Depuis 30 ans, Bettina Laville a organisé ou participé une foule d’événements qui ont marqué l’histoire de la diplomatie environnementale. Conseillère d’État, elle a d’abord été directrice de cabinet du ministre de l’environnement, Brice Lalonde, pendant la préparation du Sommet de Rio de 1992 avant de devenir conseillère pour l’Environnement auprès du premier ministre, Pierre Bérégovoy. Elle a aussi exercé cette fonction à l’Élysée pendant plusieurs années. Tour à tour avocate, maîtresse de conférence, représentante de la France à l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) ou membre de la délégation française pour la conférence Rio+20 en 2012, elle est désormais présidente de l’association Comité 21, qui s’occupe de suivre la mise en œuvre d’un plan d’action adopté à Rio. Cette spécialiste des coulisses des négociations internationales raconte à Vert les échecs et les réussites du sommet de la Terre, analyse l’évolution des rapports de force internationaux et évoque l’avenir de la diplomatie climatique.
En quoi le sommet de Rio a-t-il été un événement fondateur et essentiel des négociations climatiques internationales ? Qu’en reste-t-il ?
C’est simple : auparavant, il n’y avait pas de convention internationale [sur l’environnement]. C’est la première convention universelle, c’est-à-dire qui a été signée par tous les membres de l’ONU. Ce n’est quand même pas rien.
Concrètement, ça a été l’architecture globale de tout ce qui se passe sur le climat – et la biodiversité, et la désertification – depuis 30 ans. À Rio, on a posé des cadres de négociation pour toute la suite [c’est à cette occasion qu’ont été adoptées les conventions sur les changements climatiques, la diversité biologique et la désertification, qui régissent l’organisation de conférences annuelles – les COP, NDLR], installé des principes des financements, mais aussi mis en place le concept d’obligations différenciées selon les pays et leur niveau de développement. Et surtout, on a défini tous les termes : ce qu’était le réchauffement climatique, l’adaptation à ce dernier, etc. C’était un travail essentiel. Depuis, les définitions ont évolué – bien sûr – car, à l’époque, on n’utilisait pas les notions de 1,5 ou 2 degrés [de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, cibles de l’Accord de Paris conclu en 2015, NDLR] par exemple. On disait « maintenir la température à des niveaux suffisants pour que les espèces (y compris humaines) puissent continuer à mener une vie viable ».
Mais c’est à Rio que, pour la première fois, on a conjugué ensemble les trois piliers de ce qu’on a appelé le « développement durable » : le bien-être social, la préservation écologique et le développement économique. Ça a été le point de départ de toutes les discussions qui ont suivi.
Trente ans plus tard, a-t-on obtenu les résultats escomptés ? Ou est-ce un échec ?
À l’époque, on espérait freiner, voire stopper le réchauffement climatique. Disons que les cadres ont été posés, mais que les efforts que devaient faire les pays et le secteur industriel pour émettre moins n’ont pas été faits. Finalement, il ne s’est pas passé grand chose pendant 25 ans.
« Quand les jeunes générations disent « vous saviez », elles ont raison dans un sens, car les dirigeants connaissaient le risque de réchauffement. Mais il faut être honnête : personne ne mesurait l’accélération de ce dernier. »
C’est au rythme des rapports que les gens ont commencé à s’alarmer – vraiment -, et je dirais même que c’est au moment où on a pu observer des phénomènes tangibles, comme les mégafeux ou les grandes inondations, que les dirigeants se sont dits que ce n’était pas simplement une affaire d’écologistes ou de prospective scientifique, mais une réalité dont il fallait tenir compte politiquement. Donc, pour ça, on a perdu des années, même si cette époque a servi à sensibiliser tout le monde progressivement.
Mais si on réfléchit par rapport à un bouleversement tel qu’il ébranle tous les équilibres géophysiques, finalement, 25 ans c’est très peu. C’est déjà trop par rapport au rythme d’accélération, mais même les scientifiques les plus engagés n’avaient pas idée en 1992. Quand les jeunes générations disent « vous saviez », elles ont raison dans un sens, car les dirigeants connaissaient le risque de réchauffement. Mais il faut être honnête : personne ne mesurait l’accélération de ce dernier.
Qu’est-ce qui a empêché les changements de se faire ?
D’une part, les responsables se disaient qu’ils avaient le temps de prendre des mesures pour faire évoluer l’économie en douceur. D’autre part, c’est une transformation qui implique de tels bouleversements, qui met en danger des acteurs extrêmement puissants – les grands pétroliers, les fournisseurs de charbon, etc. Ça bouleverse des économies entières, surtout celles qui tirent leurs richesses de ces choses-là. Ces acteurs-là ont été des ralentisseurs extrêmement efficaces des changements, il faut le dire.
D’autre part, les chefs d’État et les économistes ne proposaient pas non plus d’alternatives crédibles. Par exemple, on parlait de renouvelables, mais ces énergies ne sont intéressantes qu’à un certain niveau de massification et, à l’époque, on n’imaginait pas que ça pourrait approvisionner tout le monde un jour. Il faut aussi prendre en compte l’explosion démographique, qui a considérablement accéléré le réchauffement, d’autant que des pays tels que la Chine ou l’Inde se sont développés grâce à un modèle très carboné.
Vous avez évoqué les échecs de l’après-Rio, mais quelles en ont été les réussites ?
La première réussite est d’avoir formé un cadre global d’action multilatérale qu’il faut surtout préserver par rapport à la crise actuelle du multilatéralisme, très dangereuse pour l’environnement. Pour la diplomatie climatique, il n’est rien de plus dangereux – à part la guerre bien sûr – que le fait que les pays se remettent à fonctionner par blocs. Le fait que les pays se retrouvent tous les ans pour parler ensemble, qu’ils soient maintenant habitués à la négociation, c’est une progression extraordinaire. Ces grandes conférences régulières n’existaient auparavant pour aucun autre sujet.
La deuxième grande réussite tient dans l’habitude qu’ont désormais les scientifiques et les politiques de collaborer : les représentants des États participent à l’élaboration des dernières parties des rapports du Giec [groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, NDLR] et il y a désormais un fondement scientifique universel commun à toutes les négociations internationales. Tout ça est relativement nouveau.
La troisième réussite concerne la société civile que ces négociations ont réussi à rassembler. Les conférences internationales ont été des chambres d’écho extraordinaires de nombreux problèmes, des occasions pour les ONG et la société civile de se mobiliser collectivement et aussi de sensibiliser l’opinion publique à l’occasion de ces rendez-vous réguliers.
Mais tout est encore fragile, car le problème de l’écologie, c’est que cela reste du long terme. Pendant la campagne [présidentielle], on a dit qu’on ne s’occupait pas d’écologie, car tout l’espace médiatique était occupé par des petites bisbilles de campagne, mais aussi – et à raison – par la guerre en Ukraine. L’instauration de ces conférences régulières est un passage obligé pour rappeler tout le monde à l’ordre sur les phénomènes écologiques qui courent à long terme et dont il faut se préoccuper.
Vous évoquez le rôle de la société civile dans la prise de conscience globale. La diplomatie climatique en tant que telle est-elle insuffisante ?
La diplomatie climatique est indispensable pour prendre des décisions harmonieuses, il n’y a que le cadre onusien qui puisse remplir cette mission. Il y a quand même déjà eu 27 COP, ce n’est pas rien. Mais c’est aussi très important qu’il y ait une avant-garde de mouvements de jeunes et d’ONG qui fassent pression lorsque la diplomatie accouche de « pas grand chose » et que les choses ne bougent pas – ce qui arrive souvent. Heureusement que la société civile à l’échelle mondiale est là pour maintenir la pression, surtout dans un monde où l’on voit une tentation au repli national de la part de tous les pays.
Comment avez-vous vu évoluer les rapports de force sur le plan des négociations climatiques au cours des dernières décennies ?
Les rapports de force n’ont rien à voir avec ce qu’ils étaient en 1992. La première évolution massive concerne l’Europe. À Rio, il n’existait pas encore de système de représentation intégrée pour la politique étrangère, donc chaque pays européen parlait en son nom – même s’il y avait des accords entre nations. Deuxièmement, le rideau de fer venait de tomber donc, à l’époque, les pays de l’Est se constituaient à peine comme nations et n’avaient pas pour priorité de réfléchir à ces problèmes environnementaux. Ils ont même été quasiment inexistants au sommet de Rio.
Autre caractéristique très importante : en 1992, la Chine avait une voix extraordinairement timide sur le climat. Aujourd’hui, que ce soit lors de l’Accord de Paris en 2015 ou de la COP26 en 2021, tout le monde attend ce que va dire la Chine. Les blocs ne sont plus du tout les mêmes. En 1992, on avait l’Europe, puis les États-Unis, puis les pays pauvres. Aujourd’hui, vous avez davantage de blocs : l’Europe, les États-Unis, la Chine et le continent indien, l’Amérique du sud qui est elle-même divisée entre des pays proactifs et d’autres un peu moins en fonction des configurations politiques.
Et puis, il y a aussi des changements de dirigeants à prendre en compte. Regardez l’Australie, qui a enfin changé de premier ministre, et dont celui qui a été élu est très engagé sur le climat, alors que depuis quatre ans, l’Australie bloquait absolument tout, refusait de signer des engagements, et était en deçà des ambitions minimales de décarbonation.
Donc oui : la configuration internationale a complètement changé. On a finalement de grosses évolutions avec deux trajectoires : des dynamiques structurelles, avec des blocs géopolitiques qui évoluent au fil des décennies, et des dynamiques conjoncturelles liées aux changements de dirigeants, et qui bouger changer très vite, comme par exemple en Australie, ou à l’inverse au Brésil depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro.
En même temps, et c’est à la fois rassurant et effrayant, le sujet du climat est le sujet international par excellence aujourd’hui, car c’est LA question qui concerne toute la communauté internationale. Alors qu’en 1992, tous les pays étaient là, certes, mais tous n’avaient pas conscience du phénomène. Les pays pauvres, par exemple, considéraient que leur priorité était leur développement et non pas la protection de l’environnement. Ils considéraient que l’écologie était soit un luxe pour les pays riches, soit une contrainte que les pays riches tentaient d’imposer aux pays pauvres. Aujourd’hui, plus aucun pays ne tient ce discours-là.
La sémantique autour du climat a énormément évolué depuis le Sommet de Rio. À l’époque, on parlait de « développement durable », une notion qui a presque entièrement disparu aujourd’hui. Puis on a parlé de transition, puis d’adaptation… Qu’est-ce que révèle cette évolution sémantique, et comment influence-t-elle l’action climatique ?
La sémantique traduit un certain nombre de choses. Lorsqu’on a défini le développement durable il y a trente ans, c’est le moment où on a introduit le pilier écologique au même niveau que le pilier économique ou le pilier social – ce qui était déjà énorme, car il faut bien se rendre compte des blocages qu’on avait dessus à l’époque.
« Employer de nouveaux mots sert parfois à cacher les maux. »
Puis, on s’est rendus compte peu à peu que la biosphère se portait de plus en plus mal et que des menaces pesaient sur l’environnement. Donc, on a compris qu’il fallait changer de système énergétique pour diminuer les émissions, et on a employé des mots tels que « transition », « transformation ». Aujourd’hui on parle beaucoup de « sobriété », ou encore « d’adaptation ».
Les mots traduisent l’évolution des situations et c’est très significatif. Mais souvent, les mots cherchent aussi à masquer la réalité. Car les dirigeants donnent parfois l’impression, en employant des mots nouveaux, qu’il y a des actions nouvelles, plus puissantes, qui se passent, alors que la plupart du temps, c’est une manière de cacher qu’ils n’ont pas fait ce qui devait être fait avant. Employer de nouveaux mots sert parfois à cacher les maux.
Où en est-on aujourd’hui ?
Les choses commencent à bouger un peu partout : au niveau américain depuis que Trump n’est plus là, au niveau européen avec un paquet climat en passe d’être voté [en juin] qui est sans précédent. Au niveau français, l’organisation gouvernementale est tout de même inédite, avec l’usage du terme « planification ». La nouvelle première ministre est directement chargée de l’écologie, c’est quand même quelque chose que l’on n’avait jamais eu.
« Mais, à la fin, c’est un jeu de perdant-perdant : avant de frapper, le réchauffement climatique ne demandera pas qui a financé et qui n’a pas financé. »
Si les choses avancent, c’est que les gens commencent à se rendre compte qu’on est désormais à 20 ans de 2050 – c’est-à-dire presque après-demain en diplomatie.
Il va y avoir un coup de gong encore plus important en 2023, car il y aura des rendez-vous internationaux significatifs. Ce sera le premier bilan mondial des émissions, c’est la mi-temps des objectifs de développement durable [les ODD : 17 objectifs de soutenabilité à atteindre à horizon 2030, adoptés en 2015 par les États membres des Nations Unies, NDLR] ; il y aura aussi le « sommet du futur » organisé par Antonio Guterres [le secrétaire général des Nations unies], avec de nombreux rapports commandés par l’ONU pour faire le bilan de l’état de la planète, et ça ne va pas du tout être positif. Ça risque d’être une année terrible.
Quelles sont selon vous les priorités des 30 prochaines années ?
La priorité, c’est l’idée que je développe depuis des années : l’adaptation. Pendant très longtemps, on a dit que si on commençait à parler d’adaptation, cela voulait dire qu’on renonçait à l’atténuation [soit la lutte contre les émissions de CO2 responsable du changement climatique, NDLR]. Heureusement, c’est une conception qui est aujourd’hui dépassée, notamment grâce au travail des scientifiques qui ont montré que l’adaptation et l’atténuation se déclinaient de manière complémentaire et qu’il était essentiel de faire les deux en même temps.
Deuxième chose : il va falloir un sursaut de certains pays concernant les objectifs de décarbonation, et particulièrement la Chine. Elle est très consciente des enjeux, mais elle participe à un jeu du chat et de la souris où des pays aux moyens importants se comportent encore comme des pays pauvres en bloquant les décisions à cause du fait, et c’est vrai, que les pays développés n’ont pas donné les financements qu’ils avaient promis.
« Il faut que l’on s’en empare à un autre niveau, plus élevé : le niveau politique. »
Mais, à la fin, ce n’est pas un jeu de gagnant-gagnant, mais un jeu de perdant-perdant : avant de frapper, le réchauffement climatique ne demandera pas qui a financé et qui n’a pas financé. Enfin, il faudrait selon moi une nouvelle gouvernance internationale – au niveau du conseil de sécurité de l’ONU – pour faire face au défi climatique. C’est ce qu’essaye de faire Antonio Guterres.
Dernièrement, on voit que les sujets climatiques montent peu à peu au niveau du conseil de sécurité. Les dégâts des changements climatiques vont être tels qu’il faut que le multilatéral s’empare de ça à un niveau moins technique qu’aujourd’hui – car oui, vous avez les COP, la commission de développement durable, l’ONU Environnement et pleins d’organes différents, mais ça ne suffit plus. Il faut que l’on s’en empare à un autre niveau, plus élevé : le niveau politique.