Reportage

Au Salon de l’agriculture, la végétalisation de l’alimentation avance à pas feutrés

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Esca­lope game. Alors que le pas­sage à des régimes plus faibles en pro­duits ani­maux est l’un des leviers les plus puis­sants pour lut­ter con­tre la crise cli­ma­tique, ce sujet n’est encore que timide­ment abor­dé au Salon de l’agriculture. Réc­it.

Il aura fal­lu atten­dre la 59e édi­tion du Salon inter­na­tion­al de l’agriculture (SIA) pour qu’un organ­isme dédié à la tran­si­tion ali­men­taire vers le végé­tal y soit représen­té. Et pour décrocher son stand, l’Obser­va­toire nation­al des ali­men­ta­tions végé­tales (Onav) a mon­tré pat­te blanche. «Il m’a fal­lu expli­quer qu’on n’é­tait pas là pour cri­ti­quer l’él­e­vage ou faire la pro­mo­tion du végan­isme, rap­porte Flo­ri­mond Peureux, son prési­dent. J’ai insisté lour­de­ment sur le fait qu’on n’avait aucun lien avec les asso­ci­a­tions mil­i­tantes, qu’on était juste là pour fournir de l’in­for­ma­tion.»

Emmanuel Macron à l’inauguration du Salon, le 25 févri­er. © Chris­t­ian Hartmann/Pool AFP

Mal­gré ces efforts et quelques jours après un accord tacite, «on nous a dit que notre présence avait fait grin­cer des dents en coulisse». D’abord envis­agée au pavil­lon 4 (le pavil­lon insti­tu­tion­nel), la jeune organ­i­sa­tion est finale­ment assignée au pavil­lon 2.2, dédié aux «cul­tures et fil­ières végé­tales, jardin et potager». La direc­trice du SIA, Valérie Le Roy, évoque une «cohérence de nomen­cla­ture». Le stand de 50m² se retrou­ve donc coincé entre un vendeur de tables en mosaïque et un stand de perch­es téle­scopiques. Pas vrai­ment ce qu’avait imag­iné l’organisation, dont l’objectif est d’accompagner la démoc­ra­ti­sa­tion des ali­men­ta­tions végé­tales. «Beau­coup de per­son­nes souhait­ent nous par­ler, et elles sont toutes au pavil­lon insti­tu­tion­nel. Là, on va les rater, regrette Flo­ri­mond Peureux. C’est une oppor­tu­nité gâchée.»

L’Onav conçoit sa venue au SIA comme une «case à cocher», une étape néces­saire pour gag­n­er en respectabil­ité et se rap­procher des réseaux d’influence, fer­més aux asso­ci­a­tions jugées trop mil­i­tantes. «La ques­tion de la végé­tal­i­sa­tion s’in­sti­tu­tion­nalise, con­quiert les clubs de réflex­ion sur l’alimentation, les groupes de tra­vail à l’Assemblée nationale». Peu après l’annonce de sa présence au SIA, l’organisation a rejoint le groupe de tra­vail sur l’alimentation de la SNBC (Stratégie nationale bas-car­bone), feuille de route du gou­verne­ment pour attein­dre la neu­tral­ité car­bone d’i­ci à 2050.

La viande et les pro­duits ani­maux sont par­mi les pre­mières sources d’émis­sions de gaz à effet de serre à l’échelle indi­vidu­elle. © Vert

Aujourd’hui, l’agriculture est la deux­ième source d’émissions de gaz à effet de serre en France, et l’élevage — surtout bovin — est le prin­ci­pal respon­s­able de ce bilan. Levi­er à la fois indi­vidu­el et col­lec­tif, la végé­tal­i­sa­tion de l’alimentation est l’un des moyens les plus effi­caces pour enray­er la crise cli­ma­tique, a rap­pelé le Giec dans son dernier rap­port.

La présence discrète de la viande végétale

À quelques stands de là, Viki Mit­too fait déguster aux vis­i­teurs ses steaks et nuggets Prome­less, conçus à par­tir de pro­téines de blé et de pois. «En 2018, c’é­tait un véri­ta­ble défi de se lancer au SIA avec de la viande végé­tale, se sou­vient-il, en vétéran. On provo­quait la colère de pas mal d’éleveurs, qui venaient nous dire qu’on n’avait rien à faire ici. Ça a été la guerre qua­si­ment tous les jours». Le jeune entre­pre­neur s’était à l’époque con­fié au Parisien : «On nous a insultés, c’é­tait très dur».

Le tweet de Heura.

Cinq ans plus tard, Viki Mit­too est plus sere­in. Et surtout, il n’est plus seul. Au pavil­lon «agri­cul­ture du monde», l’entreprise espag­nole Heura ose présen­ter ses chipo­latas, escalopes et burg­ers végé­taux comme des «suc­cesseurs de la viande». Pour autant, elle ne s’est pas lancée sans appréhen­sion : «On nous avait même con­seil­lé de prévoir de la sécu­rité. Une entre­prise végane là-bas, ce n’est pas super bien vu», expli­quait-elle dans un tweet. Finale­ment, l’entreprise se réjouit d’avoir ven­du cette année «plus de pro­duits au plus grand événe­ment de la viande en France qu’à n’im­porte quel autre événe­ment, même végé­tal­ien, dans le passé». Un suc­cès qui ferait presque oubli­er l’absence au SIA des deux géants français de la viande végé­tale, Hap­pyVore et La Vie.

Climat végéphobe et autocensure

Sur la liste des absents fig­urent aus­si les ONG envi­ron­nemen­tales : Green­peace, WWF, la Fon­da­tion pour la nature et l’homme… Toutes, pour­tant, sont dotées d’un pôle agri­cul­ture ou ali­men­ta­tion. Il faut dire que les places sont chères. L’Onav a par exem­ple déboursé près de 20 000 euros pour faire acte de présence. Mais pour Benoît Granier, respon­s­able ali­men­ta­tion au sein du Réseau action cli­mat (RAC), qui regroupe une trentaine d’associations, il y a aus­si une forme d’autocensure : «C’est dif­fi­cile de se faire une place au SIA. On se retrou­ve noyé dans un envi­ron­nement qui n’est pas du tout ori­en­té vers les ques­tions éco­los et de végé­tal­i­sa­tion de l’alimentation». Le RAC pré­conise une baisse d’au moins 50% de la pro­duc­tion et de la con­som­ma­tion de pro­duits d’origine ani­male d’i­ci à 2050 pour con­tenir effi­cace­ment le réchauf­fe­ment cli­ma­tique.

Le stand de l’entreprise Heura au SIA. © Jonathan Guéguen

Benoît Granier dit être régulière­ment con­fron­té à des «réac­tions, orales et écrites, par­fois insul­tantes» dans l’ex­er­ci­ce de son activ­ité pro­fes­sion­nelle. Une crispa­tion qui fait écho au sort qu’a con­nu dernière­ment la présen­ta­trice météo Tatiana Sil­va. À la fin de son bul­letin météo du 29 jan­vi­er, elle avait encour­agé les téléspec­ta­teurs de TF1 à réduire, voire à sup­primer leur con­som­ma­tion de viande afin de lut­ter con­tre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ; de quoi provo­quer une vague d’articles et de com­men­taires lui faisant un procès en moral­isme et en infan­til­i­sa­tion.

Dédramatiser le sujet

S’il est con­scient de l’adversité, Flo­ri­mond Peureux pense que les asso­ci­a­tions écol­o­gistes pèchent par excès de pré­cau­tion. «Il faut dédrama­tis­er le sujet, pren­dre le tau­reau de la réduc­tion de viande par les cornes. L’Onav est là pour mon­tr­er qu’à la fin de la semaine, il n’y aura eu aucun blessé, aucune insulte. Il faut que les autres asso­ci­a­tions osent aus­si venir».

Pour sur­mon­ter les réserves, il tra­vaille à la créa­tion d’une fédéra­tion d’associations sur la végé­tal­i­sa­tion de l’alimentation, sur le mod­èle du Col­lec­tif Nour­rir. «Pour l’in­stant, tout le monde est isolé, per­son­ne n’ose se lancer. L’année prochaine, ça serait bien d’avoir un grand stand partagé, avec la force de frappe de toutes les asso­ci­a­tions».

Pour Benoît Granier, le tabou de la végé­tal­i­sa­tion, au SIA comme ailleurs, ne sort pas de nulle part : «C’est con­stru­it et entretenu. Beau­coup d’idées fauss­es sont véhiculées, en par­ti­c­uli­er sur les prob­lèmes qu’il pour­rait y avoir à manger moins de viande». En tête, les pré­ten­dues carences ali­men­taires. Pour Flo­ri­mond Peureux, il y a de quoi lever les yeux au ciel : «Si on regarde les recom­man­da­tions offi­cielles du min­istère de la San­té de l’autre côté de la Manche, il est dit que les bébés véganes, ça ne pose aucun souci. Pen­dant ce temps, en France, on se bat pour qu’il y ait un deux­ième repas végé­tarien dans les can­tines…»

Axelle Play­oust-Brau­re