atlan­tique), en mai 2021. © Sebastien Salom-Gomis / AFP)

Ces dernières années, le développe­ment de la fil­ière a provo­qué — de manière sta­tis­tique­ment logique — une aug­men­ta­tion de ces inci­dents. La direc­tion générale de la préven­tion des risques compte 45 acci­dents entre 2015 et 2020. Les con­séquences en sont prin­ci­pale­ment écologiques. L’association France nature envi­ron­nement, auteure d’un rap­port sur les dif­férentes con­tro­ver­s­es sus­citées par la méthani­sa­tion, note que « ces risques sont surtout liés au mode de ges­tion de chaque pro­jet et leur maîtrise relève surtout de la bonne appli­ca­tion de la régle­men­ta­tion ICPE » — qui s’applique aux instal­la­tions à risques.

Le bilan car­bone.

Pour la plu­part des expert·es, l’impact de la méthani­sa­tion sur le cli­mat est glob­ale­ment bon. Dans l’étude pré-citée sur l’analyse du cycle de vie du bio­méthane, le bilan de la méthani­sa­tion sur l’environnement est plutôt posi­tif, notam­ment en matière d’émissions de gaz à effet de serre.

Un point d’achoppement appa­raît toute­fois sur la ques­tion des fuites de gaz observées lors du proces­sus de méthani­sa­tion. En effet, un taux de fuite trop impor­tant peut remet­tre en cause la per­ti­nence du procédé, le méthane (CH4) ayant un poten­tiel de réchauf­fe­ment 86 fois supérieur à celui du dioxyde de car­bone (CO2) dans les 20 pre­mières années passées dans l’atmosphère. Pour Romain Cres­son, un des auteurs de l’étude, ces fuites restent faibles dans l’ensemble, de l’ordre de 0,15 %, bien que des cas de dys­fonc­tion­nements majeurs aient été enreg­istrés. Toute­fois, l’Institut nation­al de l’environnement indus­triel et des risques (Iner­is) mis­sion­né par le Sénat indique plutôt des pertes com­pris­es entre 1 et 6 % du méthane pro­duit. Il s’agit d’un point « à sur­veiller », note Chris­t­ian Cou­turi­er, de Négawatt. Pour lui, toute­fois, la méthani­sa­tion est « un peu plus émis­sive que l’éolien ou le pho­to­voltaïque, mais beau­coup moins que le gaz naturel ».

L’impact agronomique.

Le développe­ment mas­sif de la fil­ière qui se pro­file pose de nom­breuses ques­tions. Des inter­ro­ga­tions ont été émis­es quant aux effets du dige­s­tat sur le sol, leur apport en car­bone, des risques de sur-fer­til­i­sa­tion des sols et leurs effets sur les vers de terre. Direc­trice de recherch­es à l’Inrae, Sabine Houot rap­porte à Web-agri que les résul­tats des dernières études à ce sujet sont ras­sur­ants et pointent vers un effet posi­tif sur les sols. Le rap­port du Sénat soulève néan­moins des risques de pol­lu­tion des nappes phréa­tiques.

Le prin­ci­pal écueil à éviter reste l’accaparement des ressources du sol pour répon­dre aux besoins énergé­tiques. Pour l’éviter, le gou­verne­ment a fixé un pla­fond de 15 % de cul­tures dédiées par­mi les intrants de chaque méthaniseur. D’après l’Agence de la tran­si­tion écologique (Ademe), ces cul­tures que l’on fait pouss­er exclu­sive­ment à des­ti­na­tion des méthaniseurs ne représen­taient que 5 % des intrants en 2020.

Dans les pro­jec­tions, c’est plutôt sur les cul­tures inter­mé­di­aires à voca­tion énergé­tique que doit repos­er le développe­ment de la fil­ière. On fait pouss­er ces « CIVE » entre deux récoltes prin­ci­pales, et elles ne sont pas cen­sées entr­er en com­péti­tion avec les cul­tures ali­men­taires. Mais elles restent encore rares en France, et « il faut quand même s’assurer du bilan envi­ron­nemen­tal de ce type de change­ment de pra­tique agri­cole », pré­cise Romain Cres­son. Et notam­ment, met­tre en place des garde-fous pour éviter que les CIVE ne devi­en­nent une pseu­do-cul­ture prin­ci­pale, empié­tant sur les cul­tures ali­men­taires.

6. Que faut-il en penser ?

La méthani­sa­tion agri­cole est une tech­nolo­gie encore de développe­ment. La recherche sur ce proces­sus est con­comi­tante de la den­si­fi­ca­tion des unités de méthani­sa­tion sur le ter­ri­toire français. De ce fait, il est encore com­pliqué de tir­er des con­clu­sions défini­tives sur l’impact envi­ron­nemen­tal des méthaniseurs et l’intérêt de leur déploiement mas­sif. À ce jour, les prin­ci­pales études sur le sujet sont ras­sur­antes, indi­quant notam­ment un bilan d’émissions de gaz à effet de serre large­ment posi­tif, mais des inter­ro­ga­tions sub­sis­tent sur cer­tains points. Cela explique que des col­lec­tifs expri­ment leur inquié­tude. 

Au niveau du fonc­tion­nement du méthaniseur en tant que tel, il sem­ble que les risques prin­ci­paux soient liés à une mau­vaise ges­tion du dis­posi­tif, un matériel défectueux ou une mécon­nais­sance des pra­tiques agronomiques adéquates. Des risques qui ne sont donc pas spé­ci­fiques à la méthani­sa­tion en tant que telle. Ce qui est cer­tain, c’est qu’il existe un véri­ta­ble poten­tiel pour pro­duire bien plus d’énergie grâce à la méthani­sa­tion. Pas de quoi rem­plac­er notre con­som­ma­tion actuelle de gaz fos­sile dans les 20 ans à venir, mais suff­isam­ment pour par­ticiper active­ment à la tran­si­tion écologique. Plus com­pliqué à anticiper : les con­séquences liées à la mul­ti­pli­ca­tion des méthaniseurs sur le ter­ri­toire. Pour cer­tains, l’investissement financier con­séquent que représente la méthani­sa­tion pour un agricul­teur con­stituerait un frein au développe­ment de l’agroécologie. Un arbi­trage entre une agri­cul­ture meilleure pour l’environnement et la pro­duc­tion d’une énergie plus verte qu’il est dif­fi­cile de tranch­er.