Une ambiance morose pèse sur la station du Grand Puy en cette matinée d’automne. Après l’annonce de la fermeture définitive des remontées mécaniques, Michel Rougon a décroché la plupart des enseignes de la location de skis qu’il tient depuis 1987 avec sa femme, Annie Joubert-Rougon.
Le cœur serré, le couple étiquette des paires de ski et se prépare au déstockage. «Ce magasin a été créé en 1962 par mes parents, qui étaient exploitants forestiers, avec des associés agriculteurs, raconte Annie, qui avait deux ans à l’époque. Je ressens beaucoup d’émotions de le voir fermer.»
Le 6 octobre dernier, les quelque 1 400 habitant·es de Seyne-les-Alpes – dont dépend le Grand Puy – se sont prononcé·es à 71% pour la fermeture des remontées mécaniques, jugées trop coûteuses à entretenir face à la baisse de la fréquentation et de l’enneigement.
Il ne s’agit pas d’un cas isolé : la même semaine, l’Alpe du Grand-Serre (Isère), Notre-Dame-de-la-Tarentaise (Savoie) et Le Tanet (Vosges) rejoignaient la longue liste des stations contraintes de tourner la page du ski alpin. Selon le décompte du géographe Pierre-Alexandre Metral, doctorant à l’université de Grenoble, plus de 180 domaines skiables ont déjà fermé en France depuis les années 1970.
La différence, c’est qu’au Grand Puy, ce ne sont pas les exploitant·es ni les élu·es qui ont décidé l’arrêt du ski, mais l’ensemble des habitant·es, à l’issue d’un référendum. À rebours des clichés, toutes et tous ici sont conscient·es de l’inéluctable fin du ski – même si les avis divergent quant au bien-fondé de cette fermeture et de la voie à suivre pour la transition.
En 2023, «on a dû injecter 350 000 euros, 13% du budget communal»
Pour les commerçant·es de cette petite station familiale, comprise entre 1 300 et 1 800 mètres d’altitude, le résultat du référendum est un crève-cœur.
Créée en 1959, le Grand Puy est la plus ancienne des trois stations de la vallée, née «à une époque où il n’y avait pas de politique agricole commune, où il fallait trimer toute l’année pour s’en sortir, se remémore Annie Joubert-Rougon. Cette station, ce sont les agriculteurs du coin qui l’ont montée avec beaucoup de courage, il faut leur rendre hommage.»
La menace d’une fermeture planait depuis quelques années, à cause de la baisse de la fréquentation. «On est passé de 17 000 journées-skieurs il y a une dizaine d’années, à 6 000 la saison passée», explique Laurent Pascal, le maire de Seyne-les-Alpes.
La saison 2023, particulièrement difficile, aura mis le dernier clou dans le cercueil du Grand Puy. Cette année-là, «on a constaté un chiffre d’affaires de seulement 50 000 euros et on a dû injecter 350 000 euros, ce qui représente 13% du budget communal, explique Laurent Pascal. Début 2024, on a donc pris la décision de lancer un référendum et une étude pour appuyer la réflexion des élus et des citoyens.»
En avril 2024, un bureau d’études est sollicité pour accompagner le processus. Sept scénarios sont proposés aux habitant·es et discutés lors de réunions publiques. Le 22 juillet, le conseil municipal adopte par douze voix pour, deux contre et une abstention la cession des remontées mécaniques. Une décision que les élu·es demandent ensuite à la population de confirmer par référendum : «oui» à la fermeture des remontées, ou «non» – l’alternative étant le maintien en état des infrastructures, assorti d’une hausse des impôts locaux de 34%.
Avec un taux de participation de 57%, c’est finalement le «oui» qui l’a emporté le 6 octobre – une victoire qui ne réjouit pas vraiment le maire. «Lors de l’annonce des résultats, il n’y a pas eu d’applaudissements, il n’y a pas eu de huées ni de cris, relate-t-il. Tout le monde a pris cette décision avec gravité, en ayant en tête que c’est une page qui se tourne.»
En 50 ans, les Alpes ont perdu un mois de neige en moyenne
Pour beaucoup d’habitant·es, dont le couple Rougon, l’issue du référendum est difficile à accepter. De son côté, Laurent Pascal reconnaît que le processus a ouvert des plaies, mais assume sa démarche.
«Je suis convaincu que c’était la bonne décision. On a vingt ans de retard dans nos vallées, et notamment au Grand Puy, sur la diversification. Je ne voulais pas qu’on ait vingt ans de retard par rapport au virage du réchauffement climatique,explique-t-il. Il fallait être précurseur, avec une démarche participative, et dire dès à présent : nos matériels ne seront plus utilisables d’ici cinq ou six ans, on les vend dès maintenant, tant qu’ils ont une valeur, et puis on passe à autre chose.»
Si l’édile se pose en «précurseur», c’est parce l’avenir des stations de ski semble compromis. Les Alpes ont déjà perdu un mois d’enneigement en moyenne sur les 50 dernières années, une tendance qui, selon les climatologues, devrait s’aggraver dans les prochaines décennies. En février 2024, la Cour des comptes a posé un diagnostic sans appel, arguant que toutes les stations seront impactées par le changement climatique à horizon 2050.
«Les plus exposées, ce sont les stations qui se sont développées dans les Préalpes, qui revendiquaient le droit au développement pour les stations de moyenne montagne», explique Hugues François, chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae), qui travaille sur leurs stratégies d’adaptation. Alors qu’elles ont investi dans le ski dans l’espoir de dynamiser leur territoire, les collectivités sont aujourd’hui en première ligne face à la perte de rentabilité de ce modèle.
«Les petites stations comme la nôtre, qui ont un modèle environnemental plus sain que les grosses, sont sacrifiées»
Au Grand Puy, tous s’accordent sur la fin du tout-ski, mais pas sur la marche à suivre. «Le 100% neige, on est tous d’accord pour dire que c’est fini, assène Maxime Musso, conseiller municipal d’opposition, défavorable à la fermeture des remontées. Mais sans ski, la diversification n’a pas vraiment de sens : le “quatre saisons”, c’est aussi l’hiver.»
Les opposant·es à la fermeture des remontées mécaniques reprochent au maire une décision hâtive, qui ne tient pas compte de l’importance du ski dans l’économie locale. «On fait dire ce qu’on veut à ce chiffre des 12% [du budget de la commune dédié à combler le déficit de la station], souligne Maxime Musso. Ça peut être que 12%, c’est trop quand il s’agit d’une subvention. Mais c’est aussi 12% des emplois, 12% des revenus fonciers…»
Pour beaucoup, la fermeture du Grand Puy résulte de dynamiques locales, liées à la vie politique de la commune. L’empreinte écologique du ski est souvent perçue comme négligeable, comparée à celle des grosses stations.
«Les principales sources d’émissions du ski, ce sont la voiture pour se rendre à la station, et le chauffage des installations. Ici, on est sur du ski local, des gens qui viennent des villes alentour, observe Maxime Musso. Au final, ce sont les grosses stations qui perdurent, parce qu’elles peuvent continuer d’investir pour se développer. Les petites stations comme la nôtre, qui ont un modèle plus sain au niveau environnemental, sont sacrifiées.»
«On était une petite station avec des prix abordables [moins de 20 euros la journée, NDLR], abonde Annie Joubert-Rougon. Les gens n’ont pas un pouvoir d’achat extraordinaire dans ce département. Il ne faudrait pas que le ski devienne une activité réservée à une élite.» Une crainte fondée, puisque le ski est un loisir auquel [moins d’un français sur dix](https://www.banquedesterritoires.fr/moins-dun-francais-sur-dix-se-rend-aux-sports-dhiver#:~:text=En termes de pratiques%2C seuls,de neige ou le snowboard.) a accès.
Une diversification difficile
Le Grand Puy entamera la prochaine saison sans télésiège ni loueur de matériel. «On ne peut pas garder le magasin ouvert et payer toutes les charges pour louer quelques raquettes à des promeneurs», regrette Annie Joubert-Rougon.
Reste à démonter les remontées mécaniques, que la commune espère revendre à des stations voisines, tout comme les canons à neige et les dameuses. Une nouvelle pomme de discorde en perspective, car le démantèlement, prévu d’ici le printemps 2026, devrait laisser des centaines de milliers d’euros de reste à charge à la commune.
Les élu·es planchent sur un moyen de redonner vie à la station avec de nouvelles activités. Mais la fin du télésiège signe la mort de certains projets. «C’était le seul outil ambitieux d’une diversification», argue Maxime Musso, qui plaidait pour le développement d’un bike-park – où les vélos seraient transportés en haut de la montagne par télésiège – pour compléter les revenus hivernaux.
Désormais lancé·es dans le défi de la reconversion, les Seynois·es ont bien conscience d’avancer en éclaireur·ses. «La question de la fermeture ou de l’avenir de ce modèle-là va se poser dans toutes les stations de moyenne montagne, résume l’élu d’opposition. C’est donc aujourd’hui qu’il faut agir pour créer la diversification et le tourisme de demain, avant d’être au pied du mur.»
Ce reportage a reçu le soutien de l’association Journalismfund Europe.
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