À sa sortie, «Demain» présentait des solutions peu connues du grand public telles que l’agriculture urbaine, les monnaies locales ou les énergies renouvelables. Quel est l’intérêt de rediffuser ce documentaire dix ans plus tard ?
Dans un moment de grande sinistrose où les gens sont un peu désespérés, où ils ont le sentiment que tout régresse et que tout va de plus en plus mal, je me dis que ça peut redonner de l’énergie, notamment à ceux qui ne l’ont jamais vu. Plus de la moitié des personnes qui sont venues assister aux projections en avant-première ces derniers jours n’avaient jamais vu le film. Parmi eux, beaucoup de jeunes qui m’ont dit : «C’est génial, ça m’a donné envie de faire plein de trucs.»
Mais c’est vrai aussi qu’il y a une forme de malaise chez ceux qui l’ont vu il y a dix ans et qui constatent qu’il n’a malheureusement pas pris une ride. Beaucoup se sont dit : «Mince, dix ans et on en est toujours là ? Toujours à se dire que ce serait génial de généraliser ces solutions.»
Est-ce que si peu de choses ont changé en dix ans ?
Ça dépend quelle focale on prend. Si on resserre sur une ville comme Paris, on constate qu’elle s’est totalement transformée, et pour le mieux. D’ailleurs, la maire Anne Hidalgo a témoigné du fait que Demain – et notamment la séquence sur Copenhague (Danemark) – l’avait inspirée pour donner plus de place aux vélos, aux piétons, pour planter plus d’arbres, etc.

Mais, si on dézoome, on est bien obligé de dire qu’il y a une accélération des processus de destruction du vivant. On avait franchi trois limites planétaires en 2015, on en est aujourd’hui à sept [sur neuf, NDLR]. 2015, c’est l’année où près de 200 États réunis à la 21ème conférence mondiale (COP21) sur le climat se sont engagés à contenir le réchauffement climatique en deçà de +1,5 degré [d’ici à 2100, par rapport à 1850, NDLR]. On sait maintenant que ce seuil sera dépassé entre 2027 et 2030.
Très clairement, les grandes tendances se sont aggravées et les solutions présentées dans le film n’ont pas été mises en œuvre à grande échelle : l’agriculture n’a pas muté vers l’agroécologie, on n’a pas réinterrogé les mécanismes de création monétaire, ni les systèmes éducatifs.
Et le mouvement écolo, où en est-il dix ans plus tard ?
Pour moi, la sortie de Demain a coïncidé avec une espèce d’apogée qui a duré jusqu’en 2020, à peu près. À cette époque, on a réussi à arracher un certain consensus sur des choses basiques telles que : le climat se réchauffe, c’est la faute des humains, et ce sont principalement les énergies fossiles qui sont en cause. Il y a eu des mobilisations historiques pour le climat, on a vu les écologistes remporter des victoires électorales aux élections européennes de 2019, puis aux municipales de 2020. C’est aussi à ce moment qu’on a vu le plus de médias couvrir la question écologique.
Dix ans plus tard, ce consensus simple est en permanence attaqué. Face à la mobilisation qui grandissait, les intérêts économiques menacés par une mutation écologique de la société ont sonné l’alarme et organisé un backlash [retour de bâton, NDLR] extrêmement puissant et méthodique. Ils achètent des médias et s’appuient sur l’extrême droite pour pousser à la fois un discours anti-écologistes et détruire les maigres avancées obtenues comme le Pacte vert européen. Face à cela, le mouvement écologiste ne joue pas à armes égales.
À défaut d’être aussi puissant, il faut qu’il soit plus habile. À l’heure où la moindre action ou parole un peu radicale est récupérée pour nous transformer en dangereux idéologues, il faut construire un discours qui ne laisse pas prise à leur récupération.
C’est un appel à moins de radicalité dans le mouvement écolo ?
Être radical, étymologiquement, ça veut dire revenir à la racine du problème. Je me reconnais dans cette idée qu’il faut plus de radicalité dans le discours, c’est-à-dire qu’il faut nommer les choses ; dire que tant qu’on ne s’attaque pas à la question du modèle économique, du capitalisme, de la croissance finalement, on ne résout pas le problème. De même, je pense qu’il y a besoin de personnes en première ligne pour occuper les mines de charbon ou les usines Lafarge, par exemple. Il y a besoin de s’interposer contre les grands projets climaticides, tout simplement parce que ça fonctionne. Entre 2014 et 2024, l’association Terres de luttes a recensé 162 combats victorieux.

Mais, en faisant ça, on laisse aussi prise à la récupération. Nos discours, nos actions sont utilisés contre nous pour dire : «Regardez, vous voyez bien que ces gens sont dangereux !» D’ailleurs, ça vaut aussi pour moi, si vous demandez aux gens du Point ou de CNews. Ça ne peut pas être le seul angle de bataille. Parallèlement, il y a aussi besoin de construire un narratif fédérateur et qui emmène, sans tendre le bâton pour se faire battre.
Un discours écologiste qui ne laisse pas prise à l’extrême droite, à quoi ça pourrait ressembler ?
Quand je vois la façon dont le backlash est systématisé, parfois je me dis : «Et si la meilleure façon de faire de l’écologie c’était de parler de tout sauf d’écologie ?» Je prends souvent l’exemple d’Harvey Milk, raconté par le révolutionnaire serbe Srdja Popovic dans son livre Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, petit et sans arme ? (2015, Payot).
Harvey Milk est un politique et militant américain qui se battait pour les droits des personnes homosexuelles. Plusieurs fois, il s’est présenté aux élections pour devenir maire d’un des districts de San Francisco, le Castro, en faisant campagne sur ce thème. Sauf que, à l’époque, l’homosexualité était considérée au mieux comme une maladie, au pire comme une perversion. Donc, à chaque fois, il perdait.
Jusqu’au moment où il s’est dit : «Si je veux gagner, il faut que je trouve quelque chose qui rassemble le maximum de personnes à Castro» – et, ce sujet, c’était les crottes de chien. Qu’ils soient noirs, blancs, homos, hétéros, républicains ou démocrates, les habitants n’en pouvaient plus de voir les trottoirs maculés de crottes de chien ! Il a fait campagne sur ça, et il a gagné. Après sa victoire, il a fait passer des mesures qui, pour le coup, protégeaient les personnes homosexuelles.
Plus récemment, c’est aussi ce qu’a fait le nouveau maire de New York, le socialiste Zohran Mamdani. Certes, il a été très virulent à l’endroit de Donald Trump, mais il a aussi construit sa campagne sur un thème qui concerne tous les New Yorkais, à savoir le fait que la ville ne soit plus accessible financièrement et qu’il soit de plus en plus difficile de s’y loger.
Je pense que les écolos aujourd’hui ont besoin de chercher ce truc-là, ce qui peut vouloir dire accepter de faire un pas de côté et arrêter de parler d’écologie, ou en parler sous un angle extrêmement prosaïque et rattachable à la vie de tous les jours. Un exemple : l’insécurité est un sujet porteur électoralement. Les représentants de l’écologie politique pourraient très légitimement s’en saisir pour dire : «Si vous m’élisez, je ferai en sorte que vous soyez en sécurité : que vous n’ayez pas peur d’attraper un cancer après avoir bu l’eau du robinet, que vous n’ayez pas peur d’empoisonner vos enfants avec des céréales au cadmium, que vous n’ayez pas peur de faire un jogging parce que l’air est trop pollué.»
Faire de l’écologie sans parler d’écologie, est-ce que ça peut aussi permettre de calmer les esprits à un moment où le mot est quasiment devenu un repoussoir chez certains ?
Pour moi cette image dégradée de l’écologie et des écolos est relativement récente et largement construite par les médias de la galaxie Bolloré. Je pense que dans un an ou deux, si un autre récit émerge, l’opinion peut évoluer. Je reprends l’exemple de Zohran Mamdani : il est immigré, socialiste et a réussi à se faire élire dans l’Amérique de Donald Trump en se concentrant sur ce qui rassemble. Donc, ça peut marcher.
Mais peut-être faut-il arrêter de se focaliser sur le mot écologie, comme un grand concept qui peut sembler abstrait. Ou sur des objectifs trop vastes comme «sauver le climat», parce que c’est formidablement désespérant. À nouveau, c’est Srdja Popovic qui dit que pour conduire une révolution, il faut identifier une grande victoire – une destination – et ensuite construire un chemin fait d’une succession de petites victoires atteignables. Pour moi, le mouvement écolo a besoin d’un cap et d’une stratégie pour y parvenir avec ces victoires atteignables tout au long du chemin.

D’autre part, le mouvement écologiste a trop longtemps oublié l’aspect social. Le mouvement des Gilets jaunes est venu le rappeler avec force. Tout comme la focalisation sur l’action individuelle a été contre-productive parce que dépolitisée et culpabilisatrice. Donc, oui, arrêtons de nous focaliser sur le terme d’écologie et tâchons de trouver des ponts avec les préoccupations majeures des gens. C’est ce que quelqu’un comme [le député de la Somme] François Ruffin a très bien fait à un moment, en disant à son électorat : «Il y a des gens qui gagnent beaucoup d’argent sur votre dos et ils sont aussi en train de participer à détruire les conditions de vie sur cette planète, et vous allez être les premiers à en subir les conséquences. Eux, ils auront toujours la clim et des bunkers sécurisés ; pas vous.»
Dans le prochain documentaire que vous préparez avec la journaliste Paloma Moritz, «Démocratie maintenant !», vous ne parlez pas directement d’écologie mais vous tissez quand même un lien. Pouvez-vous nous en parler ?
Notre film va suivre six personnages qui essaient soit de sauver ce qui nous reste de démocratie face à la montée du fascisme, soit de réinventer totalement la démocratie. Notre postulat de départ, c’est qu’on ne parviendra pas à sauver les conditions d’habitabilité de cette planète sans sauver la démocratie. Il y a un lien extrêmement étroit entre démocratie et écologie. Des études montrent que plus la qualité démocratique est forte dans un pays, plus la question écologique y est traitée avec sérieux. C’est le cas notamment dans les pays scandinaves. Inversement, moins la qualité démocratique est importante et plus le traitement des enjeux écologiques est déplorable : on peut le voir aux États-Unis et en Argentine aujourd’hui. On a pu le voir au Brésil pendant le mandat [du président d’extrême droite] Jair Bolsonaro…

De façon générale, si on ne s’en sort pas aujourd’hui face à la dévastation écologique, c’est parce qu’on a un énorme problème démocratique. On ne vit pas dans une démocratie au sens propre du terme, c’est-à-dire le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Actuellement, on vit dans une forme de démocratie représentative qui pourrait éventuellement tenir la route si nos représentants prenaient des décisions qui allaient dans le sens de l’intérêt général et représentaient la volonté populaire. Ce n’est pas le cas : ils savent depuis les années 1970 que le réchauffement climatique existe, ils connaissent les conséquences, et ne font rien. 80% des gens sont préoccupés par la question climatique et voudraient que leur gouvernement agisse plus. On voit bien qu’il y a un problème démocratique et que si on ne reprend pas le pouvoir sur les mécanismes qui permettent de prendre les décisions politiques, on ne va pas s’en sortir.
Un peu dans l’esprit de Demain, on va donc présenter des initiatives et des mécanismes qui marchent et qui ont déjà permis de remporter des batailles. On espère sortir ce documentaire pour l’élection présidentielle de 2027 et on veut que les gens ressortent des salles de cinéma en se disant : «Ok, une autre démocratie est possible, et on pourrait commencer à la mettre en œuvre chez nous.» Pour ça, il nous faut un coup de pouce pour aider à boucler le financement du film !