Le grand entretien

Agnès Ducharne, hydrologue : «Il y a une privatisation de l’eau, cette ressource essentielle transformée en euros»

La fuite en avant. Mégabassines, géo-ingénierie, OGM… Que valent les solutions proposées aujourd’hui pour faire face aux sécheresses et aux inondations, dans un monde toujours plus exposé aux aléas climatiques ? Éléments de réponse dans ce grand entretien avec l’hydrologue Agnès Ducharne.
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Direc­trice de recherche au CNRS, Agnès Ducharne nous accueille début sep­tem­bre avec un grand sourire dans son bureau situé sur le cam­pus uni­ver­si­taire Pierre-et-Marie-Curie (Jussieu), dans le 5ème arrondisse­ment de Paris. Les travaux de cette hydro­logue por­tent sur le cycle de l’eau, ses rela­tions avec le cli­mat et les trans­for­ma­tions causées par les activ­ités humaines. Péd­a­gogue, peu adepte de la langue de bois et engagée dans le col­lec­tif Sci­en­tifiques en rébel­lion, elle est l’experte idéale pour revenir sur les mégabassines, la réu­til­i­sa­tion des eaux usées, l’ensemencement des nuages ou encore le dessale­ment de l’eau de mer – toutes ces «solu­tions» exam­inées dans «Eau sec­ours», la grande série de Vert.

Depuis les années 1950, nos prélèvements en eau ont été multipliés par trois à l’échelle mondiale. Comment expliquer cette intensification ?

Il y a d’abord l’aug­men­ta­tion démo­graphique : entre 1960 et 2014, la pop­u­la­tion mon­di­ale a été mul­ti­pliée par 2,5. Ajoutez à cela le développe­ment tech­nologique et celui d’une agri­cul­ture moins plu­viale, plus irriguée, qui est un acteur majeur des prélève­ments en eau dans les milieux.

Agnès Ducharne à Paris, le 10 sep­tem­bre 2024 à Paris. © Mar­got Desmons / Vert

Cette accéléra­tion de l’ap­pro­pri­a­tion des ressources naturelles par les êtres humains est car­ac­téris­tique de notre époque. C’est très net depuis la Sec­onde Guerre mon­di­ale. On par­le de «la grande accéléra­tion», et cela se voit sur l’eau, sur les émis­sions de gaz à effet de serre, sur les ressources minérales.

À l’heure actuelle, au niveau mon­di­al, on prélève à peu près 10% des ressources en eau douce qui sont disponibles ; ces ressources se définis­sent par la dif­férence entre les pré­cip­i­ta­tions et l’évaporation con­ti­nen­tale. Cette eau disponible, on la trou­ve notam­ment dans les nappes souter­raines et les cours d’eau. Et à cer­tains endroits où il y a beau­coup d’ac­tiv­ités humaines et peu d’eau, on peut arriv­er à com­plète­ment asséch­er des fleuves à cause de pom­pages exces­sifs. C’est par exem­ple le cas du fleuve Col­orado aux États-Unis, qui arrive à son exu­toire à la mer à sec. Même chose pour le Nil en Égypte ou encore le fleuve Jaune en Chine.

Selon un récent rap­port de l’ONU, le nom­bre de cours d’eau dont le débit dimin­ue sur le long terme a été mul­ti­plié par cinq en 15 ans, et ces baiss­es frag­ilisent les écosys­tèmes et les activ­ités économiques qui dépen­dent des ressources hydriques.

Jen­nifer Gal­lé et Agnès Ducharne, le 10 sep­tem­bre 2024 à Paris. © Mar­got Desmons / Vert

De nombreuses «solutions» nous sont présentées pour résoudre nos problèmes d’eau, auxquelles Vert a consacré sa grande série «Eau secours». Commençons par le dessalement de l’eau de mer : quel est votre point de vue de scientifique sur cette option ?

Le dessale­ment fait par­tie de l’éven­tail des solu­tions tech­niques sur la table pour remédi­er à la pénurie d’eau, qui a deux com­posantes prin­ci­pales : un cli­mat qui s’assèche et un usage exces­sif de l’eau. C’est bien ce dernier point qui est mas­sive­ment en cause.

«Une solu­tion rel­a­tive­ment anodine à petite échelle peut devenir cat­a­strophique à plus grande échelle»

Si le dessale­ment repose sur des tech­niques rel­a­tive­ment éprou­vées, il s’agit de con­tin­uer à utilis­er l’eau de manière exces­sive, par rap­port à l’offre naturelle. Pour moi, c’est une solu­tion à envis­ager dans des cas très par­ti­c­uliers. En France, il y a une usine de dessale­ment sur l’Île de Groix en Bre­tagne, qui a été util­isée ponctuelle­ment pour faire face à l’afflux de touristes en été. Pourquoi pas ! Ils sont sur une petite zone, avec la mer tout autour…

Quels sont les inconvénients du dessalement ?

Pre­mier prob­lème, cela enri­chit le milieu marin en sel à prox­im­ité de l’u­sine de traite­ment, avec de mul­ti­ples con­séquences au niveau écologique : pour pro­duire un litre d’eau dessalée, il faut pom­per deux litres d’eau de mer et ren­voy­er un litre de saumure, c’est-à-dire d’eau enrichie en sel, dans le milieu marin. Avec une usine, passe encore, mais si elles se mul­ti­plient…

La sta­tion de dessale­ment d’Al Hoceima, au Maroc, où Vert a réal­isé un reportage à l’été 2024. © Fan­ny Baye / Vert

C’est l’une des car­ac­téris­tiques de l’An­thro­pocène : une solu­tion rel­a­tive­ment anodine à petite échelle peut devenir cat­a­strophique à plus grande échelle. Si on met­tait des usines de dessale­ment sur tous les lit­toraux, les écosys­tèmes côtiers seraient anéan­tis. Donc, à voir au cas par cas, et quand il n’y a pas d’al­ter­na­tive.

Un autre incon­vénient con­cerne la con­som­ma­tion d’énergie néces­saire pour faire tourn­er les unités de dessale­ment. Et aus­si pour achem­iner l’eau : il faut la trans­porter con­tre la pente, puisque les bor­ds de mer se situent aux alti­tudes les plus bass­es des con­ti­nents. Cela me fait penser à ce pro­jet déli­rant de ville futur­iste en plein milieu du désert saou­di­en…

Vous parlez sans doute de Neom, ce projet pharaonique initié en 2017 par le prince Mohammed Ben Salmane dans le désert saoudien, en bordure de la mer Rouge ?

Cette ville nou­velle serait ali­men­tée en eau douce par le dessale­ment de la mer Rouge ; dessale­ment lui-même ali­men­té en énergie par une cen­trale nucléaire con­stru­ite par la France… Com­ment imag­in­er que ce type de pro­jet puisse être autre chose qu’une gabe­gie d’ar­gent, de ressources, de tra­vail humain mal rémunéré. Tout cela pour rem­plir les poches de cer­tains indus­triels, Lafarge, Ora­no… On est ici dans l’archétype d’un mod­èle de développe­ment insouten­able et con­damnable au niveau humain, social, écologique.

Au sein de Neom, le futur bâti­ment The Line, de 500 mètres de haut et 170 kilo­mètres de long, doit être con­stru­it en plein désert et ali­men­té en eau grâce à une usine de dessale­ment. © NEOM / AFP

Que pouvez-vous nous dire sur la réutilisation des eaux usées ?

Dans un pays comme la France, on val­orise déjà beau­coup les eaux util­isées à domi­cile (pour les toi­lettes, la douche, la cui­sine) et pour divers­es activ­ités, indus­trielles notam­ment, mais sans s’en ren­dre compte. Cette eau que l’on prélève, on l’utilise et on la «salit». Elle passe ensuite par des sta­tions d’épuration avant d’être rejetée dans les cours d’eau où elle sera pom­pée à nou­veau à l’aval pour de nou­veaux usages. Rouen est ain­si par­tielle­ment ali­men­tée par les eaux usées de Paris, rejetées en Seine après traite­ment. Même chose pour Mar­seille, par rap­port à Lyon et Valence qui se trou­vent en amont.

Ces eaux usées peuvent-elles servir à irriguer les cultures ?

Il y a déjà la ques­tion de l’approvisionnement : ces eaux usées traitées ne sont disponibles qu’à prox­im­ité des sta­tions d’épuration. Les achem­iner plus loin aura un coût énergé­tique. L’autre ques­tion porte sur l’eau qui va man­quer : si une par­tie des eaux usées qui sort des sta­tions d’épu­ra­tion, ren­voyée aujourd’hui dans les cours d’eau, sert désor­mais à l’irrigation, ces riv­ières et ces fleuves auront alors moins d’eau. Sachant qu’un débit moin­dre con­cen­tre davan­tage les pol­lu­ants. À l’aval de Paris, en été, le débit de la Seine, c’est à 50% des eaux usées issues du proces­sus d’épuration.

Quid de la technique de géo-ingénierie qui consiste à ensemencer les nuages pour, par exemple, transformer la grêle en pluie et protéger les cultures ?

Il n’y a pas de con­sen­sus sci­en­tifique pour attester que cette méth­ode fonc­tionne ! Dans le cas de l’ensemencement, Il y a une grande vari­abil­ité au niveau de la météo et du cli­mat qui oblige à tester beau­coup de choses dif­férentes… Il est dif­fi­cile d’avoir la cer­ti­tude que ce qu’on voit c’est bien l’ef­fet du traite­ment et non des change­ments météorologiques.

Il y a aussi ces plantes OGM qui permettraient d’avoir des cultures adaptées aux sècheresses…

Il existe en effet aujourd’hui des tech­niques d’ingénierie géné­tique pour éla­bor­er des plantes qui résis­tent au manque d’eau. Cela donne des var­iétés plus adap­tées, soit, mais ce n’est pas du tout une garantie ; d’un point de vue écologique, la diver­sité géné­tique représente un bien meilleur atout qu’une spé­cial­i­sa­tion géné­tique très pointue con­tre des sys­tèmes changeants. Et nous sommes dans un monde qui change – avec une pop­u­la­tion mon­di­ale en hausse, des tech­nolo­gies en con­stant déploiement, le change­ment cli­ma­tique, etc. Il suf­fit qu’une nou­velle mal­adie arrive, favorisée par la mon­di­al­i­sa­tion — un scé­nario impos­si­ble à écarter -, ou que la niche cli­ma­tique et agronomique change, et c’est toute la pop­u­la­tion végé­tale qui peut y pass­er.

Les mégabassines sont vantées par les tenants d’une certaine agriculture pour continuer à irriguer malgré la sécheresse. Que peut-on dire de ces installations du point de vue de la science ?

Avant d’entrer dans les détails, il faut rap­pel­er que, con­traire­ment à ce que pensent beau­coup de gens, ce n’est pas une idée récente. Il y a au moins une cinquan­taine de mégabassines en activ­ité depuis une décen­nie dans les départe­ments de la Vendée et de la Vienne. Autre point à not­er : la retenue de sub­sti­tu­tion, ou mégabas­sine, ce n’est pas très dif­férent de n’im­porte quel autre ouvrage de stock­age arti­fi­ciel, dont beau­coup occa­sion­nent des con­flits d’accès à l’eau.

«En France, il y a en moyenne plus d’un plan d’eau, en grande par­tie arti­fi­ciel, par kilo­mètre car­ré»

Des exem­ples extrêmes sont le bar­rage de Sivens en 2008 ou le lac de Caus­sade, mais on peut aus­si citer les retenues col­li­naires qui ont com­plète­ment mod­i­fié le paysage du bassin aquitain. Ou des ouvrages encore plus con­séquents, comme le lac de Serre-Ponçon et, en fait, tous les lacs d’EDF dans les Alpes, qui ser­vent à la fois à faire de l’hy­droélec­tric­ité, mais pas que.

La plu­part des lacs EDF ont main­tenant des usages mul­ti­ples, et ils ali­mentent aus­si de l’irrigation, de la pro­duc­tion d’eau potable, et ser­vent sou­vent à soutenir le débit des cours d’eau pour le tourisme. Cet été, je me suis ren­due dans le Ver­don et, sans les lacs arti­fi­ciels, on ne peut pas y faire de canoë.

Le problème avec les mégabassines, c’est quoi au juste ?

Ce qui est nou­veau, c’est que le nom­bre de pro­jets de mégabassines explose, et on peut donc crain­dre que les pom­pages pour l’irrigation aug­mentent aus­si, alors que les objec­tifs affichés sont de les réduire. Der­rière ces ouvrages, il y a cette idée, qui est loin d’être absurde, que cer­taines saisons sont plus plu­vieuses que d’autres et qu’on aimerait bien retenir cette eau.

«Les solu­tions à base d’in­fra­struc­tures trou­vent tou­jours leurs lim­ites»

En France, donc, stock­er en hiv­er pour l’utiliser l’été. Mais il faut bien com­pren­dre que si l’on stocke de l’eau de nappe ou de riv­ière dans une retenue arti­fi­cielle, elle n’est plus dans la nappe et la riv­ière, où elle peut finir par man­quer. Car con­traire­ment à ce qu’on l’entend sou­vent, les pom­pages réal­isés pour ali­menter les retenues de sub­sti­tu­tion ne captent pas que les «excès» qui génèrent des inon­da­tions, puisqu’ils s’étalent sur plusieurs mois.

La mégabas­sine de Mauzé-sur-le-Mignon, dans les Deux-Sèvres. © Del­phine Lefeb­vre / Hans Lucas / AFP

Multiplier les mégabassines, c’est donc selon vous une mauvaise idée…

Oui, car ces mégabassines con­tribuent à sanc­tu­aris­er l’irrigation dans des régions où elle est déjà exces­sive. Or on con­state que, plus il y a de retenues pour l’irrigation, plus les sur­faces irriguées sont impor­tantes, ce qui aug­mente les sur­faces vul­nérables quand des sécher­ess­es empêchent le rem­plis­sage des retenues.

Que ce soit une mégabas­sine, ou un lac comme ceux de Caus­sade ou de Serre-Ponçon, les solu­tions à base d’in­fra­struc­tures trou­vent tou­jours leurs lim­ites, et on ne peut pas penser un développe­ment ter­ri­to­r­i­al, ou même juste un sou­tien agri­cole, sur cette seule base.

«Dans les cours d’eau, les sécher­ess­es sont provo­quées en majorité par des pom­pages exces­sifs»

Nos sys­tèmes économiques actuels reposent sur la croy­ance en une crois­sance infinie. Mais tout repose sur des sys­tèmes naturels qui sont, eux, lim­ités. On par­le bien des «lim­ites plané­taires», qu’il est dan­gereux de dépass­er. La ques­tion à se pos­er porte donc sur la rentabil­ité économique, sociale, écologique de ce type de solu­tion. Pour moi, elles ne le sont claire­ment pas, renta­bles, d’autant plus que le change­ment cli­ma­tique va chang­er la donne.

De quelle manière ?

On entend sou­vent dire que les retenues arti­fi­cielles d’eau sont dévelop­pées pour s’adapter au change­ment cli­ma­tique. Mais le change­ment cli­ma­tique, du point de vue de l’eau, on n’en a encore pra­tique­ment rien vu ! L’essentiel des sécher­ess­es qui affectent aujourd’hui les cours d’eau sont induites en majorité par des pom­pages exces­sifs. Même chose pour les inon­da­tions : une part con­séquente des dom­mages, et des inon­da­tions elles-mêmes, sont liés à des amé­nage­ments du ter­ri­toire qui ne respectent pas l’é­coule­ment des cours d’eau.

Jen­nifer Gal­lé et Agnès Ducharne, le 10 sep­tem­bre 2024 à Paris. © Mar­got Desmons / Vert

Dans les décen­nies qui vien­nent, en plus de tous les risques dus à de mau­vaise ges­tion de l’eau, va se rajouter ce qui vient du change­ment cli­ma­tique. En France, il va dimin­uer les ressources en eau en été, mais rien ne garan­tit qu’elles aug­menteront en hiv­er, ce qui risque de met­tre en défaut le rem­plis­sage des retenues.

«Il y a une appro­pri­a­tion de cette ressource essen­tielle, trans­for­mée en euros»

Vous l’aurez com­pris, je ne suis pas du tout par­ti­sane d’investissements mas­sifs dans des solu­tions à base d’in­fra­struc­tures ou de tech­niques. Je ne dis pas qu’il en faut zéro, mais cela ne peut pas con­stituer l’axe prin­ci­pal notre adap­ta­tion.

Quelles sont selon vous, les vraies bonnes solutions à mobiliser ?

Il faut une mise en place de poli­tiques publiques, comme celles des restric­tions des prélève­ments en eau. Ce sont des mesures peu appré­ciées des agricul­teurs, et qui motivent le recours aux retenues arti­fi­cielles pour pou­voir con­tin­uer à irriguer pen­dant les restric­tions. Les par­ti­sans de ces sys­tèmes dis­ent que cela va per­me­t­tre de réduire la pres­sion sur la ressource. Mais partout où cela s’est fait, comme en Espagne, le développe­ment du stock­age a con­duit à dévelop­per les sur­faces irriguées. C’est la fuite en avant ! Avec plus de sur­faces irriguées, les ressources en eau dimin­u­ent.

Les poli­tiques publiques doivent donc réguler la demande, agri­cole, indus­trielle, touris­tique. En France, des régle­men­ta­tions exis­tent, mais elles ne sont pas assez effi­caces. Et la pres­sion des lob­bies et de tous ceux qui trans­for­ment le bien com­mun qu’est l’eau en bien privé est forte pour con­som­mer tou­jours davan­tage. Une fois l’eau pom­pée, mise dans une retenue, elle devient privée. Il y a appro­pri­a­tion, pri­vati­sa­tion de cette ressource essen­tielle. Cette eau va être trans­for­mée en euros, en prof­it, via la pro­duc­tion agri­cole, l’élec­tric­ité ou le tourisme. Et, comme dans votre arti­cle sur les Pyrénées-Ori­en­tales, quand l’eau vient à man­quer, la fac­ture pèse sur le col­lec­tif.

Il faut tra­vailler à une esti­ma­tion de l’of­fre naturelle en eau qui puisse à la fois être juste et tenir compte des évo­lu­tions liées au change­ment cli­ma­tique. Et il faudrait que les préfets puis­sent s’ab­straire de l’in­flu­ence des lob­bies.

Habi­tante de Planèzes dans les Pyrénées-Ori­en­tales, Nan­cy Huil­let subit les con­séquences du manque d’eau dans son vil­lage depuis plus d’un an © Alexan­dre Car­ré / Vert

Quelle autre solution existe selon vous ?

Je pense aux solu­tions basées sur la nature, sous-employées.

De bonnes solutions sous-employées, comment expliquer cela ?

Parce qu’elles ne sont pas for­cé­ment prop­ices à dévelop­per des activ­ités économiques con­cen­trées, comme celles con­duites par les grands groupes indus­triels. Mais elles sont extrême­ment intéres­santes pour gér­er la ressource en eau, parce qu’elles peu­vent agir sur chaque mètre car­ré des bassins ver­sants.

Il y a d’abord les solu­tions qui per­me­t­tent de lim­iter l’é­va­po­ra­tion sur les sols jardinés, agri­coles, à l’aide de cou­verts comme la paille, par exem­ple. Éviter que les sols soient nus, cela lim­ite l’é­va­po­ra­tion. On peut aus­si faire de petits creux pour con­serv­er l’eau sur place. Ou encore cul­tiv­er en ter­rass­es. Dans votre arti­cle sur le Maroc, le chercheuse Julie Trot­ti­er évo­quait aus­si le key­line design. Cela con­siste à faire de petits talus qui peu­vent être en terre, maçon­nés ou empier­rés, ou encore sup­port­és par de la végé­ta­tion. Ces petits talus vont ralen­tir les écoule­ments. Cette tech­nique favorise l’infiltration. L’eau va non seule­ment ali­menter la végé­ta­tion qui tient la struc­ture, mais va aus­si, dès qu’il pleut suff­isam­ment, s’in­fil­tr­er plus pro­fondé­ment et donc recharg­er les sols et, s’il y en a, les nappes. Là, c’est tout bénef : on lim­ite l’é­va­po­ra­tion et on favorise l’in­fil­tra­tion.

Une autre solu­tion basée sur la nature très intéres­sante con­siste à avoir des sols capa­bles de stock­er l’eau plus longtemps que quelques jours. Et des sols, il y en a partout ! Cela représente des capac­ités de stock­age d’eau phénomé­nales, bien plus grandes en fait que de met­tre des mégabassines et des retenues col­li­naires partout. Sachant qu’une mégabas­sine ou une retenue col­li­naire con­duiront à imper­méa­bilis­er leur zone d’installation ; zone qui per­dra aus­si ses capac­ités agri­coles.

Qu’est-ce qui fait qu’un sol garde l’eau ?

Il faut qu’il con­ti­enne de la matière organique (humus), de la vie souter­raine, des petites galeries creusées par les vers de terre, les insectes, etc. Des sols rich­es en humus peu­vent servir d’éponges. Et la com­para­i­son des sols de prairie, rich­es en matière organique, avec les sols de grande cul­ture, qui sont appau­vris, mon­tre ce qu’il ne faut pas faire : beau­coup de mécan­i­sa­tion, d’in­trants, de pes­ti­cides, etc. C’est cela qui tue la vie des sols.

Y a‑t-il des solutions basées sur la nature qui soient bénéfiques au cours d’eau eux-mêmes ?

Il faut évo­quer à ce sujet toutes ces trans­for­ma­tions des paysages, que ce soit en milieu rur­al ou urbain, qui con­tribuent à l’ac­céléra­tion des écoule­ments. En milieu urbain, on a beau­coup d’im­per­méa­bil­i­sa­tion. En zones rurales, il y a eu une sim­pli­fi­ca­tion des paysages, notam­ment dans les zones cul­tivées, avec la sup­pres­sion des haies, la rec­ti­fi­ca­tion des cours d’eau, l’occupation des lits majeurs des riv­ières ou leur imper­méa­bil­i­sa­tion.

Il me sem­ble essen­tiel de rétablir le fonc­tion­nement des lits des petits cours d’eau et de per­me­t­tre l’expansion locale des crues. Cela per­met, en éta­lant le débit, de pro­téger toutes les activ­ités en aval. Il en est ques­tion dans votre arti­cle sur la méth­ode slo­vaque !

On parle dans cet article d’un système de constructions en bois sur les cours d’eau…

En France, le philosophe de l’environnement Bap­tiste Mori­zot s’in­vestit énor­mé­ment pour la «recas­tori­sa­tion» des cours d’eau. En Alsace, j’ai vis­ité un bassin ver­sant où le cours d’eau avait été reméan­dré et le lit majeur désim­per­méa­bil­isé. Le cas­tor est alors naturelle­ment revenu. Apparem­ment la Bièvre, qui coule à Paris, mais il existe plein d’autres Bièvres ailleurs, tient son nom des cas­tors (beaver, en anglais). Tous ces bar­rages mobiles en bois, naturels ou pas, ralen­tis­sent les crues et per­me­t­tent l’expansion dans les lits majeurs.

Lors de gross­es pluies, l’eau qui ruis­selle dans les fos­sés est freinée par les petits bar­rages en bois. Elle peut alors s’infiltrer. Ici, un exem­ple de petit bar­rage en bois en Slo­vaquie. © Michal Kravčík / After us, the desert or the del­uge ?

Un des slogans de Vert, c’est, «Il est trop tard pour être pessimiste»… Cela vous inspire quoi ?

C’est un point auquel je tiens : il n’est jamais trop tard pour agir. Certes, cela fait 100 ans que la sit­u­a­tion envi­ron­nemen­tale se dégrade. Ce n’est pas une rai­son pour ne rien faire. En fait, du moment où on va se met­tre à agir, au min­i­mum pour ralen­tir les dégra­da­tions, et j’e­spère bien un jour, pour les sup­primer, c’est tou­jours du posi­tif, c’est du gain. Il faut réelle­ment se bouger les fess­es, tous, pour agir et pour con­som­mer moins d’en­vi­ron­nement par per­son­ne, et notam­ment les plus rich­es d’en­tre nous. De ce point de vue-là, l’empreinte écologique est un con­cept très utile, même s’il est abon­dam­ment cri­tiqué.

Vous faites partie de scientifiques en rébellion, un collectif de chercheurs et chercheuses qui prônent la désobéissance civile… Qu’est-ce qui vous a conduit à rejoindre ce mouvement ?

J’ai fait par­tie des sig­nataires de la pre­mière tri­bune, celle qui a lancé le mou­ve­ment en France, parce que la crise écologique et cli­ma­tique n’était pas du tout prise à bras le corps. C’était en févri­er 2020, juste avant le pre­mier con­fine­ment. Et ça n’a pas changé. Pour para­phras­er Gre­ta Thun­berg, il y a beau­coup de blabla ! Or, il nous faut réalis­er une baisse majeure de nos émis­sions en gaz à effet de serre pour éviter que le cli­mat se réchauffe et devi­enne, pour des raisons ther­miques et aus­si hydriques, soit par manque, soit par excès d’eau, un cauchemar pour les pop­u­la­tions. Et je ne par­le pas des seules pop­u­la­tions africaines… Il y a trop de gens qui se dis­ent, «nous, grâce à notre argent, on est pro­tégés». Mais la tech­nolo­gie ne nous sauvera pas des effets de la dégra­da­tion de notre envi­ron­nement, bien au con­traire.