Depuis trois ans, le collectif Anti-Tech Résistance (ATR) tente de se faire une place au sein des luttes écologistes en France. Ces derniers mois, il a organisé des ciné-conférences, quelques actions coup-de-poing – comme une occupation du «village de l’IA» lors du Carrefour des fournisseurs de l’industrie agroalimentaire de Rennes, en mars –, et même une excursion survivaliste dans les Alpes, au printemps.
Né à Rennes (Ille-et-Vilaine) en 2022, fort d’une poignée de militant·es très remuant·es sur les réseaux sociaux, le mouvement se réclame de l’idéologie anti-tech. Pour elles et eux, la technologie et l’ère industrielle sont la cause des maux de notre époque, de la crise climatique jusqu’aux inégalités de richesse. Et, selon ses adeptes, il est urgent d’arrêter la «mégamachine» furieuse et omnipotente qui dévaste le monde.
Dans un ouvrage publié cet été, Stop the Machines : The Rise of Anti-Technology Extremism, le chercheur Mauro Lubrano, spécialiste du terrorisme et de la violence politique, revient sur l’évolution de cette idéologie qui reste encore marginale à l’échelle mondiale. Elle est héritée des luddites, un mouvement ouvrier né au début du 19ème siècle en Angleterre, en opposition à la mécanisation de l’industrie textile. L’auteur distingue trois courants majeurs : l’anarchisme insurrectionnel, l’éco-fascisme et l’éco-extrémisme. Des groupes radicaux, très éloignés politiquement à première vue, mais qui, «malgré leur hostilité historique et leur caractère irréconciliable, présentent aujourd’hui des tendances similaires dans leur opposition à la technologie».
Une stratégie consistant à noyauter les milieux militants
ATR est plutôt porté sur l’anarchisme insurrectionnel. Publiquement, le groupe se revendique comme «révolutionnaire», brouillant les pistes en refusant de se positionner sur l’échiquier politique traditionnel, afin de ratisser large. Sa stratégie consiste à s’immiscer dans les milieux militants de gauche pour recruter en appuyant sur certaines craintes légitimes, comme le développement de l’intelligence artificielle (IA) générative et ses conséquences désastreuses pour l’environnement. En témoigne leur intervention surprise lors du contre-sommet de l’IA à Paris en février, leur participation à une manifestation contre l’industrie de l’électronique à Grenoble ou leur récent soutien à Lure en résistance, un collectif anti-photovoltaïque.
Des actions relayées sur les multiples réseaux sociaux du collectif et une rhétorique incarnée par plusieurs de ses membres face caméra, à visage découvert. Parmi elles et eux, on retrouve Loïc Écologie – Louis Paul, de son vrai nom –, tête pensante d’un mouvement qui assume un fonctionnement hiérarchique «pour des questions d’efficacité». Le jeune homme, ancien étudiant à Sciences Po, a fait d’ATR une machine bien huilée, qui ambitionne de s’implanter dans plusieurs métropoles.
«C’est très bien foutu, ils sont particulièrement forts en matière d’organisation», reconnaît Camille*, un militant technocritique qui a assisté à l’une des formations d’Anti-Tech Résistance à Paris, après avoir reçu une invitation de leur part. Le jour venu, accueilli par de jeunes militant·es vêtu·es de noir, il se retrouve dans un appartement avec d’autres participant·es, son smartphone déposé dans une pièce à part. Au programme : une initiation à la rhétorique anti-tech ponctuée de slides PowerPoint, le visionnage de l’œuvre dystopique Bienvenue à Gattaca (1997) et une action de collage de stickers.
Théodore Kaczynski, principale boussole intellectuelle
Pour les anti-tech, annihiler la technologie est l’unique solution pour échapper à l’extinction de l’espèce humaine. Et il y a urgence à agir. «Il y a dans leur discours une clarté que seul le populisme peut offrir, un côté rassurant sur la façon de comprendre le monde. Mais les raccourcis qu’ils font sont énormes, c’est ça le danger», analyse Camille, qui sait reconnaître les discours confusionnistes (qui entretiennent la confusion autour des véritables intentions d’un mouvement). Si la force de frappe d’ATR et d’autres groupes anti-tech reste anecdotique, elle est surtout le symbole de l’influence de Théodore Kaczynski, leur principale boussole intellectuelle.
Décédé en 2023 après avoir passé les dernières années de sa vie en prison, le terroriste est connu pour avoir été l’auteur d’une série d’attaques au colis piégé aux États-Unis, de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 1990. Bilan : trois morts et 23 blessé·es. Il aura fallu deux décennies au FBI (le service de police judiciaire et de renseignement aux États-Unis) pour débusquer cet ancien professeur de mathématiques qui vivait comme un ermite dans une cabane sans eau ni électricité. Pourfendeur de l’ère industrielle et de la civilisation technologique, celui que l’on surnomme l’«Unabomber» est devenu une figure emblématique de l’idéologie anti-tech. Une icône transpartisane dont on loue les attaques obsessionnelles contre le progrès, aux États-Unis et ailleurs dans le monde.
C’est ainsi que, comme d’autres structures en France – Pièces et main d’œuvre (PMO), Floraisons ou Le Partage –, ATR défend une vision sociétale réactionnaire et délibérément confuse. Une pensée hostile au droit à l’avortement, aux communautés LGBTQIA+, à la médecine moderne et aux «gauchistes» en tout genre, grandement inspirée des écrits du terroriste américain. Revendiqué non-violent, le mouvement fait pourtant régulièrement référence à Théodore Kaczynski, tout en dénonçant ses actions meurtrières.
«Recruter des membres en se présentant comme la seule alternative»
Ce discours séduit aussi une frange de l’extrême droite française. En témoignent Les Éditions du Verbe Haut et leur version commentée du célèbre ouvrage de l’Unabomber, Industrial Society and Its Future («La société industrielle et son avenir», en français). Son traducteur, Rémi Tell, intervient régulièrement dans des médias d’extrême droite comme Frontières, CNews et TV Libertés, et vante «un manifeste prophétique qui dégage le principe actif et explicatif du monde moderne». Il en fait même un argument de poids pour justifier les obsessions complotistes et discriminatoires de son camp, comme celles visant les personnes trans.
Une situation qui inquiète les milieux écologistes, qui voient ce discours vert-brun gagner en visibilité dans leurs cercles. Dans un communiqué diffusé en juin, plusieurs structures (Extinction rebellion, Le Mouton Numérique, l’AG Antifa Paris 20e…) dénoncent «les projets réactionnaires et ennemis de l’émancipation de toutes et tous, dont Anti-Tech Résistance fait partie». Outre l’idéologie véhiculée, ce sont aussi les méthodes employées qui posent problème. Elles consistent à «disqualifier systématiquement les autres collectifs écologistes et technocritiques, avec pour objectif de recruter des membres en se présentant comme la seule alternative», rappelle le communiqué.
Ainsi, la militante écologiste Camille Etienne et le député François Ruffin, par exemple, sont présenté·es comme des traîtres à la cause… auxquels ATR se raccroche pourtant volontiers en partageant sur les réseaux sociaux certaines de leurs interventions, dès lors qu’elles servent le discours anti-tech. Contacté·es à plusieurs reprises, les membres d’ATR n’ont, à cette date, pas répondu à nos questions.
«L’un des principaux moteurs de violence politique dans les décennies à venir»
Charlie*, membre d’Extinction rebellion Paris, estime que le mouvement rennais «ne représente pas un immense risque d’un point de vue idéologique, même si nous restons vigilants. En revanche, les discours confusionnistes permettent souvent de s’immiscer dans des espaces militants, jusqu’à évincer les personnes en désaccord avec eux. Cela peut nuire au bon fonctionnement de nos organisations.»
Selon le chercheur Mauro Lubrano, ce phénomène est le révélateur d’un accroissement des discours anti-tech à travers le globe. Dans son livre, l’auteur décrypte les ressorts d’un «courant idéologique qui a le potentiel de devenir l’un des principaux moteurs de violence politique dans les décennies à venir».
Mauro Lubrano estime que tous les ingrédients sont présents pour conduire à une escalade de la violence : un courant idéologique flexible qui transcende l’échiquier politique classique, une perception de la technologie en tant que système «omniprésent et totalisant», des stratégies accélérationnistes – visant à provoquer volontairement l’effondrement de la société – et une vision apocalyptique du futur. Les éco-fascistes, anarchistes insurrectionnels et éco-extrémistes partagent ici un objectif commun.
Cependant, pour le chercheur, même s’ils représentent un danger, «il ne faut pas diaboliser ces mouvements ni en faire une menace existentielle. Les considérer de la sorte s’accompagne souvent de mesures politiques contre-productives. L’Histoire nous montre que cela ne fait qu’aggraver la situation.» Plus qu’une réponse autoritaire, celui-ci préconise de prendre du recul et de la mesure.
«Il faut comprendre ce phénomène comme le reflet de sentiments largement répandus dans la population. Ce ne sont pas seulement quelques marginaux qui expriment des idées isolées : on observe une anxiété croissante face à la direction que prend notre société. Cela doit nous permettre de repenser notre propre rapport à la technologie.» Et de proposer une réponse politique à la hauteur des enjeux du monde moderne.
*Les prénoms ont été modifiés.
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