TotalEnergies fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires, comment expliquer cette situation ?
On assiste depuis plusieurs années à une remobilisation du levier judiciaire, et notamment ce qu’on appelle les contentieux climatiques. Ils se sont multipliés un peu partout dans le monde. Concernant Total, ce levier n’est pas complètement nouveau.
Aux Amis de la Terre France, nous étions par exemple engagés dans le procès après la marée noire en 1999 du pétrolier Erika ; et aussi dans celui qui a suivi l’explosion en 2001 de l’usine AZF de Toulouse. Mais il s’agissait de demandes de réparation et de reconnaissance de la responsabilité de l’entreprise après la survenue d’une catastrophe.
Qu’est-ce qui change aujourd’hui ?
Nous avons en France de nouveaux leviers à notre disposition, et notamment la loi sur le devoir de vigilance. En tant qu’association, on peut aussi attaquer aujourd’hui les entreprises pour pratiques commerciales trompeuses, le greenwashing étant reconnu comme tel depuis la loi climat de 2021. On peut aussi citer la loi biodiversité de 2016 qui a inscrit le préjudice écologique dans le code civil.
Notre objectif, ce n’est pas de nous épuiser à nous battre projet par projet. Mais bien de voir émerger un réel encadrement des activités des multinationales par la loi. Contre Total, le judiciaire est devenu l’un de nos leviers d’action.
Qu’est-ce que le devoir de vigilance ?
Depuis plusieurs décennies, les associations se battent pour faire reconnaître ce que l’on appelle la responsabilité entre la maison-mère et ses filiales. C’est-à-dire qu’on puisse poursuivre les maisons-mères des multinationales, ainsi que les «entreprises donneuses d’ordre», principalement situées dans les pays du Nord, par rapport aux activités de leurs filiales et sous-traitants, en termes de violations des droits humains, dommages environnementaux, etc. C’est un combat très ancien.
Avant son élection en 2012, François Hollande s’était engagé à faire entrer cette responsabilité maison-mère et filiales dans la loi. Cela a été le cas en 2017, après un long parcours législatif et beaucoup de pressions des lobbies pour vider le texte de sa substance. Malgré ses faiblesses, cette loi française est pionnière au niveau mondial.
Combien de procès y a‑t-il contre Total au sujet de ce devoir de vigilance ?
Il y a actuellement deux actions en justice. Celle dans laquelle nous sommes impliqués, avec Survie et trois associations ougandaises, concerne le mégaprojet Eacop de Total en Ouganda et en Tanzanie. Il y a ici deux volets d’action possible dans le cadre du devoir de vigilance. Un sur la prévention, l’autre sur la réparation.
Nous avons attaqué une première fois en 2019 sur le volet prévention. Il y a un an, notre démarche a été déclarée irrecevable pour une question de procédure controversée. En juin 2023, nous avons lancé une nouvelle action en justice, cette fois en réparation, aux côtés de 26 membres des communautés affectées en Ouganda.
L’autre action en cours fondée sur le devoir de vigilance a été initiée en janvier 2020 par Notre affaire à tous, Sherpa et des collectivités territoriales.
Et au niveau des actions contre Total pour pratiques commerciales trompeuses ?
C’est l’affaire «Total Greenwashing», que l’on porte avec Greenpeace France et Notre affaire à tous. En 2021, Total a changé de nom pour se transformer en TotalEnergies. L’entreprise y a associé une énorme campagne de communication pour mettre en avant le fait que l’entreprise était un acteur engagé dans la transition énergétique, qui visait la neutralité carbone, etc. Notre action en justice porte sur le décalage entre cette communication trompeuse et la réalité des activités de Total, fondées sur les énergies fossiles ; et aussi sur le fait de présenter le gaz et les agrocarburants comme des énergies propres, ce qui n’est pas le cas.
Où en est cette action ?
Au printemps dernier, nous avons remporté une première bataille sur des questions de procédures. Une des stratégies des entreprises consiste à soulever des incidents de procédure pour essayer de tuer les procès dans l’œuf. Nous attendons maintenant une date d’audience sur le fond de l’affaire, qui devrait intervenir à l’automne si tout se passe bien.
Ces actions en justice contre un mastodonte économique comme Total, est-ce que ça marche ?
Il y a plusieurs objectifs à ce type de démarche. Il s’agit à la fois de confronter l’entreprise avec ses actions et impacts réels, et aussi de la faire condamner et d’obtenir des réparations.
Bien sûr, quand on regarde ce que les personnes victimes d’expropriation en Ouganda pour le projet Eacop réclament à titre de compensations financières, ce n’est rien par rapport aux milliards de bénéfices de Total. Cela ne va pas faire vaciller l’entreprise. Mais c’est essentiel pour les personnes affectées.
En fait, ce qu’on demande, c’est du concret. Et c’est aussi un avertissement pour Total. Pour le projet Eacop, une vingtaine de banques et d’assurances refusent désormais de le soutenir, et cela s’explique notamment par le fait que ce projet était visé par plusieurs actions en justice.