Décryptage

Limiter la grêle ou stimuler la pluie : quand l’agriculture mise sur l’ensemencement des nuages

Nuage des possibles. Face aux chutes de grêle dévastatrices ou à la pluie qui vient parfois à manquer, de plus en plus d’agriculteur·ices ensemencent les nuages à l'aide de produits chimiques. Une méthode qui est loin d’avoir fait ses preuves. Décryptage.
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Grêlons, trombes d’eau, vents vio­lents : chaque été, en France, les orages provo­quent des dégâts plus ou moins lourds sur les habi­ta­tions, les infra­struc­tures et les champs. Les agriculteur·ices y sont par­ti­c­ulière­ment vul­nérables puisque des grêlons ou des inon­da­tions liées aux fortes pluies peu­vent détru­ire les récoltes en quelques heures. Avec le dérè­gle­ment cli­ma­tique, les orages ne sont pas for­cé­ment plus fréquents, mais ils devi­en­nent de plus en plus intens­es.

Pour ten­ter de se pré­mu­nir con­tre ces inci­dents météo, certain·es pensent avoir trou­vé la solu­tion : l’ensemencement des nuages. Il s’agit d’ajouter des aérosols (de l’iodure d’argent ou de la neige car­bonique, par exem­ple) dans l’atmosphère à par­tir de généra­teurs, d’avions ou de gros bal­lons, pour influ­encer les phénomènes de pluie ou de grêle.

Pour met­tre en œuvre cette méth­ode et lim­iter la casse dans les cul­tures français­es, de nombreux·ses agriculteur·ices ont rejoint un réseau appelé Anelfa — l’Association nationale d’étude et de lutte con­tre les fléaux atmo­sphériques, spé­cial­isée dans l’ensemencement des nuages. Lancée en 1952, cette struc­ture est désor­mais présente dans 25 départe­ments allant du Cen­tre au Sud-Ouest et au Sud-Est de la France. Ses adhérent·es (des cham­bres d’agriculture, des coopéra­tives, des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales, etc.) instal­lent des généra­teurs tous les dix kilo­mètres sur leurs ter­res.

Plus de 1 100 appareils mail­lent aujourd’hui les régions cou­vertes par l’Anelfa. Activés par des bénév­oles lorsqu’un risque de grêle est déclaré sur le ter­ri­toire, ces généra­teurs dif­fusent des par­tic­ules d’iodure d’argent pour ense­mencer les nuages.

L’ensemencement peut se réalis­er à l’aide de généra­teurs instal­lés au sol ou d’avions. Dans les généra­teurs (à gauche sur le sché­ma), c’est le proces­sus de com­bus­tion qui per­met de libér­er les par­tic­ules chim­iques qui se retrou­vent ensuite dans les nuages pour impacter les pré­cip­i­ta­tions. Les avions (à droite) larguent directe­ment les aérosols dans les nuages. Coû­teuse et très éner­gi­vore, l’option aéri­enne n’est pas util­isée en France. © Wiki­me­dia

Il s’agit de lim­iter le grossisse­ment des grêlons (leur diamètre va générale­ment de 5 à 50 mil­limètres, mais les plus gros peu­vent attein­dre 15 cen­timètres), qui a lieu lorsqu’il y a peu de noy­aux de con­géla­tion dans l’atmosphère. En dif­fu­sant de l’iodure d’argent, qui imite la struc­ture de la glace, on peut mul­ti­pli­er ces noy­aux de con­géla­tion dans le nuage et réduire ain­si la prob­a­bil­ité que d’importants grêlons se for­ment et vien­nent s’abattre sur les cul­tures — et idéale­ment par­venir à faire tomber ces grêlons sous forme de gout­telettes. En bref, ce proces­sus cherche à faire tomber la pluie plus vite pour éviter que la grêle n’ait le temps de se for­mer.

Entre le matériel, les pro­duits et la logis­tique, l’Anelfa estime à 2 500 euros le coût d’utilisation d’un généra­teur pen­dant un an. «Le cal­cul est vite fait face à quelqu’un qui perdrait toute sa récolte de l’année en un jour», note Claude Berthet, direc­trice de l’Anelfa et ingénieure agronome de for­ma­tion. En 2023, les évène­ments naturels (tem­pêtes, grêle, inon­da­tions, sécher­ess­es, etc.) ont coûté 6,5 mil­liards d’euros aux assureurs, avec une part de plus en plus impor­tante liée à la grêle.

D’un usage militaire à un usage civil

Peu con­nues du grand pub­lic, les tech­niques d’ensemencement remon­tent aux années 1940, lorsque des sci­en­tifiques ont com­mencé à planch­er sur le sujet aux États-Unis. À l’origine, elles ont été dévelop­pées à des fins mil­i­taires — les forces améri­caines y ont notam­ment eu recours durant la guerre du Viet­nam pour inten­si­fi­er la mous­son en vue de ralen­tir les troupes enne­mies. Puis le procédé s’est éten­du à des usages civils, en par­ti­c­uli­er dans le milieu agri­cole afin d’augmenter les ren­de­ments et de lim­iter les dégâts causés par la grêle.

À l’heure actuelle, une cinquan­taine de pays (dont la Chine, l’Arabie saou­dite, les Émi­rats arabes unis) ont recours aux procédés d’ensemencement à des fins agri­coles, détaille Marine de Gugliel­mo Weber, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’É­cole mil­i­taire (Irsem) et autrice d’une thèse sur l’ensemencement des nuages. Ces dernières années, d’autres secteurs d’activité ont égale­ment com­mencé à s’intéresser ces pra­tiques : c’est le cas dans l’événementiel, qui promeut l’usage de l’ensemencement pour éviter la pluie lors des mariages.

Pas une solution miracle contre la sécheresse

L’ensemencement ne sera toute­fois jamais une solu­tion mag­ique con­tre le manque d’eau, comme le con­cède Claude Berthet : «On ne pré­tend pas lim­iter l’impact du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, on essaye seule­ment de réduire les dégâts pour main­tenir un sys­tème assur­antiel en mesure de rem­bours­er les sin­istres».

La grêle peut détru­ire une par­tie des récoltes des vigneron·nes, mais aus­si des arboriculteur·ices. © Adobe stock

La prin­ci­pale lim­ite de la méth­ode étant qu’il n’est pas pos­si­ble de faire tomber la pluie à par­tir de rien. «Les tech­niques d’ensemencement per­me­t­tent de boost­er les pré­cip­i­ta­tions, mais pas de les créer : on ne peut pas faire en sorte qu’il pleuve dans un endroit où il ne pleut jamais. Mais si les con­di­tions sont réu­nies pour des pré­cip­i­ta­tions et qu’il ne manque que cer­tains paramètres [par exem­ple, un plus grand nom­bre de gout­telettes dans les nuages pour action­ner la chute de pluie, NDLR], on peut apporter ces élé­ments-là pour stim­uler la pluie», détaille Claude Berthet.

«J’ai déjà essayé de faire tomber la pluie sous un ciel bleu, et ça ne marche pas», con­firme Jean-François Berthoumieu, doc­teur en sci­ences physiques qui a tra­vail­lé plus de 25 ans sur l’ensemencement dans dif­férents pays, et se mon­tre très cri­tique quant à l’efficacité de ces pra­tiques.

Une méthode aux résultats incertains

On touche ici au cœur du prob­lème : il est aujourd’hui très dif­fi­cile d’établir si cette méth­ode fonc­tionne ou non. «Une grande par­tie de l’incertitude est liée au fait que l’on s’attaque à des phénomènes météorologiques naturelle­ment très vari­ables : il est extrême­ment dif­fi­cile d’imputer une pluie ou une absence de pluie à l’action humaine», détaille Marine de Gugliel­mo Weber. «C’est toute la dif­fi­culté : com­ment faire la dis­tinc­tion entre “il ne grêle pas grâce au traite­ment” et “il ne grêle pas, car il n’aurait pas grêlé tout court aujourd’hui” ?», recon­naît Claude Berthet, de l’Anelfa.

Pour ten­ter d’y voir plus clair, l’association vient com­par­er les grêlimètres (ces appareils qui enreg­istrent les impacts des grêlons qui tombent au sol) instal­lés à prox­im­ité des généra­teurs dans des zones plus ou moins ense­mencées les jours de grêle. «Sta­tis­tique­ment, on a pu met­tre en évi­dence une diminu­tion de 50% de l’intensité des chutes de grêle, au niveau du nom­bre et de la taille des grêlons», avance la direc­trice du réseau.

Générale­ment con­tenu entre 5 et 50 mil­limètres, le diamètre des grêlons peut attein­dre une quin­zaine de cen­timètres lors d’or­ages très intens­es. © Adobe stock

Mal­gré des études menées sur le sujet, aucun con­sen­sus sci­en­tifique ne s’est encore dégagé quant à l’efficacité de ces méth­odes. «On manque claire­ment de preuves empiriques pour établir le lien de cause à effet», observe Marine de Gugliel­mo Weber. Pour Jean-François Berthoumieu, la ques­tion est tranchée : «Les généra­teurs que l’on utilise en France ne ser­vent à rien sinon à pol­luer avec l’iodure d’argent».

La dif­fu­sion de com­posés chim­iques dans l’atmosphère soulève d’autres ques­tions : quid de l’impact de ces aérosols qui retombent par terre et infil­trent les nappes phréa­tiques ? «Les quan­tités de par­tic­ules qui sont dif­fusées dans l’atmosphère sont très faibles et elles sont ensuite large­ment diluées dans les pré­cip­i­ta­tions», tente de ras­sur­er Claude Berthet. Il ajoute : «On n’a pas encore pu mesur­er une accu­mu­la­tion d’iodure d’argent dans les sols qui lais­serait penser que ça devient grave pour les écosys­tèmes.»

Un avis nuancé par Marine de Gugliel­mo Weber qui juge que les études sur le sujet (pour cer­taines datant des années 1970 ; d’autres, du début des années 2000) mérit­eraient d’être mis­es à jour. «Ce n’est pas une sub­stance d’une tox­i­c­ité grave pour l’ensemble de la société et des êtres vivants, mais cela mérit­erait que l’on s’y intéresse davan­tage», estime la chercheuse de l’Irsem.

Un exemple de maladaptation au changement climatique

Inve­stir dans des tech­niques aux résul­tats con­testa­bles, une bonne idée à l’heure où l’on subit de plus en plus dure­ment les impacts du dérè­gle­ment cli­ma­tique ? «Le prob­lème, c’est qu’on est à la recherche de tech­noso­lu­tions pour relever des défis qui sont en fait socié­taux : on aug­mente encore plus notre emprise sur le sys­tème Terre pour garder le même rythme délétère de con­som­ma­tion en ressources naturelles, plutôt que de met­tre en place des réflex­ions de sobriété», déplore Marine de Gugliel­mo Weber.

Un avis partagé par Jean-François Berthoumieu, qui évoque une forme de «mal­adap­ta­tion» au change­ment cli­ma­tique : «Avant de mod­i­fi­er les car­ac­téris­tiques micro­physiques des nuages et de se con­cen­tr­er sur des tech­nolo­gies non matures, il faudrait plutôt s’occuper de l’eau “verte” [stock­ée dans les sols ou la bio­masse, NDLR] que l’on a déjà».

Le spé­cial­iste pré­conise plusieurs pra­tiques : ralen­tir les écoule­ments super­fi­ciels d’eau et amélior­er son stock­age dans les sols, les lacs et les nappes pour éviter les man­ques. En résumé : retenir l’eau plutôt que de jouer les appren­tis sor­ciers de la météo.

Cet arti­cle est issu d’«Eau sec­ours» : notre série d’en­quêtes sur l’eau pour faire émerg­er les vraies bonnes solu­tions dans un monde qui s’assèche. Mégabassines, régies de l’eau, tech­noso­lu­tion­nisme… Pen­dant tout l’été 2024, nous explorons les sujets les plus brûlants liés à notre bien le plus pré­cieux. Cette série est financée en grande par­tie par les lec­tri­ces et lecteurs de Vert. Pour nous aider à pro­duire du con­tenu tou­jours meilleur, soutenez Vert.