Reportage

Consommer de l’eau de mer sans boire la tasse ? Au Maroc, la technique controversée du dessalement en plein déploiement

Sel à solution ? Alors que le Maroc subit sa sixième année de sécheresse consécutive, les autorités s’activent pour trouver de nouvelles façons d’alimenter la population en eau potable. Parmi elles, dessaler l’eau de mer, une méthode dont les effets sur l’environnement sont loin d’être anodins. Reportage au nord du royaume chérifien, dans la station d’Al Hoceima.
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Restau­rants, sable fin, mon­tagnes et mer turquoise. Dif­fi­cile d’imaginer sous nos pieds les immenses tubes instal­lés à 90 mètres de pro­fondeur. Dans ce décor de carte postale, sur la plage de Sfi­ha, située dans la province d’Al Hoceima au nord-est du Maroc, l’eau des nappes de la côte est pom­pée en con­tinu. Soit 460 litres par sec­onde en plein débit. L’équivalent de la piscine olympique de Paris rem­plie en un peu plus d’une heure et demie.

L’usine de dessale­ment, la seule de la côte méditer­ranéenne du pays, se trou­ve à 4 kilo­mètres de là. Mise en ser­vice en juin 2020, elle peut pro­duire jusqu’à 17 280 m³ d’eau en une journée. Une sta­tion de moyenne capac­ité sur l’ensemble des 11 en fonc­tion­nement dans le Roy­aume.

Au milieu d’un ter­rain vague, le blanc de ses murs détonne avec le paysage rocailleux. Cas­quette bleue sur la tête, Ali Had­di se balade sur ce ter­rain de plus de trois hectares. Le chef de l’usine pointe du doigt avec fierté les dif­férents locaux qui per­me­t­tent de trans­former l’eau de mer en eau potable. À l’extérieur, des cylin­dres de qua­tre mètres de haut domi­nent, avec, autour d’eux, de larges tuyaux verts pour achem­iner la ressource.

Après une pre­mière fil­tra­tion par le sable, vient l’étape des mem­branes ultra­fines. «C’est là que le proces­sus de trans­for­ma­tion com­mence», crie l’ingénieur. Dans ce grand local, le vrom­bisse­ment des machines est assour­dis­sant. Ici, le sel est retiré par une haute pres­sion grâce à l’osmose inverse, une tech­nique de purifi­ca­tion. Pen­dant cette opéra­tion, les minéraux néces­saires à l’organisme humain pour se dévelop­per saine­ment dis­parais­sent. Pour ren­dre l’eau potable, il faut donc de la rem­inéralis­er en y ajoutant du CO2 et de la chaux.

Dans le local le plus imposant de l’usine d’Al Hoceima, les mem­branes per­me­t­tent la sépa­ra­tion du sel et de l’eau. © Fan­ny Baye/Vert

Quelques véri­fi­ca­tions en lab­o­ra­toire plus tard, et l’eau osmosée voy­age jusque dans des réser­voirs, avant d’être recon­duite vers des instal­la­tions de redis­tri­b­u­tion. Elle peut désor­mais couler dans les robi­nets, prof­i­tant ain­si à env­i­ron 200 000 habi­tants de la province (soit 0,5% de la pop­u­la­tion maro­caine). Mais pour les consommateur.ices, «rien ne change, le prix reste le même», ajoute Ali Had­di.

«Plus un choix, une obligation»

En 2024, le roy­aume chéri­fien con­naît sa six­ième année de sécher­esse con­séc­u­tive. Face à cette sit­u­a­tion de stress hydrique, «le dessale­ment n’est plus un choix, mais une oblig­a­tion», con­state Fouad Amraoui, pro­fesseur-chercheur en hydrolo­gie à l’u­ni­ver­sité Has­san II de Casablan­ca. Un avis partagé par le chef de l’usine d’Al Hoceima, Ali Had­di. Dans cette province de 450 000 âmes, «la sat­is­fac­tion des besoins de la pop­u­la­tion en eau était dev­enue trop juste», pré­cise-t-il.

En jan­vi­er, le Maroc enreg­is­trait un déficit plu­viométrique de 70% par rap­port à la moyenne des 30 dernières années, selon le min­istère de l’Eau et de l’Équipement. Un chiffre préoc­cu­pant qui place le pays en pre­mière ligne face aux con­séquences du dérè­gle­ment cli­ma­tique. C’est tout le cycle de l’eau qui est per­tur­bé : les fortes tem­péra­tures (jusqu’à 50 degrés l’été) assèchent com­plète­ment les nappes phréa­tiques, menaçant les cours d’eau.

Depuis le cen­tre de con­trôle, Ali Had­di véri­fie le pom­page de l’eau sur les six for­ages. © Fan­ny Baye/Vert

Pour­tant, le Roy­aume avait de quoi faire des envieux.ses. Depuis le XIIe siè­cle, les «khet­taras» dessi­nent les sous-sols des ter­res maro­caines : ce sys­tème tra­di­tion­nel ingénieux se com­pose d’un réseau de tun­nels, creusés à cinquante mètres de pro­fondeur et conçus en rap­port avec la grav­ité pour drain­er l’eau des pluies. «Les khet­taras per­me­t­taient d’irriguer les cul­tures et d’alimenter les villes en eau potable de façon tout à fait durable. Aucune énergie n’était con­som­mée, l’empreinte car­bone était nulle», détaille l’hydrologue Julie Trot­ti­er, direc­trice de recherche au CNRS, qui a notam­ment tra­vail­lé sur les poli­tiques de l’eau au Maroc.

Mais pro­gres­sive­ment, ce savoir-faire ances­tral a été aban­don­né au prof­it de procédés plus mod­ernes, comme des sta­tions de pom­page. La diminu­tion de son usage coïn­cide avec la coloni­sa­tion française (1912–1956). «Une péri­ode où les grandes entre­pris­es ont com­plète­ment épuisé les ressources hydriques souter­raines», rap­pelle la sci­en­tifique.

Les dernières décen­nies ont suivi cette ten­dance de sur­ex­ploita­tion. En 2008, le Plan Maroc Vert entend relancer l’économie du pays à tra­vers une nou­velle stratégie de mod­erni­sa­tion agri­cole. Mais pour un secteur qui acca­pare 89% de la ressource en eau du ter­ri­toire, ce pro­jet a fini par avan­tager, à tra­vers notam­ment d’importantes sub­ven­tions, des exploita­tions gour­man­des en eau pour pro­duire par exem­ple avo­cats et agrumes, majori­taire­ment des­tinés à l’export.

Dans un tel con­texte, le dessale­ment s’est pro­gres­sive­ment imposé comme la seule et inévitable alter­na­tive au manque d’eau. Fin juil­let, dans son allo­cu­tion annuelle, le sou­verain Mohammed VI a don­né le cap : d’ici à 2030, le Maroc devra pro­duire 1,7 mil­liards de m3 d’eau dessalée par an grâce à une trentaine de sta­tions. De quoi appro­vi­sion­ner la moitié de la pop­u­la­tion en eau potable.

Des effets néfastes sur la biodiversité marine

Tous ces amé­nage­ments ne sont pas sans con­séquence. Pre­mière­ment : si l’eau est séparée du sel, où va le reste ? Ce qu’on appelle la saumure – une sub­stance très con­cen­trée en sel, mais aus­si en pro­duits chim­iques util­isés pour le fonc­tion­nement de l’usine –, est rejetée dans la mer après les traite­ments. «C’est là», mon­tre Ali Had­di, à seule­ment quelques mètres des for­ages et des para­sols de la plage de Sfi­ha. Là où les vagues vien­nent frap­per les rochers, le rejet est invis­i­ble à l’œil nu.

Au niveau du rejet de saumure de la sta­tion méditer­ranéenne, un pêcheur attend que des pois­sons mor­dent à l’hameçon. © Fan­ny Baye/Vert

«Vous voyez le pêcheur là-bas ? S’il y avait des réper­cus­sions néga­tives, il ne serait pas là», avance l’ingénieur. Pour s’assurer de la con­for­mité aux normes en vigueur, le chef de l’usine affirme qu’une étude d’impact envi­ron­nemen­tal a été réal­isée avant la con­struc­tion du site. De son côté, Julie Trot­ti­er ne laisse pas de place au doute : «À long terme, cela affecte la con­cen­tra­tion en sel du sys­tème côti­er». Un phénomène qui dimin­ue locale­ment la quan­tité d’oxygène dans l’océan, met­tant d’abord en péril l’une de ses fonc­tions essen­tielles, cap­tur­er le CO2.

En out­re, la baisse de ce gaz se réper­cute sur tout l’écosystème marin. Espérance de vie, sys­tème immu­ni­taire, repro­duc­tion : les con­séquences sur cer­taines espèces sont nom­breuses.

Dans les for­ages d’Al Hoceima, l’eau n’est pas pom­pée directe­ment dans la mer mais sous terre, dans les nappes de la côte. La teneur en sel y est moin­dre, ce qui la rend plus facile à fil­tr­er. Ali Had­di pré­cise : «Sans sécher­esse, avec sécher­esse, cette eau est tou­jours disponible». Mais à force de sur­ex­ploiter la nappe côtière, elle se frag­ilise. «La solu­tion durable serait d’arrêter de la pom­per et de la laiss­er se restau­r­er naturelle­ment. Aujourd’hui, on détru­it des zones qu’on devrait juste­ment pro­téger», souligne Julie Trot­ti­er.

Une technique énergivore

Fouad Amraoui insiste : «On ne va vers le dessale­ment que quand on y est obligé, parce que c’est coû­teux et éner­gi­vore». L’infrastructure méditer­ranéenne con­somme 3,1 kWh par mètre cube, soit près de 20 mil­lions de kWh par an. L’équivalent de la con­som­ma­tion d’électricité d’environ 20 800 Marocain.es sur 12 mois.

Qui dit util­i­sa­tion d’électricité, dit, dans la majorité des cas, recours aux éner­gies fos­siles. Une étude de l’Ifri (Insti­tut français des rela­tions inter­na­tionales) estime à au moins 120 mil­lions le nom­bre de tonnes de dioxyde de car­bone émis chaque année dans le monde à cause du dessale­ment. C’est presque autant que l’industrie tex­tile importée dans l’Union européenne sur la même durée.

Pour pal­li­er ce coût énergé­tique et le ren­dre plus abor­d­able, le Maroc imag­ine de nou­veaux développe­ments. L’usine de Casablan­ca, par exem­ple, dont la con­struc­tion a été lancée en jan­vi­er 2024, fonc­tion­nera à 100% en éner­gies renou­ve­lables. Cette sta­tion, la plus grande d’Afrique, ouvri­ra ses portes en 2027 et pro­duira à terme 300 mil­lions de m3 d’eau potable par an. C’est env­i­ron 47 fois plus que celle d’Al Hoceima.

Une maladaptation au dérèglement climatique

Une mer qui s’étend à perte de vue, se con­fon­dant presque avec le ciel. Depuis la côte d’Al Hoceima, le sen­ti­ment d’une ressource infinie sem­ble calmer les inquié­tudes de l’ingénieur. «Elle est bonne, parce que je veille sur ça, je tra­vaille jour et nuit pour l’avoir», glisse-t-il en buvant un verre d’eau dessalée fraîche­ment sor­tie d’usine.

La sta­tion d’Al Hoceima a une capac­ité de pro­duc­tion de 200 litres d’eau par sec­onde, soit 17 280 m³ en une journée.

Pour Julie Trot­ti­er, on touche ici au cœur du prob­lème. «On a l’illusion de n’avoir aucune lim­ite à la con­som­ma­tion, qu’on peut tou­jours pro­duire sans avoir à gér­er la demande, alors on se retrou­ve à gér­er l’offre. C’est là le piège.» Pour la sci­en­tifique, le dessale­ment représente bien une mal­adap­ta­tion au dérè­gle­ment cli­ma­tique, une forme de «tech­noso­lu­tion­nisme qui ne fait qu’aggraver la sit­u­a­tion». Ces instal­la­tions rejet­tent du gaz à effet de serre dans l’atmosphère, ce qui par­ticipe à la hausse des tem­péra­tures. Et lorsque le mer­cure s’affole, les pré­cip­i­ta­tions dimin­u­ent et l’eau des nappes s’évapore plus rapi­de­ment, favorisant ain­si le risque de sécher­esse.

Si Ali Had­di con­sid­ère cette méth­ode indis­pens­able, pas ques­tion pour autant d’en abuser : «Quand les pluies revien­dront, on pour­ra réduire le débit», assure-t-il.

Un procédé en plein expansion

Avec une planète assoif­fée — près de la moitié de la pop­u­la­tion mon­di­ale con­naît de graves pénuries d’eau pen­dant au moins une par­tie de l’année selon les don­nées du GIEC -, la ruée vers l’or bleu gagne tous les con­ti­nents. Aujourd’hui, env­i­ron 22 000 usines de dessale­ment sont répar­ties à tra­vers le monde. Alors que son développe­ment com­mence à faire son chemin en France, avec des unités déjà en fonc­tion­nement dans les Pyrénées-Ori­en­tales, en Bre­tagne ou encore en Corse, les pays du Golfe, eux, dépen­dent désor­mais en grande par­tie de cette méth­ode pour la con­som­ma­tion de leurs habitant.es.

Selon l’Ifri, aux Émi­rats arabes unis, l’eau dessalée représente 42% de l’eau potable, jusqu’à 90% au Koweït et 70% en Ara­bie Saou­dite. En Méditer­ranée, la Cat­a­logne prévoit l’installation de 13 usines mobiles, dont une flot­tante à Barcelone dès octo­bre 2024. Après plusieurs années de sécher­esse, cette dernière fourni­ra 6% de la con­som­ma­tion quo­ti­di­enne de la ville.

Les sta­tions de dessale­ment séduisent partout. Mais «c’est comme si vous fon­ciez à toute vitesse vers la falaise, et qu’à la place d’appuyer sur le frein, vous appuyez sur l’accélérateur», aver­tit Julie Trot­ti­er. Pour l’hydrologue, inutile d’innover tou­jours plus : l’heure est aux sys­tèmes durables, à l’image des key­line design, con­cept né en Aus­tralie qui vise à régénér­er les sols en faisant ruis­sel­er l’eau des pluies. Mais plus large­ment, selon la sci­en­tifique, «il faut pren­dre con­science des lim­ites de la planète».

Est-ce vrai­ment la mer à boire ?

Cet arti­cle est issu d’«Eau sec­ours» : notre série d’en­quêtes sur l’eau pour faire émerg­er les vraies bonnes solu­tions dans un monde qui s’assèche. Mégabassines, régies de l’eau, tech­noso­lu­tion­nisme… Pen­dant tout l’été 2024, nous explorons les sujets les plus brûlants liés à notre bien le plus pré­cieux. Cette série est financée en grande par­tie par les lec­tri­ces et lecteurs de Vert. Pour nous aider à pro­duire du con­tenu tou­jours meilleur, soutenez Vert.