Analyse

Comment éviter que la question du climat ne fracture la société française comme aux Etats-Unis ?

Fracture salée. Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, une peur gagne les écologistes de France : va-t-on vivre le même retour de bâton sur la question écologique que les Américain·es ? Éléments de réponse par Mélusine Boon-Falleur, chercheuse en sciences cognitives au Centre de recherche sur les inégalités sociales à Sciences po Paris.
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Aux États-Unis, la question climatique est devenue un emblème de la polarisation. Climatosceptique invétéré, Donald Trump a fait campagne avec des slogans tels que «drill baby drill» (fore, chéri, fore) et des attaques contre la «nouvelle arnaque verte» : le Inflation reduction act, un plan d’investissements dans les énergies vertes et les initiatives écologiques mis en place en août 2022 par Joe Biden.

Pour Donald Trump, le réchauffement climatique est une fake news. © Gage Skidmore/Flickr

Comme lui, son électorat semble peu soucieux du sort de la planète et attribue plus volontiers l’ouragan Milton qui a ravagé la Floride en octobre dernier à un complot, plutôt qu’à un phénomène météorologique. Du côté des Démocrates, la population s’insurge et s’inquiète du sort que Trump réserve à l’écologie. On voit sur les réseaux sociaux des caricatures du futur président et de ses électeur·ices, ainsi que des messages d’angoisse sur l’avenir de la planète.

Ce clivage sur la question écologique semble s’étendre à l’Europe. En France, les sondages montrent une augmentation alarmante du climatoscepticisme. Selon un rapport de l’Obscop, un·e Français·e sur trois remet en cause les origines humaines du changement climatique. Même si ces chiffres sont à contextualiser, ils reflètent un phénomène bien réel en France : un conflit grandissant autour de la transition écologique.

L’année 2024 a été riche en matière d’affrontements écologiques. En janvier, le mouvement des agriculteur·ices a révélé la fracture entre ruralité et milieux urbains. À l’été, de nombreux·ses candidat·es aux élections législatives ont pris l’écologie pour cible. Plus récemment, la mort du cycliste Paul Varry, tué à Paris par un conducteur de SUV, a révélé des tensions fortes entre cyclistes et automobilistes.

Les discours médiatiques deviennent eux aussi de plus en plus acerbes, avec une montée du climatoscepticisme dans les médias de droite tels que CNews ou Valeurs Actuelles. Dans le même temps, on constate une prolifération de comptes sur les réseaux sociaux engagés pour la transition, qui dénoncent l’inaction de certain·es Français·es.

La France est-elle condamnée à entrer dans l’engrenage de la polarisation écologique ?

Le climatoscepticisme est encore assez mal compris en France. Une étude récente portée par Parlons climat, une organisation mobilisée pour comprendre les publics pas (encore) engagés dans la transition écologique, offre quelques leçons importantes (notre article).

Tout d’abord, seule une minorité de climatosceptiques sont «dénialistes», c’est-à-dire qu’elles et ils remettent en question l’existence même du changement climatique.

Ensuite, la majorité des climatosceptiques reconnaissent l’existence du phénomène, mais réfutent ou mettent en doute l’impact des activités humaines comme cause principale de la crise climatique.

On retrouve des climatosceptiques dans toutes les classes d’âge, chez les hommes comme chez les femmes, en ville et à la campagne, dans toutes les tranches de revenu et de niveau de diplôme. Ce n’est donc pas l’apanage des hommes âgés de classe moyenne vivant à la campagne, comme le suggère un cliché répandu. Enfin, ce chiffre faisant état d’un tiers de climatosceptiques masque des avis contradictoires, notamment en matière de transition.

Une part importante de ce groupe soutient les politiques climatiques telles que le développement des énergies renouvelables, l’obligation de la rénovation thermique des logements, et la taxe sur l’aérien. Bien que ces individus soutiennent la transition, elles et ils dénoncent les groupes écologistes qu’ils trouvent «culpabilisant» ou trop «militants». Il faut donc parler de climatoscepticismes au pluriel et reconnaitre la complexité de ce phénomène, afin de lutter contre l’engrenage de la polarisation. Une fois ce constat posé, comment peut-on faire face à cette montée du climatoscepticisme ?

L’éducation scientifique ne suffit pas

Politiques et militant·es invoquent souvent la nécessité de faire preuve de plus de pédagogie sur la crise écologique. Cette posture fait l’hypothèse que le déni climatique – et plus globalement l’inaction – est le produit d’un manque de connaissances ou de compréhension du phénomène. Même si certaines études démontrent l’effet mobilisateur de la communication scientifique, cette approche ne suffit pas et peut parfois créer de la distance ou de l’angoisse.

S’appuyer sur la pédagogie scientifique peut être très discriminant et créer un fossé entre une communauté écologiste de «sachants», qui maîtrisent des concepts complexes, et le reste de la population qui se sent exclue de ces connaissances.

De plus, connaître en détails le pourquoi du comment du changement climatique n’est pas universellement mobilisateur. Pour s’attaquer à un problème, en comprendre les origines de manière détaillée n’est pas toujours nécessaire. Peu de gens se représentent comment fumer peut provoquer un cancer, et pourtant l’arrêt du tabac est perçu par tous comme une bonne action pour la santé. De même, peu de gens savent pourquoi manger des fruits et des légumes est bon pour la santé, mais ils adoptent néanmoins ces pratiques.

Ce qui compte, plus que la connaissance, c’est la confiance dans le messager et dans l’intérêt que l’on trouve à suivre ses recommandations. Pour s’attaquer au climatoscepticisme, il faut donc trouver des relais de confiance, susceptibles de faire entendre un message parmi des communautés qui se sentent exclues par une vision très scientifique ou technocratique de la crise climatique.

Pour prendre conscience de la crise climatique, il faut avoir les moyens d’agir

Autre facteur de polarisation : le manque de moyens d’action. Pour pouvoir reconnaître l’existence du changement climatique et l’importance de la lutte, il faut d’abord que les individus aient les moyens d’agir pour la transition. Autrement dit, et de manière contre-intuitive : «Quand on peut, on veut» (et non l’inverse).

Imaginons une personne à qui l’on répèterait en permanence que le climat se dégrade et que la voiture et la viande en sont les causes principales. Si cette personne n’a pas de moyens accessibles pour changer son mode de vie, elle fait face à deux possibilités : soit elle reconnaît l’urgence climatique et vit dans un sentiment permanent de culpabilité et d’incohérence, soit elle nie l’impact des activités humaines sur le changement climatique pour préserver son sentiment d’agentivité (la perception que l’on peut agir face au monde).

Face à l’impuissance, le cerveau fait un tour de passe-passe : s’il n’y a pas de solution, alors le problème n’existe pas. Pour créer du lien et embarquer un segment plus divers de la population dans la transition écologique, il faut s’atteler à comprendre les freins auxquels chacun·e fait face et mettre en place des solutions.

Plutôt que de pointer du doigt les conducteurs de SUV, il faut comprendre en quoi le vélo, les transports en commun ou les voitures légères ne sont pas considérés comme des alternatives sûres et accessibles. Plutôt que de fustiger les mangeur·ses de bœuf, il faut interroger les pratiques de l’industrie agroalimentaire et rendre accessible dans les structures partagées les repas végétariens. Pour sortir de la polarisation, il faut que chacun·e ait un chemin accessible vers la transition écologique.

Faire place à une pluralité de discours écologiques

Enfin, un facteur partagé par l’ensemble des climatosceptiques en France est leur défiance à l’égard des écologistes. Alors que ces individus ont souvent une perception positive de l’écologie, surtout à une échelle locale, elles et ils éprouveront un sentiment négatif très fort envers les écologistes, dont ils jugent le discours trop culpabilisant ou contraire à leur valeurs.

Pour certain·es, s’engager dans la transition nécessite de renier une part de leur identité, par exemple, avoir les moyens de vivre confortablement dans une large maison climatisée. De même que l’impuissance entraîne le rejet d’une cause, la remise en question de ses valeurs peut conduire à s’opposer à un programme ou un groupe qui porte des idées contraires à ses valeurs.

Les attaques envers certaines pratiques ou certains groupe d’individus qualifiés par exemple de «boomers», bien qu’elles soient compréhensibles de la part de militant·es frustré·es, peuvent attiser les flammes de la polarisation. Si le moindre écart à une écologie radicale est diabolisé, alors les individus taxés de gros pollueurs, d’égotistes ou d’inconscient·es auront plutôt tendance à se cramponner dans leur camp.

Sortir de cet engrenage nécessite d’élargir le spectre de l’écologie pour qu’elle puisse accueillir des groupes divers d’individus. L’écologie doit être portée par une pluralité de voix, qui peuvent par exemple mettre en valeur la dimension locale, la transmission et la conservation d’un patrimoine ou encore la dimension religieuse de l’action écologique.

Bien que certaines valeurs soient fondamentalement incompatibles avec l’écologie, il faut avoir l’humilité d’accepter que des voix autres que celles de certaines figures écologistes de gauche peuvent porter la transition.

Pour sortir de l’engrenage de la polarisation, il faut donc mieux comprendre le climatoscepticisme, abandonner la vision purement scientifique de la communication sur le climat, mettre l’accent sur les moyens d’action plutôt que la culpabilisation et élargir le discours écologiste pour intégrer d’autres valeurs.

Les écologistes ont l’opportunité de créer du lien social plutôt que de rendre le débat plus acerbe. Une tâche difficile, surtout quand on ressent quotidiennement de la frustration envers l’inaction de certain·es ou le discours anti-écologistes d’autres. Il s’agit pourtant de l’antidote à la polarisation qui, elle, ouvre toujours la voie à l’extrême droite et à la dégradation de l’environnement.