Le grand entretien

François Ruffin : «Il nous faut une économie de guerre climatique»

Comment financer et enclencher une transition écologique juste et efficace? Dans cet entretien à Vert, François Ruffin appelle à mettre capitaux, compétences et travail au service d’une bifurcation de la société. Rénovation thermique et crise du logement, voiture, énergie, usages de l'eau... Tour d'horizon des chantiers sociaux et écologiques qui attendent la France avec le député LFI-Nupes de la Somme.
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Quand pensez-vous officiellement annoncer que vous êtes candidat pour la présidentielle de 2027 ?

On a des choses beau­coup plus sérieuses à traiter : que ferait une équipe de gauche quand elle arriverait au pou­voir face à l’enjeu majeur de la crise cli­ma­tique qui est notre hori­zon, notre mur, notre soleil noir ? L’une des raisons pour lesquelles on en par­le peu, c’est parce que c’est comme la mort. Si tu te réveilles le matin et que tu pens­es à la mort, tu ne vis plus. Je suis là pour ça.

François Ruf­fin © Alban Leduc / Vert

La France est très en retard sur ses objectifs de baisse de ses émissions de gaz à effet de serre, qui deviennent encore plus ambitieux cette année. Par où on commence pour les réduire ?

Il faut com­mencer par le dossier du loge­ment. Pen­dant cinq ans en com­mis­sion des affaires économiques à l’Assemblée nationale, je n’ai cessé de répéter qu’on devait inve­stir des dizaines de mil­liards d’euros dans la réno­va­tion ther­mique.

Actuelle­ment, on rénove 2 500 pas­soires ther­miques par an. Comme il y en a cinq mil­lions en France, il nous faudrait 2 000 ans à ce rythme pour rénover tous les loge­ments. Il faut mul­ti­pli­er la vitesse par dix, par cent. Ce ne sont pas des dépens­es, c’est de l’investissement. On sera gag­nant sur nos fac­tures, sur les gaz à effet de serre, sur la san­té des gens, sur l’emploi qui est local et sur l’indépendance énergé­tique, qui est un enjeu majeur comme on l’a vu avec la guerre en Ukraine.

Ensuite, il nous faut la main‑d’œuvre. De la même manière qu’on a des cam­pagnes pour l’armée «Engagez-vous, défend­ez la patrie», on devrait avoir des mes­sages : «engagez-vous dans le bâti­ment, devenez plom­bier, cou­vreur, maçon, défend­ez notre pays, sauvez la planète». C’est-à-dire don­ner une fierté à ces jeunes qui vont dans le bâti­ment. Qu’ils se dis­ent : «j’y vais parce que j’ai une voca­tion, pour l’avenir». C’est le volet spir­ituel.

Il faut aus­si un volet matériel à l’engagement sur ces métiers-là. On sait qu’à 50 ans, 55 ans, on a des prob­lèmes de genou, de dos. Comme pour les car­rières mil­i­taires, il faut un régime spé­cial qui fait qu’on peut par­tir à la retraite plus tôt et qu’on peut avoir un deux­ième boulot ensuite.

Si on croit au marché, on con­tin­ue comme les macro­nistes et on en a pour 2 000 ans. Mais on sait que le marché ne marche plus. On en voit aujourd’hui les dys­fonc­tion­nements majeurs : pour les médica­ments ou pour l’électricité. Il nous faut pass­er à une économie davan­tage dirigée.

Nous devons diriger les cap­i­taux, la main d’œuvre, les savoir-faire vers l’économie de guerre cli­ma­tique.

Ce samedi, vous organisez un colloque sur «l’économie de guerre climatique». De quoi s’agit-il ?

Quand Roo­sevelt entre en guerre, en décem­bre 1941, il lui manque des porte-avions, des bom­bardiers, des tanks. La part de l’armée dans le PIB des États-Unis, c’est moins de 2%, et les com­men­ta­teurs dis­ent : « C’est trop tard, on n’est pas prêts. ». Lui met les États-Unis en économie de guerre et il décide de canalis­er tous les cap­i­taux, toute la main‑d’œuvre, les savoir-faire du pays dans une seule direc­tion : l’économie de guerre.

C’est pareil aujourd’hui pour le réchauf­fe­ment. On nous dit : « C’est trop tard… » Eh bien non : nous devons faire pareil que Roo­sevelt face à ce défi cli­ma­tique. Nous devons diriger les cap­i­taux, la main d’œuvre, les savoir-faire vers l’économie de guerre cli­ma­tique. Pour le loge­ment, l’État doit diriger 10 à 20 mil­liards d’euros par an pour en finir avec les pas­soires ther­miques.

Quelle est la différence avec la planification écologique, lancée par le gouvernement d’Élisabeth Borne ?

Il n’y a pas de plan­i­fi­ca­tion écologique aujourd’hui. C’est un mot, pas une réal­ité. Il laisse tout au marché. Sur le loge­ment, par exem­ple, c’est le marché, amé­nagé d’une Prim’Rénov.

Surtout le gou­verne­ment ne con­stru­it pas de fil­ières. Par exem­ple, pour le bois, com­ment expli­quer qu’on soit un pays du tiers-monde qui exporte la matière pre­mière et importe les pro­duits trans­for­més sous forme de meu­ble ?

Pourquoi pro­duit-on des bat­ter­ies pour les voitures élec­triques, en lais­sant tomber les fonderies en alu­mini­um ? Il faut une cohérence entre la poli­tique indus­trielle et la poli­tique com­mer­ciale.

Le Haut Com­mis­sari­at au Plan pro­duit des choses très intéres­santes, mais le gou­verne­ment n’en tient pas compte. Macron a été élu à con­tretemps de l’histoire. Aujourd’hui, plus per­son­ne ne veut de la pen­sée libérale qui repose sur le marché, la con­cur­rence et la mon­di­al­i­sa­tion. Avec la crise des Gilets jaunes, la pandémie et la guerre en Ukraine, ils opèrent pour­tant des inter­ven­tions de l’État, mais comme il ne renonce pas à la pen­sée libérale sous-jacente ça donne des inter­ven­tions bricolées, bidouil­lées et non pas organ­isées et plan­i­fiées. Atten­tion : je ne viens pas dire qu’il faut tout nation­alis­er. En revanche, Roo­sevelt, pen­dant la guerre a été l’organisateur, l’orchestrateur des éner­gies du pays.

Un récent rapport des économistes Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz estime que d’ici 2030, le supplément de dépenses publiques nécessaire pour financer la transition climatique serait compris entre 25 et 34 milliards d’euros par an. Où trouve-t-on cet argent ?

Je reprends l’exemple de Roo­sevelt : pen­dant les trois années de la Sec­onde guerre mon­di­ale, l’impôt sur le revenu aux États-Unis a été mul­ti­plié par 20. L’impôt sur les sociétés par 16. La mobil­i­sa­tion des pat­ri­moines, des richess­es et des ressources sur le cap­i­tal avait, un dou­ble objec­tif : d’une part, avoir les ressources pour pro­duire des tanks et des bom­bardiers. Le sec­ond objec­tif, c’est la cohé­sion nationale et l’unité sociale. Si on demande des efforts et que le sen­ti­ment c’est que, nous les gens, on doit tout porter et qu’en haut, ils y échap­pent, ça ne va pas.

Pisani-Fer­ry, qui est macro­niste, donc libéral, dit pour­tant qu’il y a besoin d’un impôt sur la for­tune cli­ma­tique. Si même lui l’admet, nous sommes dans un moment d’aberration absolu : on nous par­le de «crise», mais les div­i­den­des du CAC40 n’ont jamais été aus­si élevés. Je sors d’une audi­tion sur les sociétés d’autoroute. Celles-ci ont enreg­istré 4,5 mil­liards d’euros de prof­its l’an dernier, dont 4 mil­liards vont dans la poche des action­naires et ne sont pas util­isés pour trans­former les déplace­ments. On peut en récupér­er déjà trois mil­liards pour le rail.

Le rapport Pisani-Ferry suggère d’utiliser la dette comme autre pilier pour financer la transition écologique. Vous êtes d’accord avec ça ?

La dette dont on par­le, pour moi, c’est de l’investissement. Si on s’endette pour rénover les loge­ments, c’est pour moins dépenser demain. Quand on me dit : com­ment nos enfants vont vivre avec cette dette énorme sur le dos… Non, la ques­tion c’est : qu’est-ce qu’ils vont avoir comme flotte qui va couler du robi­net ou pas. Est-ce qu’ils vont avoir à subir 45°C en per­ma­nence ? Qu’est-ce qui va encore pouss­er dans les champs ?

Je suis a‑croissant, comme il y a des agnos­tiques. J’ai viré la crois­sance de mon champ de croy­ance.

A l’inverse de Macron, qui dit qu’il n’avait pas de con­science du drame écologique, j’ai cette con­science trag­ique, la con­science d’une cat­a­stro­phe en cours — d’abord la couche d’ozone, puis le réchauf­fe­ment cli­ma­tique -, depuis ma jeunesse. Je suis con­va­in­cu qu’il ne peut pas y avoir une crois­sance infinie sur une planète finie. Il faut pos­er des lim­ites.

Vous dites qu’il faut des limites ; est-ce que la décroissance est indispensable ?

Je suis a‑croissant, comme il y a des agnos­tiques. J’ai viré la crois­sance de mon champ de croy­ance. Je ne vise ni la crois­sance, ni la décrois­sance. J’ai une cri­tique de la crois­sance sur le volet vert et rouge. Rouge, c’est-à-dire qu’on use de la crois­sance pour dire aux gens : il faut d’abord faire grossir le gâteau, et cha­cun en aura plus.

Mon raison­nement c’est que le gâteau est déjà assez gros aujourd’hui mais il faut mieux le répar­tir. A cela s’a­joute : qu’est-ce qu’il y a dans le gâteau et est-ce qu’il est encore bouf­fa­ble ? Sur l’eau, l’air, la terre : on pro­duit une dégra­da­tion des con­di­tions de vie.

Il y a une rup­ture dans notre his­toire. Pen­dant un siè­cle, «pro­duire plus» a sig­nifié «vivre mieux», parce que l’électricité, l’eau courante, un loge­ment bien isolé, un fri­go… Ça a amélioré les con­di­tions matérielles d’existence et les indices de bien-être : l’espérance de vie, le taux de mor­tal­ité infan­tile. A par­tir des années 70, le PIB con­tin­ue à aug­menter mais il n’y a plus aucune cor­réla­tion avec les indices de bien-être.

François Ruf­fin © Alban Leduc / Vert

C’est en somme ce que disent les penseurs de la décroissance, mais peut-être voulez-vous éviter un terme qui fâche ?

Oui, être dans la bataille idéologique, c’est sans doute user de ces mots-boulets, je l’ai beau­coup fait. Dans la bataille poli­tique, il s’agit d’entraîner, le plus large­ment. Donc, je n’ai pas envie de pren­dre le terme.. Mais j’ai réal­isé un livre d’entretiens avec Jean Gadrey, un écon­o­miste, expert de la crois­sance. Et je suis fan des travaux de Richard Wilkin­son, un épidémi­ol­o­giste qui a écrit Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous.

On voit que jusqu’à 20 000 dol­lars par an, il y a une cor­réla­tion entre les indices de bien-être et le PIB : mieux manger, l’arrivée des soins, de l’éducation. Mais pas au-delà Au-dessus de 20 000$, démon­tre Wilkin­son, ce sont les liens, l’égalité, la fra­ter­nité, les rela­tions qui pro­duisent du bien-être. Or, c’est quelque chose que l’on dégrade aujourd’hui, la détéri­o­ra­tion des liens soci­aux fait par­tie de la crise écologique.

En cette période d’inflation, quelles mesures rapides faut-il prendre pour concilier fin du mois et fin du monde ?

Aujourd’hui, l’une des mesures de décence et de bon sens, c’est que les citoyens puis­sent vivre de leur tra­vail. Je viens de pass­er qua­tre jours en cir­con­scrip­tion et mes oreilles ont servi de cahiers de doléances. Des tra­vailleurs de la logis­tique, qui se lèvent en pleine nuit pour aller trans­porter les marchan­dis­es, et qui sont passés sous la ligne de flot­tai­son. Ils ont l’habitude de se ser­rer la cein­ture, mais là, ça y est, ils sont à décou­vert. ‑50 € par mois, pas de vacances cet été, pas d’extra. Je pro­pose l’indexation des salaires sur l’inflation, quelque chose qui a existé jusqu’en 1982.

La part du bud­get des ménages con­sacrée au loge­ment n’a cessé d’augmenter : comme le réclame le Con­seil nation­al de la refon­da­tion, il faut en par­tie sor­tir le loge­ment du marché. Encadr­er les loy­ers, encadr­er les prix du fonci­er. Avec un plan des­tiné aux plus mal-lotis dans l’immobilier : les jeunes. En pri­or­ité, on devrait bâtir des rési­dences uni­ver­si­taires et des foy­ers de jeunes travailleurs.Quant à l’alimentation, l’Insee a éval­ué qu’environ 70% de l’augmentation des prix est liée aux prof­its de l’industrie agroal­i­men­taire. Le blocage des prix sur un temps court paraît néces­saire. Sinon, on voit ce qu’il se passe : les dépens­es ali­men­taires en bio recu­lent et la mal­bouffe explose.

Quelle est la place du travail dans une économie de guerre climatique ? Faut-il en réduire la durée, par exemple en instaurant la semaine de 4 jours ?

Notre pri­or­ité doit être de tra­vailler mieux. Le mal-être au tra­vail est énorme. D’après la Dares, qui dépend du min­istère du tra­vail, 12% des salariés subis­saient une triple con­trainte physique en 1984. On peut penser qu’avec la numéri­sa­tion, la robo­t­i­sa­tion, l’automatisation, ça aurait dimin­ué. Pas du tout : on est passés à 34% des salariés et 63% des ouvri­ers. Et sur le mal-être psy­chique, par exem­ple rem­plir plusieurs tâch­es en même temps, on est passés de 6 à 35%.

Alors, d’accord pour tra­vailler moins. Mais notre but pre­mier doit être de tra­vailler mieux. C’est pas le par­adis, le tra­vail, c’est de l’effort, mais on doit en tir­er une fierté. Il faut que le tra­vail soit un lieu où l’on se réalise en réal­isant.

Dans une société écologique, il y a beau­coup de tra­vail : d’abord, pour rénover les cinq mil­lions de pas­soires ther­miques. Si on veut moins de chimie et moins de mécanique dans l’agriculture, c’est un paquet de gens qui vont avoir mal au dos. Je pense qu’il faut un ate­lier de répa­ra­tion par quarti­er ou par can­ton, pour qu’on ne change pas nos matéri­aux élec­tron­iques tout le temps. C’est une société où l’on s’occupe bien des enfants, des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap, des per­son­nes âgées, des malades et ça encore c’est beau­coup de tra­vail. Je ne suis pas du tout con­va­in­cu de la dis­pari­tion du tra­vail.

Sans compter les indus­tries qu’on doit rap­a­tri­er : ali­ments, vête­ments, médica­ments. Et il y a cer­taines choses qu’il va fal­loir moins con­som­mer : les ordi­na­teurs, les télé­phones porta­bles, qu’on ne rap­a­tri­era pas.

Si on rapatrie des activités, il faut réindustrialiser massivement la France. C’est ce que vous souhaitez ?

Oui, c’est presque la mère de mes batailles. Mais je place au cœur la ques­tion de la démoc­ra­tie. Quand je dis, un État qui canalise, qui organ­ise, ça pose la ques­tion: ce n’est pas une tech­nocratie qui doit décider mais ça doit être débat­tu large­ment. Et sur l’industrie : que veut-on pro­duire et ne plus pro­duire ? Ce n’est pas au marché de décider. Je me sou­viens d’une dis­cus­sion avec les ouvri­ers de Whirlpool, moi leur dis­ant en gros : « franche­ment pro­duire des sèche-linges, est-ce qu’on en a besoin ? le vent fait le boulot depuis des mil­lé­naires… » Ils étaient d’accord ! Mais com­ment on explique que la France n’ait plus une seule usine de lave-linge quand la petite Suisse en a encore deux ?

Il est dif­fi­cile de faire admet­tre qu’on va à la fois sor­tir des éner­gies fos­siles et du nucléaire.

Avec la transition écologique, on va devoir électrifier de plus en plus de nos usages et produire beaucoup d’électricité sur le sol français. Plusieurs de nos lecteurs nous ont demandé s’il fallait, selon vous, relancer la filière nucléaire au nom de l’indépendance énergétique et de la réindustrialisation. Que leur répondez-vous ?

Jok­er [sourires]? Je poserais le même préal­able : la démoc­ra­tie. C’est au peu­ple français d’en débat­tre, de tranch­er. Il est dif­fi­cile de faire admet­tre qu’on va à la fois sor­tir des éner­gies fos­siles et du nucléaire. Mais cette tech­nolo­gie, en même temps, com­porte des risques. Alors, il faut canalis­er toute la recherche, toutes les intel­li­gences, vers les éner­gies renou­ve­lables. Je vais vis­iter une éoli­enne en mer, flot­tante, à Saint-Nazaire ven­dre­di prochain — les socles sur les fonds marins, c’est pas ter­ri­ble, ni pour les pois­sons, ni pour les pêcheurs. C’est expéri­men­tal. Il ne faut pas que la place impor­tante du nucléaire dans le mix énergé­tique nous empêche d’être à la pointe sur les éner­gies renou­ve­lables.

Mais encore une fois : il faut con­stru­ire des fil­ières. Dans la Somme, nous avons des éoli­ennes partout, mais aucune n’est pro­duite dans le Nord, ni en France.Tout est importé. Les gens doivent être respec­tés : quand vous vivez en zone rurale, si la gare, la Poste, le bar et l’école sont par­tis et qu’en échange est arrivé un parc d’éoliennes, qui, en plus, créent 0 emploi sur le ter­ri­toire, ça com­mence à faire beau­coup.

Vous avez dit récemment que vous ne vouliez pas «diviser» mais plutôt «réparer». Les éoliennes sont un très bon exemple de ce qui divise les Français. Faut-il assumer d’y aller à fond au risque de brusquer un peu les gens ?

Encore une fois, la démoc­ra­tie n’est pas un vain mot. Il doit y avoir un débat démoc­ra­tique pro­fond pour savoir quelles éner­gies on veut pour notre pays, compte tenu de notre savoir-faire en matière de nucléaire, mais aus­si des risques qui y sont liés. Et cela peut être tranché démoc­ra­tique­ment, y com­pris par un référen­dum. Il ne faut pas que ce soient de nou­veaux experts verts qui déci­dent de tout en haut pour l’imposer aux gens.

Quel est notre idéal ? Le droit au bon­heur, le droit à l’épanouissement per­son­nel, l’accès aux droits. Si un genre assigné est une bar­rière à tout cela, alors il faut la lever.

Vous avez récemment dit que vous deviez «progresser» sur le sujet des droits des LGBTQIA+ après une intervention sur France info où, alors qu’on vous demandait s’il fallait une loi en France pour faciliter le changement de genre à l’état civil comme en Espagne, vous aviez répondu ne pas vouloir «creuser davantage» les «fractures» de la société. Une intervention qui a fait polémique. Est-ce que vous avez changé d’avis sur le sujet ?

Bon, d’abord, quand on racon­te un truc nul, faut l’admettre. Quel est notre idéal ? Le droit au bon­heur, le droit à l’épanouissement per­son­nel, l’accès aux droits. Si un genre assigné est une bar­rière à tout cela, alors il faut la lever.

Je ne me suis pas exprimé sur le fond à France info, je me ques­tionne sur com­ment on embar­que toute la société. Elle a pro­fondé­ment changé avec le mariage pour tous. Je ne veux pas con­stru­ire l’image des class­es pop­u­laires réac­tion­naires. Elles ne le sont pas. Dans mon coin, je n’ai jamais enten­du des remar­ques con­tre le mariage pour tous. Le sujet, c’est com­ment on les embar­que, com­ment les ouvri­ers, employés renouent avec la gauche ?

Peut-on faire l’économie de mesures sociétales après dix ans de macronisme si l’on veut unir la gauche pour 2027, ou pour d’autres combats ?

Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire. Ma démarche, elle part du reportage. Tout ce dont je par­le là, c’est des ren­con­tres avec des arti­sans, des tra­vailleurs, des appren­tis, des chercheurs, etc. Sur l’autodétermination de genre, je veux ren­con­tr­er des gens pour com­pren­dre leurs dif­fi­cultés, leur volon­té, leur fierté, pour que mon dis­cours ne soit pas de principe, parce que c’est dans le pro­gramme, mais de con­vic­tion, parce que là aus­si je saurai pour quelles voix, quelles vies, quels vis­ages je par­le.

François Ruf­fin © Alban Leduc / Vert

Vous vous adressez beaucoup à un public rural ou périurbain, souvent dépendant de la voiture. Faut-il en finir avec la voiture individuelle ?

Le rail devrait être l’outil majeur de la trans­for­ma­tion. Dans les Hauts-de-France, 9 habi­tants sur 10 sont à 5 ou 10 kilo­mètres d’une gare. Poten­tielle­ment, ce ter­ri­toire peut être mail­lé par des gares. Mais ces dernières années, on a détru­it des gares, les voies sont désaf­fec­tées, les trains se font rares.  Pourquoi?

On a fait du déplace­ment un marché, en par­ti­c­uli­er sur le fret de marchan­dis­es. La route est dev­enue bien moins chère en apparence que ne l’est le rail. Que les grands tra­jets soient fait en train et les derniers kilo­mètres en camion, c’est vers ça qu’il faut aller. Mais la main invis­i­ble du marché ne va pro­duire aucune renais­sance des infra­struc­tures. Il faut les vouloir, comme Roo­sevelt.

Le sym­bole de la mon­di­al­i­sa­tion, c’est le porte-con­teneur et le sym­bole de l’européanisation, c’est le camion — il devrait y avoir un camion au milieu des 12 étoiles sur le dra­peau bleu. Toute la stratégie de libre-échange est de faire en sorte que le prix du trans­port soit le plus faible pos­si­ble. Car sinon, ça n’a plus d’intérêt d’aller pro­duire en Slo­vaquie ou en Inde, car ce qui est gag­né sur la main-d’œu­vre, la fis­cal­ité et les normes envi­ron­nemen­tales, on va le per­dre sur le trans­port.

Mais la voiture représente la moitié des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports. Comment on s’en sort, alors qu’on a éloigné le domicile du travail ?

Il faut pos­er un principe sim­ple, que tout le monde peut com­pren­dre : pas de nou­velle con­trainte écologique sans nou­veaux droits soci­aux. Qu’on par­le de la voiture ou de l’avion, il fau­dra met­tre en face un accès nou­veau à des modes de trans­port plus écologique.

On ne va pas cul­pa­bilis­er les gens qui ont une voiture et relever le coût du trans­port ne va pas les dis­suad­er, juste les pénalis­er. Déjà, quand je dis­tribue mes tracts à la porte des usines, beau­coup cov­oiturent, pour dimin­uer les coûts. Mais il est cer­tain que, à la cam­pagne, la voiture relève de l’indispensable. Aus­si, pourquoi pas la voiture élec­trique, pour les tra­jets courts, même si je me méfie de la seule réponse tech­nologique . Et sur les tra­jets longs, le train, un train de qual­ité, aux tar­ifs acces­si­bles. Dans tous les cas, non à la cul­pa­bil­i­sa­tion des gens dans les cam­pagnes, pour qui ça pèse déjà très lourd pour le porte-mon­naie.

L’une des mesures de la Convention citoyenne pour le climat et qui n’a que partiellement été reprise par le gouvernement, c’était de mettre en place une taxe sur les véhicules les plus lourds. Est-ce que c’est envisageable ?

Je ne suis pas d’accord pour la seule la logique des tax­es, y com­pris pour l’avion. Si on met une taxe sur l’avion, ça ne va peser pour rien sur le porte-mon­naie des plus rich­es, donc ça ne les fera pas renon­cer à l’avion. Si on ne veut plus de véhicules lourds, on ne pro­duit plus de véhicules lourds et on ne vend plus de véhicules lourds !

Le fait d’avoir un gros porte-mon­naie n’est pas un droit à pol­luer.

Et en tous cas, on inter­dit la pub­lic­ité sur ces véhicules et sur la voiture de manière générale. Il y a des besoins réels, compte tenu du fait qu’on est éloignés de l’hôpital, du tra­vail, de l’école. Et il y a la rival­ité osten­ta­toire, qui pousse à la con­som­ma­tion, pour avoir une plus grosse voiture et se dire qu’on est has been si on a encore une Clio qui date d’il y a 15 ans.

Donc comment encadre-t-on ça ? Faut-il un quota de voyages en avion, par exemple, comme l’a récemment proposé l’ingénieur Jean-Marc Jancovici ?

On l’avait déjà pro­posé avec Del­phine Batho [députée écol­o­giste, NDLR]. Jan­covi­ci joue son rôle de lanceur d’alerte. Il ouvre un champ, il pro­duit quelque chose dans la société. Mais encore une fois : je serais hos­tile à ce que ça se fasse sans pass­er par la case démoc­ra­tie. Et aus­si, nous devons «baiss­er les pla­fonds, relever les planch­ers».

On inter­dit les jets privés ! Tou­jours en pas­sant par la case démoc­ra­tie.

Wilkin­son racon­te qu’en Angleterre, les class­es pop­u­laires n’ont jamais aus­si bien mangé que pen­dant la Sec­onde guerre mon­di­ale et qu’elles ont gag­né 7 ans d’espérance de vie. C’est con­tre-intu­itif : la vie s’est allongée durant la guerre ! La logique de rationnement a été de remon­ter les planch­ers pour les uns et descen­dre le pla­fond pour les autres. Ceux qui sont des hyper con­som­ma­teurs d’avion, on leur descend le pla­fond. Le fait d’avoir un gros porte-mon­naie n’est pas un droit à pol­luer.

On interdit les jets privés ?

Ah oui ! Tou­jours en pas­sant par la case démoc­ra­tie. J’insiste, même quand ça ne me plaît pas, je suis démoc­rate. Cela fait 20 ans que nos dirigeants diri­gent dans une direc­tion que les gens ne veu­lent pas : con­cur­rence, marché, libre-échange. C’est pas pour nous met­tre à leur place demain et tir­er dans une autre direc­tion dont les gens ne veu­lent pas. En inno­vant sur la méth­ode : en pas­sant par des con­ven­tions citoyennes, des RIC. Il faut échang­er, les con­va­in­cre, être en adéqua­tion avec ce que veut la société. Des tas de gens ne voy­a­gent jamais. Peut-être qu’ils auraient droit à un voy­age au moins dans leur vie et à un droit au départ en vacances sur le ter­ri­toire nation­al avec un train ou des péages gra­tu­its pen­dant l’été.

De plus en plus de militants ciblent les jets privés et envahissent les tarmacs des aéroports, comme à Cannes. Est-ce que la désobéissance civile est acceptable pour ces fins-là ? Et dans l’absolu ?

Oui, la seule lim­ite est celle de la vio­lence. Les mil­i­tants ont tou­jours fait évoluer la société par des actions de désobéis­sance. En revanche, la vio­lence se retourne con­tre nous. Les activistes, les mil­i­tants sont dans la loco­mo­tive et ils met­tent du char­bon. Mais nous devons avoir une obses­sion : bien véri­fi­er qu’on rac­croche des wag­ons der­rière…

Je ne sais pas si la métaphore du charbon pour parler des écologistes est la meilleure…

Non, j’admets, mais vous voyez : il faut veiller à ce qu’il y ait des wag­ons pour entraîn­er. Il ne faut pas une avant-garde qui parte toute seule et qui s’isole de la société. C’est vrai sur tous les ter­rains. La désobéis­sance civile rend sym­pa­thique, elle alerte, elle peut entraîn­er la société.

La démoc­ra­tie c’est du con­flit organ­isé, ver­bal­isé, insti­tu­tion­nal­isé et pas du con­sen­sus.

François Ruf­fin © Alban Leduc / Vert

En ce moment, on observe de plus en plus de conflits autour des usages de l’eau. Dans une économie de guerre climatique, quels usages de l’eau privilégier, lesquels bannir ?

J’ai posé la ques­tion dès l’automne dernier : a‑t-on un plan sorgho pour la France ? D’après le Monde, un litre sur qua­tre qui sert à irriguer le maïs. Nor­male­ment, c’est un sujet énorme pour le gou­verne­ment de se deman­der com­ment on trans­forme notre agri­cul­ture, com­ment on l’oriente, qu’est-ce qu’on dit aux agricul­teurs. Et pour­tant, je me suis ren­seigné, dans le min­istère, il n’y a aucune ému­la­tion autour de cette ques­tion.

Si l’objectif, c’est d’être com­péti­tif par rap­port à des fer­mes-usines au Brésil, ça n’a aucun sens.

Depuis la sécher­esse de l’an dernier, on devrait avoir des col­lo­ques avec des intel­lectuels, des sci­en­tifiques, des groupe­ments d’agriculteurs, des coopéra­tives. Mais rien ne se passe.

Comment nourrir tout le monde sainement et sans détruire la biodiversité ?

Je vais cho­quer vos lecteurs en ren­dant hom­mage au tra­vail effec­tué après-guerre. L’objectif affiché était de retrou­ver la sou­veraineté ali­men­taire. L’Etat, dans une économie de post-guerre, met en bran­le le monde agri­cole pour aller vers la mécan­i­sa­tion, la chimi­sa­tion, le remem­bre­ment, etc. Avec une très grande effi­cac­ité, puisqu’en 1972, la France retrou­ve son autonomie ali­men­taire. Il y avait une ému­la­tion du monde agri­cole à ce moment-là. Mais à par­tir de 1972, il n’y a plus eu de ques­tion et de débat. On en arrive à la mis­sion expor­ta­trice de l’agriculture française, à laque­lle je suis opposée.

On devrait retrou­ver la même dynamique intel­lectuelle aujourd’hui de mise en bran­le des forces sociales. Or, on n’a pas d’Etat stratège qui indique une direc­tion. On laisse les agricul­teurs se débrouiller avec la sacro-sainte «com­péti­tiv­ité». Si l’objectif, c’est d’être com­péti­tif par rap­port à des fer­mes-usines au Brésil, ça n’a aucun sens.

Mais si l’objectif c’est de nourrir la France, peut-on sortir de l’agriculture industrielle, des intrants chimiques, des pesticides?

Oui, j’en suis con­va­in­cu. Mais ça va deman­der davan­tage de main d’œuvre. Com­ment?  Par la pro­mo­tion d’autres mod­èles agri­coles que le champ ou la ferme indus­trielle expor­ta­trice. L’exploitation famil­iale est à préserv­er. La forme coopéra­tive doit se dévelop­per, avec un mod­èle où les tra­vailleurs de la terre peu­vent, par exem­ple, pren­dre des vacances.

Vous n’avez pas dit que vous vouliez interdire la publicité ?

Il pour­rait y en avoir pour les besoins : de la pub­lic­ité choisie démoc­ra­tique­ment !

Bon, et comment se passe votre campagne de dons ?

Pas mal, et la vôtre ? [rires]