Entretien

Juliette Renaud : «Le judiciaire est devenu l’un de nos leviers d’action contre Total»

Spécialiste des questions de régulation des entreprises pour l’association les Amis de la Terre France, Juliette Renaud nous éclaire sur les actions en justice qui se multiplient contre l’entreprise française. Sur quoi portent ces affaires ? Et est-ce bien utile de traîner Total au tribunal ? Éléments de réponse.
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TotalEnergies fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires, comment expliquer cette situation ?

On assiste depuis plusieurs années à une remo­bil­i­sa­tion du levi­er judi­ci­aire, et notam­ment ce qu’on appelle les con­tentieux cli­ma­tiques. Ils se sont mul­ti­pliés un peu partout dans le monde. Con­cer­nant Total, ce levi­er n’est pas com­plète­ment nou­veau.

Aux Amis de la Terre France, nous étions par exem­ple engagés dans le procès après la marée noire en 1999 du pétroli­er Eri­ka ; et aus­si dans celui qui a suivi l’explosion en 2001 de l’usine AZF de Toulouse. Mais il s’agissait de deman­des de répa­ra­tion et de recon­nais­sance de la respon­s­abil­ité de l’entreprise après la sur­v­enue d’une cat­a­stro­phe.

Qu’est-ce qui change aujourd’hui ?

Nous avons en France de nou­veaux leviers à notre dis­po­si­tion, et notam­ment la loi sur le devoir de vig­i­lance. En tant qu’association, on peut aus­si atta­quer aujourd’hui les entre­pris­es pour pra­tiques com­mer­ciales trompeuses, le green­wash­ing étant recon­nu comme tel depuis la loi cli­mat de 2021. On peut aus­si citer la loi bio­di­ver­sité de 2016 qui a inscrit le préju­dice écologique dans le code civ­il.

Notre objec­tif, ce n’est pas de nous épuis­er à nous bat­tre pro­jet par pro­jet. Mais bien de voir émerg­er un réel encadrement des activ­ités des multi­na­tionales par la loi. Con­tre Total, le judi­ci­aire est devenu l’un de nos leviers d’action.

Juli­ette Renaud lors d’une action devant le min­istère de l’Économie, à Paris en sep­tem­bre 2023. © Les Amis de la Terre

Qu’est-ce que le devoir de vigilance ?

Depuis plusieurs décen­nies, les asso­ci­a­tions se bat­tent pour faire recon­naître ce que l’on appelle la respon­s­abil­ité entre la mai­son-mère et ses fil­iales. C’est-à-dire qu’on puisse pour­suiv­re les maisons-mères des multi­na­tionales, ain­si que les «entre­pris­es don­neuses d’ordre», prin­ci­pale­ment situées dans les pays du Nord, par rap­port aux activ­ités de leurs fil­iales et sous-trai­tants, en ter­mes de vio­la­tions des droits humains, dom­mages envi­ron­nemen­taux, etc. C’est un com­bat très ancien.

Avant son élec­tion en 2012, François Hol­lande s’était engagé à faire entr­er cette respon­s­abil­ité mai­son-mère et fil­iales dans la loi. Cela a été le cas en 2017, après un long par­cours lég­is­latif et beau­coup de pres­sions des lob­bies pour vider le texte de sa sub­stance. Mal­gré ses faib­less­es, cette loi française est pio­nnière au niveau mon­di­al.

Combien de procès y a‑t-il contre Total au sujet de ce devoir de vigilance ?

Il y a actuelle­ment deux actions en jus­tice. Celle dans laque­lle nous sommes impliqués, avec Survie et trois asso­ci­a­tions ougandais­es, con­cerne le mégapro­jet Eacop de Total en Ougan­da et en Tan­zanie. Il y a ici deux volets d’action pos­si­ble dans le cadre du devoir de vig­i­lance. Un sur la préven­tion, l’autre sur la répa­ra­tion.

Nous avons attaqué une pre­mière fois en 2019 sur le volet préven­tion. Il y a un an, notre démarche a été déclarée irrecev­able pour une ques­tion de procé­dure con­tro­ver­sée. En juin 2023, nous avons lancé une nou­velle action en jus­tice, cette fois en répa­ra­tion, aux côtés de 26 mem­bres des com­mu­nautés affec­tées en Ougan­da.

L’autre action en cours fondée sur le devoir de vig­i­lance a été ini­tiée en jan­vi­er 2020 par Notre affaire à tous, Sher­pa et des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales.

Et au niveau des actions contre Total pour pratiques commerciales trompeuses ?

C’est l’affaire «Total Green­wash­ing», que l’on porte avec Green­peace France et Notre affaire à tous. En 2021, Total a changé de nom pour se trans­former en Total­En­er­gies. L’entreprise y a asso­cié une énorme cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion pour met­tre en avant le fait que l’entreprise était un acteur engagé dans la tran­si­tion énergé­tique, qui visait la neu­tral­ité car­bone, etc. Notre action en jus­tice porte sur le décalage entre cette com­mu­ni­ca­tion trompeuse et la réal­ité des activ­ités de Total, fondées sur les éner­gies fos­siles ; et aus­si sur le fait de présen­ter le gaz et les agro­car­bu­rants comme des éner­gies pro­pres, ce qui n’est pas le cas.

Où en est cette action ?

Au print­emps dernier, nous avons rem­porté une pre­mière bataille sur des ques­tions de procé­dures. Une des straté­gies des entre­pris­es con­siste à soulever des inci­dents de procé­dure pour essay­er de tuer les procès dans l’œuf. Nous atten­dons main­tenant une date d’audience sur le fond de l’affaire, qui devrait inter­venir à l’automne si tout se passe bien.

Ces actions en justice contre un mastodonte économique comme Total, est-ce que ça marche ?

Il y a plusieurs objec­tifs à ce type de démarche. Il s’agit à la fois de con­fron­ter l’entreprise avec ses actions et impacts réels, et aus­si de la faire con­damn­er et d’obtenir des répa­ra­tions.

Bien sûr, quand on regarde ce que les per­son­nes vic­times d’expropriation en Ougan­da pour le pro­jet Eacop récla­ment à titre de com­pen­sa­tions finan­cières, ce n’est rien par rap­port aux mil­liards de béné­fices de Total. Cela ne va pas faire vac­iller l’entreprise. Mais c’est essen­tiel pour les per­son­nes affec­tées.

En fait, ce qu’on demande, c’est du con­cret. Et c’est aus­si un aver­tisse­ment pour Total. Pour le pro­jet Eacop, une ving­taine de ban­ques et d’assurances refusent désor­mais de le soutenir, et cela s’explique notam­ment par le fait que ce pro­jet était visé par plusieurs actions en jus­tice.