C’est un véritable combat de coqs qui anime les crêtes des Vosges depuis plusieurs mois. À coups de lettres ouvertes et de procédures judiciaires, une partie des associations environnementales locales dénonce vigoureusement le programme de sauvetage du grand tétras, porté par le parc naturel régional des Ballons des Vosges et l’État.

Dernier round en date : le lâcher de sept nouveaux oiseaux entre fin avril et début mai, annoncé lundi par le parc des Ballons des Vosges. Une décision aussitôt dénoncée par un communiqué commun de SOS massif des Vosges, Vosges nature environnement, Oiseaux nature, Avenir et patrimoine 88, Paysage nature et Patrimoine de la montagne vosgienne. Selon elles, le «faible nombre» d’individus réintroduits (le programme en prévoit une quarantaine par an) témoigne d’«un projet voué à l’échec, tant sur les plans écologique, technique et financier».
Près de 80% de mortalité en 2024
Un mois auparavant, ces mêmes associations avaient tenté de faire suspendre en référé le projet par le tribunal de Nancy (Meurthe-et-Moselle) – sans succès, même si la justice doit encore se prononcer sur le fond du dossier. Depuis ses débuts, l’opération ne cesse d’enchaîner les coups durs : avis défavorables rendus début 2023 par deux instances scientifiques régionale et nationale (à consulter ici et ici), consultation publique très largement négative et, plus récemment, bilan mitigé des premiers lâchers d’oiseaux effectués l’an dernier. Sur les neuf grand tétras introduits au printemps 2024, sept sont aujourd’hui décédés à cause de prédations.
«On ne peut pas dire que l’on s’en réjouit, mais on est dans les taux annoncés», tempère Olivier Claude, directeur du parc des Ballons des Vosges. Joint par Vert, ce dernier rappelle que les mortalités sont souvent très importantes dans ce type de projets et appelle à «ne pas tirer de conclusions hâtives». «On ne fait pas un programme avec quelques individus, confirme Aurélien Besnard, enseignant-chercheur au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE) de Montpellier (Hérault) et auteur d’une étude sur la viabilité du grand tétras dans les Vosges. Il faut une opération massive, mais on ne peut pas savoir aujourd’hui si ça va marcher».
Selon le plan établi en 2023, le parc naturel des Ballons des Vosges prévoit de relâcher 200 grands tétras dans le massif sur cinq ans. Les animaux sont capturés en Norvège, où ils se comptent par milliers. Si seuls sept individus (cinq coqs et deux poules) ont été transférés dans les Vosges cette année, c’est en raison des «conditions météorologiques sur les sites de captures norvégiens» qui ont «considérablement diminué le nombre d’oiseaux capturables», se défend le parc.
Le déclin d’un oiseau emblématique des forêts anciennes
Symbole des forêts de montagne, le grand tétras se plaît dans les sous-bois anciens, parsemés de clairières et d’arbustes – d’où son surnom de «coq de bruyère». Considéré comme l’un des plus gros oiseaux terrestres d’Europe, son poids peut atteindre les cinq kilogrammes chez les mâles (reconnaissables à leur imposant plumage noir et à leurs sourcils rougeoyants, tandis que les femelles sont plus petites et brunes).
Mais s’il peuple encore les forêts profondes des Pyrénées, des Alpes ou du Jura, cet animal majestueux est au bord de l’extinction dans les Vosges. On y compte aujourd’hui moins de cinq individus, contre 500 au début des années 1970, estime le groupe Tétras Vosges, chargé de son suivi. Selon son directeur, Thomas Chevalier, ce déclin s’explique d’abord par une modification des habitats : «Après la guerre, le développement des monocultures d’épicéas a homogénéisé les forêts et mené à la disparition d’essences indispensables au grand tétras [comme les buissons de myrtilles, NDLR]».

«Après les années 2000, d’autres facteurs ont pris le relais : changement climatique, essor du tourisme qui amène du dérangement en forêt…», liste le spécialiste. En hiver, le grand tétras peut par exemple mourir d’épuisement lorsqu’il doit fuir de ses cachettes enneigées en cas de passage de skieurs hors-pistes.
«Opération de communication» ou sauvetage de la dernière chance ?
Selon Dominique Humbert, président de SOS Massif des Vosges et fer de lance des opposant·es, ce projet n’est autre qu’une «opération de communication» du parc des Ballons des Vosges, qui développe en parallèle les activités touristiques (randonnée, VTT, via ferrata…). «On ne réintroduit pas un animal sans avoir réfléchi aux raisons de sa disparition et sans agir pour restaurer un habitat favorable, un enfant de cinq ans pourrait le comprendre !», tance-t-il, rappelant les principes établis en la matière par l’Union internationale pour la conservation de la nature.
«Soit on attend d’être sûr à 100% que toutes les causes soient résolues, au risque de laisser l’espèce disparaître, soit on travaille sur les deux sujets en même temps – c’est notre parti pris», répond Olivier Claude, qui préfère parler de «renforcement» plutôt que de «réintroduction». Zones de quiétude, fermeture de chemins en hiver, restauration des forêts… bien que jugées insuffisantes par les opposant·es, les initiatives du parc se multiplient pour favoriser le retour du grand tétras. Ce dernier est considéré comme une «espèce parapluie», dont la protection bénéficie à une diversité d’autres plantes et animaux.

Si certaines associations soutiennent le projet, d’autres sont sur la retenue. C’est le cas de la puissante Ligue pour la protection des oiseaux, qui préfère rester observatrice : «On a toujours de la casse dans les projets de réintroduction, il faut étudier comment s’est faite la prédation sur les oiseaux pour corriger voire stopper le projet», plaide son directeur général, Cédric Marteau.
«Doit-on abandonner une population qui est peut-être déjà condamnée par le réchauffement climatique ?»
Pour d’autres encore, le déclin du grand tétras a laissé place au désespoir. En mars 2024, le célèbre photographe animalier et enfant du pays Vincent Munier (co-réalisateur du documentaire césarisé La Panthère des neiges) a pris la parole publiquement pour dénoncer la «bêtise des Vosges» : «On joue aux apprentis sorciers et on manque d’humilité. La route de crêtes [passage emblématique sur les sommets des Vosges, NDLR] ouvre de plus en plus tôt en raison du manque de neige. Le tétras n’a plus sa place, car il n’y a plus les hivers qu’il faut.»
«On va dans le mur avec le changement climatique, alerte également Dominique Humbert. Il n’y aura plus de grand tétras dans les Vosges, pourquoi s’acharner ?» Selon lui, le réchauffement climatique favorise la multiplication des prédateurs du grand tétras, que ce dernier repère plus difficilement lorsque la neige est absente. D’autant qu’il s’agit d’une espèce dite «relictuelle», qui vivait du temps des dernières glaciations, rappelle Cédric Marteau, de la LPO : «Doit-on abandonner une population qui est peut-être déjà condamnée par le réchauffement climatique ? C’est une vraie question, mais nous pensons qu’il faut continuer de se mobiliser.»
Le parc des Ballons des Vosges veut rester optimiste : «L’an dernier, on nous a prédit que les oiseaux norvégiens ne s’acclimateraient pas mais, au bout de quatre mois, 100% étaient encore là», pointe Olivier Claude. Une femelle avait même pondu des œufs à la fin du printemps, mais ces derniers ont probablement été prédatés, comme ceux de la plupart des oiseaux introduits.
«L’impact du climat reste très difficile à prédire, explique de son côté le scientifique Aurélien Besnard. Le grand tétras est une espèce plutôt adaptée aux milieux froids mais, dans certaines situations, il peut se maintenir dans des endroits sans neige.» Au nord de l’Espagne, certains oiseaux ont par exemple réussi à s’adapter à cette situation.
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