Les jets privés sont-ils aussi polluants qu’on le dit ?
En une seule heure de vol, un jet privé émet jusqu’à deux tonnes de CO2, selon une étude publiée en mai 2021 par Transport and environment, une fédération européenne d’une cinquantaine d’ONG qui œuvrent dans le secteur des mobilités durables. Deux tonnes de CO2, c’est aussi la limite de ce que devrait émettre un·e Français·es en une année entière d’ici 2050 (contre dix tonnes aujourd’hui) pour respecter l’Accord de Paris, et ainsi limiter le réchauffement climatique bien en-dessous de +2°C.
Selon ce même rapport, l’usage d’un jet privé est entre 5 et 14 fois plus polluant qu’un vol réalisé sur une ligne commerciale. Il est également 50 fois plus polluant qu’un trajet en train. Une statistique d’autant plus parlante que la plupart des vols réalisés en jets ont des alternatives moins carbonées. En 2019, un vol sur dix au départ d’un aéroport français était effectué par jet privé. La moitié de ces derniers réalisait un trajet inférieur à 500 kilomètres, une distance pour laquelle une alternative en train est extrêmement probable.
Récemment, de nombreuses voix se sont élevées pour déplorer la polémique autour des jets privés, arguant que leur impact environnemental serait trop insignifiant pour que l’on s’y attarde autant. Selon la GAMA (General aviation manufacturers’ association — la fédération des constructeurs d’avions), l’aviation privée représenterait 0,04% des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le monde, soit 2% des 2% d’émissions imputables à l’aviation. Or, en raison de certains facteurs, comme les traînées de condensations, l’aviation contribue à environ 5% du réchauffement climatique.
« L’usage individuel, privé, du jet privé est une toute petite partie du jet, qui est lui-même une toute petite partie de l’usage de l’avion, qui représente une toute petite partie des émissions de CO2. Cela ne va pas refroidir la planète », a cinglé le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, sur France Inter, interrogé au sujet de l’idée de réguler ou de bannir les jets privés. Une réaction qui relève du whataboutism (ou « aquoibonisme »), un discours classique de l’inaction climatique (notre article à ce sujet) qui consiste à remettre la faute sur un autre secteur, un autre pays, ou une autre frange de la population, pour éviter de faire de véritables efforts.
Ce discours ne fait que retarder l’action climatique. « Tous les secteurs de la société doivent s’aligner sur des trajectoires de forte réduction des émissions », rappelle Aurélien Bigo, chercheur spécialisé dans la transition énergétique des transports. « Si l’on n’agit pas sur un secteur sous prétexte que c’est inutile ou trop difficile, cela veut dire qu’il faudra faire plus d’efforts ailleurs, et on ne peut pas se le permettre ».
Pourquoi les jets privés sont-ils au cœur des débats depuis plusieurs semaines ?
Canicules, incendies, orages et inondations : cet été, les Français·es ont été durement confronté·es, dans leur chair et dans leur quotidien, à la réalité du dérèglement climatique présent et à venir. En parallèle, en raison de la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine, l’exécutif demande aux individus de plus en plus d’« efforts citoyens » afin de ne pas fragiliser davantage l’approvisionnement national. Deux dynamiques qui rendent de plus en plus intolérables certaines pratiques particulièrement polluantes tandis que la planète s’embrase.
Or, depuis plusieurs mois, des comptes sur les réseaux sociaux, comme iflybernard ou laviondebernard (tous deux en référence à Bernard Arnault, patron de LVMH), traquent les vols privés des milliardaires pour en révéler l’impact climatique. Des trajets parfois quasi quotidiens, des sauts de puce de 40 minutes entre deux villes, voire un déplacement record de seulement dix minutes entre deux aéroports de Londres pour l’avion de Bernard Arnault, en mai dernier. Ces pratiques aberrantes, révélées grâce au « flight tracking », l’étude des données — publiques — des vols disponibles sur internet, n’étaient jusqu’alors pas exposées au grand public.
« Leur suivi sur les réseaux sociaux a généré une forme de pression sociale, qui entre en résonance avec les évènements climatiques extrêmes de ces derniers mois », analyse Aurélien Bigo. Difficile de s’entendre dire qu’il faut « débrancher le wifi » (qui représente 2% de la consommation électrique d’un ménage) alors qu’un seul vol en jet engloutit des milliers de litres de carburants en quelques dizaines de minutes.
Pourquoi sont-ils devenus le symbole de l’injustice climatique ?
L’usage des jets privés est une pratique particulièrement inégalitaire, tout comme l’avion de manière générale. 1 % des individus sont responsables de 50 % des émissions de GES de l’aviation civile, d’après Transport and environment. Pis, une étude scientifique publiée dans la revue Global environmental change en 2020 estime que les utilisateur·rices de jets privés émettent jusqu’à 7 500 tonnes de CO2 chaque année. C’est 757 fois plus l’empreinte carbone moyenne d’un·e Français·es, qui est de 9,9 tonnes de CO2 par an. Et 3 750 fois trop pour respecter l’accord de Paris.
Même si les émissions liées aux jets privés ne sont qu’une toute petite partie des émissions globales, cette pratique a un impact extrêmement polluant et démesuré par rapport à son utilité sociale. Le fait qu’elle soit imputable à une infime part de la population génère par ailleurs un grand sentiment d’injustice.
Les deux tiers des Français·es sont d’accord de changer si les efforts sont répartis équitablement
La perception d’une forme de justice sociale est d’ailleurs un des critères principaux dans l’évolution des comportements, a montré l’agence de la transition écologique (Ademe) dans un récent baromètre sur les représentations du changement climatique. Selon l’étude, deux tiers des répondant·es accepteraient de changer substantiellement leurs modes de vie, seulement si les efforts sont partagés de manière juste et équitable dans la société. « Les jets privés sont devenus un symbole de l’injustice climatique et d’une répartition très inégalitaire des efforts. Si les plus riches ont des passe-droits pour polluer, la perception de la justice sociale sera nulle », estime Aurélien Bigo. La transition écologique, qui nécessitera l’implication de la société toute entière — citoyen·nes, entreprises, responsables politiques et collectivités territoriales — ne pourra se faire sans la justice sociale et climatique. Le mouvement des Gilets jaunes, parti d’une taxe carbone sur le pétrole ressentie comme injuste, en est d’ailleurs la preuve. Le kérosène des avions d’affaires, lui, tout comme celui de l’avion de ligne est toujours exempt de taxes.
Comment pourrait-on rendre les jets privés plus acceptables ?
Le 19 août, le secrétaire national d’Europe écologie-les Vert (EELV), Julien Bayou, a proposé de bannir les jets privés. Le lendemain, le ministre délégué aux transports, Clément Beaune, a suggérer de les « réguler » ; c’en était déjà trop pour Christophe Béchu et Olivier Véran, respectivement ministre de la transition écologique et porte-parole du gouvernement, qui ont rapidement et publiquement décrié cette idée.
Pourtant, instaurer une forme de régulation pourrait générer une plus grande acceptabilité de cette pratique. Aurélien Bigo, chercheur en mobilités durables, évoque trois types d’outils : l’interdiction (pure et simple, ou bien ciblée à certaines longueurs de trajets ou certains usages), les quotas (nombre de vols annuels autorisés par entreprise ou par aéroport par exemple), ou la taxation. Les deux premières options permettent des résultats certains en termes de réduction des émissions de CO2 puisqu’elles impliquent de fixer des contraintes et des objectifs chiffrés.
La dernière pourrait financer des investissements dans la transition écologique des transports, mais son impact sur le trafic reste incertain : au vu des coûts de transports déjà très élevés pour les jets privés et du profil aisé des usager·es, il est difficile de savoir si la taxation serait suffisamment incitative pour diminuer le recours aux jets privés et faire baisser les émissions de CO2. L’efficacité d’une mesure non contraignante est encore incertaine. La fédération Transport and environment a récemment travaillé sur un scénario de taxe sur le kérosène ainsi que sur les billets pour calculer les revenus éventuels pour le gouvernement français.
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