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Les six chantiers prioritaires pour l’avenir de l’agriculture française

Du pain sur la planche. À l’occasion du Salon de l’agriculture qui a ouvert ses portes ce weekend à Paris, Vert donne la parole à quatre chercheur·euses de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui nous éclairent sur les nombreux défis à relever pour nourrir la population sans aggraver la crise climatique et nuire au vivant.
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Avec 77 mil­liards d’euros de pro­duc­tion en valeur pour 2019, la France est la pre­mière puis­sance pro­duc­trice agri­cole européenne. Sur 48,5 % du ter­ri­toire mét­ro­pol­i­tain, les 390 000 exploita­tions agri­coles recen­sées en 2020 façon­nent les paysages. En 2022 et dans les années qui vien­nent, les défis à relever demeurent toute­fois nom­breux.

L’agriculture française a d’une part un impact négatif sur l’environnement et le cli­mat, étant source d’émissions brutes de gaz à effet de serre non com­pen­sées par le car­bone stocké dans les sols et les bio­mass­es. Elle ne réus­sit pas d’autre part à génér­er un revenu décent à de nom­breux agricul­teurs, en dépit de sou­tiens publics impor­tants. Le fos­sé se creuse égale­ment entre agricul­teurs et con­som­ma­teurs, exigeants, mais sou­vent peu enclins à dépenser davan­tage pour leur ali­men­ta­tion.

Dans un tel con­texte, l’agriculture française doit résol­u­ment s’engager sur une autre voie en répon­dant à six grands défis.

1. Réduire (enfin) l’usage des pesticides

Au sor­tir de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, l’agriculture « inten­sive » s’est con­stru­ite sur la mécan­i­sa­tion et la chimie. Ses impacts négat­ifs sur la san­té des hommes et des écosys­tèmes sont étab­lis.

Depuis 2008, le gou­verne­ment français porte un plan de réduc­tion mas­sive des pro­duits phy­tosan­i­taires, tra­duc­tion de la direc­tive européenne 2009/128/CE, ambi­tion reprise à l’échelle européenne dans le cadre du Pacte vert. Mais si elle a per­mis d’accélérer le retrait de cer­taines molécules par­mi les plus préoc­cu­pantes et en par­ti­c­uli­er les CMR (can­cérogènes, mutagènes, repro­tox­iques), cette ini­tia­tive n’a pas pro­duit la baisse escomp­tée.

Les dif­férents plans Eco­phy­to auront néan­moins per­mis d’identifier de nom­breux axes de pro­grès :
- les pra­tiques agroé­cologiques pour gér­er la fer­til­ité des sols et con­tenir les ravageurs ;
- l’agriculture de pré­ci­sion portée par la géolo­cal­i­sa­tion et le numérique de façon à aug­menter l’efficacité des usages de pes­ti­cides (avec un gain espéré d’environ 10 %) ;
- la sélec­tion var­ié­tale ori­en­tée sur la résis­tance géné­tique des cul­tures aux mal­adies, avec de réels pro­grès déjà enreg­istrés sur le blé et la vigne notam­ment ;
- le développe­ment du bio­con­trôle.

Le réseau des fer­mes Dephy mis en place dans le cadre d’Ecophyto mon­tre que de telles évo­lu­tions sont pos­si­bles. D’autre part, le dis­posi­tif du con­seil en agri­cul­ture, réelle­ment séparé de la vente de pro­duits phy­tosan­i­taires, doit être mis au ser­vice de la général­i­sa­tion de ces expéri­men­ta­tions.

Les poli­tiques publiques, notam­ment la poli­tique agri­cole com­mune (PAC), doivent être mobil­isées en ren­forçant la rede­vance pour pol­lu­tions dif­fus­es appliquée aux achats de pes­ti­cides, en oblig­eant les vendeurs de ces pro­duits à par­ticiper à l’effort de réduc­tion (par l’offre d’alternatives dans le cadre du dis­posi­tif des cer­ti­fi­cats d’économie de pro­duits phy­tosan­i­taires), en rémunérant les agricul­teurs pour les efforts impor­tants de réduc­tion (y com­pris en cou­vrant la prise de risque) et en sou­tenant les investisse­ments de matériels per­me­t­tant de réduire les usages de pes­ti­cides.

2. Diminuer les émissions de gaz à effet de serre agricoles

D’après le CITEPA, l’agriculture représen­tait, en 2020, 21 % des émis­sions français­es de gaz à effet de serre sous forme de méthane CH4 (45 %), pro­toxyde d’azote N20 (42 %) et dioxyde de car­bone CO2 (13 %). Ces émis­sions sont sta­bles (-0,1 % entre 2015 et 2018).

Les émis­sions de méthane sont directe­ment liées à la taille du chep­tel, notam­ment de bovins chez qui elles sont essen­tielle­ment pro­duites lors de la diges­tion de la cel­lu­lose des four­rages.

Elles peu­vent être légère­ment dimin­uées en mod­i­fi­ant l’alimentation des ani­maux – grâce notam­ment à l’incorporation de tourteaux de lin et d’additifs, dont les effets sont promet­teurs, mais restent à con­firmer –, en aug­men­tant la pro­duc­tiv­ité des ani­maux, ce qui per­met de réduire leur nom­bre à pro­duc­tion con­stante, et en réduisant la taille du chep­tel dans le cadre de régimes ali­men­taires des humains moins rich­es en viande rouge.

Les émis­sions de N2O et de CO2 seront dimin­uées en jouant sur les formes et les modal­ités d’application des engrais, et surtout en util­isant moins d’engrais azotés minéraux et organiques grâce à un recours accru aux légu­mineuses et à une meilleure artic­u­la­tion des pro­duc­tions végé­tales et ani­males dans les ter­ri­toires.

Le stock­age de car­bone dans les sols, pro­mu avec l’ini­tia­tive 4/1000, a l’avantage addi­tion­nel d’améliorer leur fer­til­ité et leur struc­ture. L’agriculture peut aus­si con­tribuer à la pro­duc­tion d’énergie renou­ve­lable sous divers­es formes (méthani­sa­tion, pho­to­voltaïque, etc.)… à con­di­tion qu’il n’y ait pas con­cur­rence avec la pro­duc­tion ali­men­taire et la resti­tu­tion du car­bone au sol.

Ces voies de pro­grès sont au cœur de nom­breuses démarch­es : agri­cul­ture de con­ser­va­tion des sols, agri­cul­ture du vivant ou régénéra­trice, per­ma­cul­ture, etc. Ces pra­tiques sont à encour­ager par les poli­tiques publiques, selon la même logique que celle appliquée aux pes­ti­cides, soit en mobil­isant plus stricte­ment les principes émet­teur-payeur et stockeur-béné­fi­ci­aire.

3. Assurer le développement de l’agriculture biologique à grande échelle

Le cahi­er des charges de l’agriculture biologique (AB) garan­tit une pro­duc­tion sans intrants chim­iques, avec des béné­fices sur la qual­ité des sols, de l’eau et de l’air, la préser­va­tion de la bio­di­ver­sité, et la san­té des agricul­teurs, des habi­tants et des con­som­ma­teurs du fait d’une moin­dre expo­si­tion aux con­t­a­m­i­nants.

Ses béné­fices nutri­tion­nels comme son impact sur le cli­mat font tou­jours l’objet de débats. Si les pra­tiques de l’AB per­me­t­tent bien de réduire les émis­sions de gaz à effet de serre rap­portées à l’hectare, ce n’est pas tou­jours le cas quand elles sont mesurées par unité de pro­duit du fait d’une moin­dre pro­duc­tiv­ité. Pour la même rai­son, l’agriculture bio néces­sit­era davan­tage de ter­res pour pro­duire les mêmes quan­tités de biens.

Évo­lu­tion des sur­faces cul­tivées en bio en France.  © Agence Bio

Ces ren­de­ments plus faibles requièrent des prix des pro­duits fin­aux plus élevés. L’équilibre économique des exploita­tions en AB a été assuré jusqu’à aujourd’hui par un marché ten­dan­cielle­ment por­teur et par des aides, notam­ment lors de la péri­ode de con­ver­sion vers l’AB pen­dant laque­lle les pro­duits ne sont pas label­lisés.

La pour­suite du développe­ment de l’AB néces­site des inno­va­tions (sélec­tion var­ié­tale, pra­tiques agronomiques, etc.) pour accroître et sta­bilis­er les ren­de­ments. Elle exige aus­si que le marché reste dynamique et soit acces­si­ble à tous.

Les poli­tiques publiques doivent ain­si favoris­er l’accès des plus pré­caires à l’alimentation biologique, par exem­ple par un sys­tème de chèques ali­men­taires. L’AB gag­n­era aus­si à ce que les ser­vices négat­ifs de l’agriculture soient plus explicite­ment pénal­isés, et les ser­vices posi­tifs récom­pen­sés.

Enfin, des change­ments de régimes ali­men­taires et la réduc­tion des pertes et gaspillages seront néces­saires, notam­ment pour lim­iter les besoins en ter­res du fait des moin­dres ren­de­ments de l’AB, comme le soulig­nait en 2018 le scé­nario TYFA de l’Iddri.

4. Adapter l’offre agricole aux nécessaires évolutions des régimes alimentaires

Des régimes ali­men­taires trop caloriques et trop déséquili­brés (trop de sucres, de graiss­es, de sel, de char­cu­ter­ies et de vian­des rouges ; pas assez de pro­téines et de fibres végé­tales, de fruits et de légumes) ont des effets négat­ifs sur la san­té, entraî­nant sur­poids, obésité et mal­adies chroniques.

En France, en 2016, le coût social annuel du sur­poids et de l’obésité s’élevait à 20,4 mil­liards d’euros, com­pa­ra­ble à celui du tabac et supérieur à celui de l’alcool. Pour­tant, les poli­tiques nutri­tion­nelles, essen­tielle­ment basées sur la norme, les recom­man­da­tions, l’information et l’étiquetage (Nutri-Score), et très peu sur des mesures fis­cales inci­ta­tives (tax­es ou sub­ven­tions), restent très mod­estes.

Les change­ments de régimes ali­men­taires ne seront pas sans con­séquence sur l’offre agri­cole (et agroal­i­men­taire). Ils impacteront néga­tive­ment les con­som­ma­tions de pro­duits ani­maux, baisse à laque­lle les pro­duc­teurs doivent se pré­par­er en com­pen­sant la réduc­tion des vol­umes par une aug­men­ta­tion de la qual­ité.

Cette per­spec­tive est aus­si l’occasion de revoir la spé­cial­i­sa­tion mar­quée des trou­peaux de bovins lait et viande en favorisant des races mixtes, comme la Nor­mande ou l’Aubrac qui val­orisent à la fois la pro­duc­tion de lait et de viande, et peu­vent per­me­t­tre de réduire les émis­sions de gaz à effet de serre des bovins.

Il con­vient simul­tané­ment d’encourager le développe­ment de fil­ières struc­turées et com­péti­tives de fruits, de légumes et de pro­téines végé­tales. Ces dernières requièrent de tra­vailler la pro­duc­tion, la col­lecte, la trans­for­ma­tion (nou­velles recettes), et les habi­tudes de con­som­ma­tion grâce à l’éducation et à l’information. Plusieurs expéri­men­ta­tions, à l’image de celle du ter­ri­toire d’innovation « Ali­men­ta­tion durable 2030 » à Dijon, sont promet­teuses.

5. Concilier protection de l’environnement et revenus agricoles

Les revenus des exploita­tions agri­coles français­es sont très dépen­dants des sou­tiens budgé­taires de la PAC qui, en 2019, représen­taient en moyenne les trois quarts du revenu courant avant impôt.

Cette dépen­dance est encore plus grande, supérieure à 100 %, pour cer­taines caté­gories d’exploitations (250 % pour les bovins viande, 136 % pour les bovins viande et lait, 128 % pour les céréales et oléo-pro­téagineux). Elle rend très dif­fi­cile toute mod­i­fi­ca­tion des modal­ités d’octroi des aides, notam­ment pour sat­is­faire des objec­tifs écologiques, qui met­trait en péril la via­bil­ité économique de nom­bre d’exploitations.

Le statu quo écologique n’est toute­fois plus une option.

Sor­tir de ce dilemme requiert de ren­forcer le pou­voir de négo­ci­a­tion des agricul­teurs pour mieux répar­tir la valeur (regroupe­ment de l’offre, biens adap­tés aux attentes des con­som­ma­teurs, développe­ment de cir­cuits courts).

Il exige aus­si de dévelop­per des sources com­plé­men­taires de revenu, en mobil­isant ces dif­férents axes : réduire les coûts de pro­duc­tion en mobil­isant toutes les sources de pro­grès (géné­tique, numérique, opti­mi­sa­tion de l’usage de la bio­masse, inno­va­tion ouverte…) ; exploiter le con­sen­te­ment à pay­er des con­som­ma­teurs pour des pro­duits issus de sys­tèmes plus respectueux du cli­mat et de l’environnement, et accorder par­al­lèle­ment aux ménages les plus pau­vres des aides leur per­me­t­tant d’accéder à ces pro­duits ; dévelop­per les paiements pour ser­vices envi­ron­nemen­taux financés par le con­tribuable, mais aus­si l’usager ; lim­iter les dis­tor­sions de con­cur­rence entre agricul­teurs de l’espace européen et ceux des pays tiers grâce à l’introduction de mécan­ismes d’ajustement aux fron­tières européennes au titre du cli­mat, de l’environnement et de la san­té.

Une réflex­ion plus glob­ale devra d’autre part être engagée quant à l’utilisation des économies réal­isées grâce aux dépens­es de san­té et de dépol­lu­tion en baisse. Ce seraient plus de 50 mil­liards d’euros qui seraient dépen­sés chaque année en France pour la seule dépol­lu­tion des eaux en pes­ti­cides et nitrates…

6. Rendre le métier d’agriculteur plus attractif

En 2019, 55 % des agricul­teurs français avaient plus de 50 ans. Et quand dix d’entre eux par­tent en retraite, sept seule­ment s’installent. Au vieil­lisse­ment de cette pop­u­la­tion s’ajoute donc le non-renou­velle­ment des généra­tions.

Le para­doxe actuel étant qu’une agri­cul­ture plus agroé­cologique néces­site davan­tage de main‑d’œuvre (pour sur­veiller plantes et ani­maux, assur­er le désherbage mécanique des cul­tures, dévelop­per des activ­ités de trans­for­ma­tion et de vente, etc.), avec des qual­i­fi­ca­tions plus éten­dues et plus élevées. Ces dif­fi­cultés ne sont pas pro­pres à la France et se retrou­vent, avec des spé­ci­ficités nationales, dans les dif­férents pays européens.

Selon le Comité économique et social européen, plusieurs fac­teurs défa­vor­ables expliquent cette dou­ble spi­rale néga­tive : les écarts de revenu entre l’agriculture et les autres secteurs d’activité ; la charge admin­is­tra­tive d’accès aux aides de la PAC ; des normes européennes plus con­traig­nantes que dans la plu­part des autres pays ; des dif­fi­cultés de tré­sorerie, de finance­ment des investisse­ments et d’accès au fonci­er ; la faib­lesse des retraites agri­coles ; et des con­traintes liées à la vie en milieu rur­al (accès plus dif­fi­cile aux ser­vices publics et privés).

Les leviers d’action devront com­bin­er poli­tiques sociale, fon­cière, agri­cole et ter­ri­to­ri­ale. La reval­ori­sa­tion des retraites et leur con­di­tion­nement à la trans­mis­sion du fonci­er à des entrants lim­it­era la réten­tion des ter­res par les plus âgés.

Une poli­tique fon­cière effi­cace ciblera deux objec­tifs : la pro­tec­tion vis-à-vis de l’artificialisation des ter­res et leur accès en pri­or­ité aux act­ifs agri­coles.

Au-delà de sa mis­sion pro­duc­tive, une refonte du méti­er pour­rait être menée en inscrivant l’exploitation agri­cole dans une dynamique d’entreprise à mis­sion qui redéfini­rait le con­trat social qui lie la société à ses agricul­teurs.

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Cécile Détang-Dessendre, Direc­trice de recherche en économie, Inrae; Chris­t­ian Huyghe, Directeur sci­en­tifique pour l’agriculture, Inrae; Hervé Guy­omard, Chercheur, Inrae et Xavier Reboud, Chercheur en agroé­colo­gie, Inrae. Vous pou­vez lire l’arti­cle orig­i­nal ici.