Décryptage

Les loups sinistres de Game of Thrones «ressuscités» ? Pourquoi c’est problématique… et pas complètement vrai

Ouaf the fuck. Depuis lundi, l’entreprise américaine Colossal Biosciences prétend avoir recréé une espèce de loup géant éteinte il y a 10 000 ans, et dont s’est inspirée la célèbre série télévisée. Mais derrière le phénomène médiatique se cache une pratique controversée : la dé-extinction.
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Depuis le début de la semaine, les images font le tour des réseaux sociaux. Trois petits louveteaux blancs biberonnés, choyés, et même installés sur un trône de fer. Les deux premiers, baptisés Romulus et Remus, en référence aux légendaires fondateurs de Rome, sont nés le 1er octobre 2024. La petite dernière, âgée de trois mois, se nomme Khaleesi, un clin d’œil à la série Game of Thrones, dans laquelle ces animaux apparaissent. Leur point commun : ces trois charmants bambins seraient des loups sinistres, une espèce de canidé géant disparue il y a des millénaires.

«Après une absence de plus de 10 000 ans, notre équipe est fière de redonner au loup sinistre [dire wolf, en anglais, NDLR] la place qui lui revient dans l’écosystème», a annoncé le 7 avril, sur son site web, l’entreprise texane Colossal Biosciences, spécialisée en génétique animale. Le jour même, le Times, prestigieux magazine américain, publiait en une un (très) long reportage sur «le retour du loup sinistre».

«C’est plutôt une sorte d’organisme génétiquement modifié»

Déjà connue pour ses projets de ressuscitation génétique du mammouth laineux, du tigre de Tasmanie ou encore du dodo (toujours hypothétiques à l’heure actuelle), l’entreprise Colossal Biosciences estime avoir «réussi à restaurer une espèce autrefois éradiquée grâce à la science de la dé-extinction [soit la création d’un organisme proche de celui d’une espèce éteinte, NDLR] fait pour la première fois dans l’histoire de l’humanité».

Romulus et Rémus, ici âgés d’un mois, ont été créés suite à des modifications génétiques. © Colossal Biosciences

Pour parvenir à cet «exploit», l’entreprise texane a analysé l’ADN d’une dent vieille de 13 000 ans et d’un crâne de 72 000 ans, explique le Times. Les scientifiques ont ensuite effectué 20 modifications sur des gènes de cellules sanguines de loup gris (l’espèce commune qui peuple aujourd’hui nos contrées, notre article) pour recréer les caractères propres à son lointain cousin : pelage blanc, taille plus grande, dents allongées, vocalisations différentes… Le tout a ensuite été transféré dans des ovules développés en embryon, puis insérés dans des utérus de chiennes, qui ont alors donné naissance aux trois animaux.

«Le plus grand malentendu concernant la dé-extinction est que ça serait possible», affirmait pourtant en 2022 la biologiste américaine Beth Shapiro, aujourd’hui directrice scientifique de Colossal Biosciences. «Ce n’est pas complètement vrai de dire qu’on a recréé une espèce disparue il y a 10 000 ans, confirme Alexandre Robert, professeur d’écologie au Muséum national d’histoire naturelle, que Vert a contacté. Ils ont pris l’espèce actuelle la plus proche génétiquement, en l’occurrence le loup gris, et l’ont modifiée pour cibler certains traits qui caractérisaient l’espèce disparue.»

Le Times, prestigieux magazine américain, a fait sa Une sur le retour du loup sinistre.

«Ça reste une prouesse incroyable, il faut étudier le génome, cibler certains traits… mais on ne créé pas un loup sinistre ressuscité, c’est plutôt une sorte d’organisme génétiquement modifié qui s’inspire de l’organisme du passé», complète le chercheur, qui a travaillé sur la dé-extinction.

Une telle manipulation génétique n’est d’ailleurs pas sans poser quelques questions éthiques. «Il y a un risque de décès et d’effets secondaires graves, avertit dans le Times Robert Klitzman, professeur de psychiatrie et directeur du programme de maîtrise en bioéthique à l’université de Columbia. Cela implique beaucoup de souffrance, il y aura des fausses couches.»

Ressusciter les espèces disparues… ou sauver celles qui ne le sont pas encore ?

Les trois louveteaux, qui vivent dans un enclos dont le lieu est gardé secret, ont peu de chance de reconquérir le monde. «Il est difficile de penser qu’on va passer d’un organisme à une population écologiquement fonctionnelle, qui peut vivre en dehors d’un parc ou d’un laboratoire, explique Alexandre Robert. Une espèce, ce n’est pas juste un gros chien avec des poils d’une certaine couleur, c’est une entité qui évolue en permanence avec son environnement et les autres espèces, et ce n’est pas en créant un organisme du passé que l’on va faire revenir 10 000 ans d’histoire évolutive.»

Loup sinistre, mammouth, dodo… derrière ces projets de résurrection pharaoniques se cache un concept brandi en slogan par Colossal Biosciences : la dé-extinction. «Il s’agit de fusionner la biodiversité du passé avec les innovations du présent, dans le but de créer un avenir plus durable», promet la firme texane créée en 2021.

Romulus et Rémus, à l’âge de trois mois. © Colossal Biosciences

Mais le projet laisse sceptique une partie de la communauté scientifique : «Ce sont des approches spectaculaires, largement inspirées par des fictions comme Jurassic Park, et qui brassent beaucoup d’argent. Mais il est difficile de comprendre leur utilité réelle», s’interroge Alexandre Robert. En 2023, le projet de résurrection du dodo, annoncé par Colossal Biosciences, avait fait réagir d’autres chercheur·ses, comme Stuart Pimm, de l’université Duke, cité dans Le Monde : «Il y a un réel danger à dire que si nous détruisons la nature, nous pouvons simplement la reconstituer – parce que nous ne le pouvons pas».

Colossal Biosciences, qui rappelle sur son site qu’un million d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction dans le monde, souhaite faire de ses nouvelles technologies une solution face à l’effondrement de la biodiversité. «La crise est massive, faire “revivre” une poignée d’espèces spectaculaires comme le mammouth ou le tigre à dents de sabre est un peu vain, nuance Alexandre Robert. Il faut faire en sorte de ralentir la disparition des espèces qui n’ont pas encore disparu, et ça, on sait très bien comment le faire : arrêter de surexploiter, de détruire les habitats, de polluer…»

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