Décryptage

Se protéger des inondations sans construire des barrages qui détruisent la nature, c’est possible ?

Barrage de raison. Alors que les inondations se multiplient à cause du changement climatique et de l’artificialisation des sols, certaines invitent à repenser notre manière de nous en protéger. Dans le sud de Lyon, des habitant·es luttent contre la construction de trois barrages, auxquels elles et ils proposent une alternative avec des petits ouvrages en bois plus respectueux de l’environnement, inspirés d’une technique déjà éprouvée en Slovaquie.
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«Je ressens de la colère !», tonne Ghys­laine Ven­tu­ra-César. Cette enseignante d’arts mar­ti­aux chi­nois vit à Brig­nais (Rhône), dans la val­lée de Bar­ret, à 15 kilo­mètres au sud de Lyon. Le corps de ferme dans lequel se trou­ve son apparte­ment longe le Garon, une riv­ière de 30 kilo­mètres de long qui rejoint le Rhône au niveau de Givors. De son jardin, elle peut con­tem­pler un champ et une forêt ver­doy­ante. Une vue qui «vaut tout l’or du monde».

Au milieu du champ, se trou­ve un arbre isolé : à ce niveau, un bar­rage dit «écrê­teur» devrait être con­stru­it à par­tir de 2027, à une cen­taine de mètres de l’habitation. Com­posé à 90% de rem­blai, ce bar­rage devrait mesur­er plus de 150 mètres de long et 6,5 mètres de haut. Ce type de con­struc­tion per­met de stock­er un grand vol­ume d’eau en un amont d’une zone urbaine pour lim­iter les inon­da­tions. Le loge­ment de Ghys­laine Ven­tu­ra-César se trou­verait der­rière l’ouvrage.

De son jardin, Ghys­laine Ven­tu­ra-César regarde le champ où devrait être implan­té un bar­rage écrê­teur. © Juli­ette Mullineaux/Vert

Ce bar­rage s’intègre dans un pro­jet de ges­tion du risque inon­da­tion porté par le syn­di­cat de riv­ière du Garon (le Smag­ga), qui souhaite pro­téger la pop­u­la­tion con­tre une future crue dite «cen­ten­nale» — c’est-à-dire une crue qui a une chance sur 100 d’arriver dans l’année. «Ce dossier date de 1998, avant même la crue de 2003 qui a inondé Brig­nais», se rap­pelle Serge Bérard, prési­dent du syn­di­cat de riv­ière et maire de cette com­mune. Bilan de la crue de 2003 : 600 per­son­nes sin­istrées, 45 com­merces touchés, et 700 000 euros de dégâts, selon la com­mune. Cette crue avait été qual­i­fiée de cen­ten­nale peu après les faits, avant d’être requal­i­fiée en trenten­nale par le syn­di­cat de riv­ière.

«On a cal­culé que la crue cen­ten­nale représente un vol­ume de 2,26 mil­lions de mètres cubes à gér­er sur le ter­ri­toire», affirme Gré­goire Naudet, chargé de risque inon­da­tion au syn­di­cat de riv­ière du Garon. Pour éviter qu’un tel vol­ume n’inonde les com­munes de la val­lée, dif­férentes options ont été étudiées. Ce pro­jet prévoit la con­struc­tion de deux bar­rages en rem­blai sur le Garon — dont celui à prox­im­ité de chez Ghys­laine Ven­tu­ra-César, et un en béton sur la riv­ière qui se jette dans le Garon, le Mor­nan­tet.

Le deux­ième ouvrage sur le Garon — long de 175 mètres et haut de 15 – devrait se situer sur les hau­teurs de la val­lée. Le troisième, sur le Mor­nan­tet, tra­verse une forêt. Située à Chas­signy, à quelques kilo­mètres de Givors, la mai­son de Thier­ry Bau­drand appar­tient à sa famille depuis plus d’un siè­cle. Si ce bar­rage était con­stru­it, sa demeure pour­rait se retrou­ver dans la zone de retenue, là où l’eau sera stock­ée en cas d’évènements extrêmes. «Je suis dans l’embarras, cela fait six ans que je suis poten­tielle­ment expro­prié. Je voulais faire des travaux dans ma mai­son, mais à quoi bon… Aujourd’hui, plus rien n’est sûr», s’inquiète-t-il.

En temps nor­mal, la riv­ière coule à tra­vers le bar­rage (en haut). Lorsqu’un évène­ment extrême a lieu, l’eau est stock­ée par le bar­rage (en bas). © EGIS/Smagga

Pour empêch­er la con­struc­tion des bar­rages, l’association Sauve­g­arde de la val­lée vivante du Garon a été créée en 2023. Perte de loge­ments, destruc­tion du paysage, impact sur la bio­di­ver­sité, risques pour la nappe phréa­tique : pour les mem­bres de l’association, il faut revoir la copie de fond en comble. «Ce pro­jet est une aber­ra­tion car il ne répond à qu’un objec­tif sans pren­dre en compte les enjeux actuels comme le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ou la perte de la bio­di­ver­sité, déplore Chris­tine Bisch, secré­taire de l’association et habi­tante de Brig­nais. Il faut arriv­er à gér­er les inon­da­tions, les sécher­ess­es et l’érosion en même temps. Les trois sont liés.»

L’association est soutenue par Valérie Valette, réal­isatrice de films doc­u­men­taires et activiste spé­cial­isée sur les ques­tions du partage et de la ges­tion de l’eau. «Nous n’avons plus le luxe de détru­ire le peu d’é­cosys­tèmes qui nous restent, il faut faire avec la nature et non con­tre elle, explique-t-elle. Ce pro­jet est devenu obsolète comme toute type de retenue et représente même un dan­ger. Face à des phénomènes naturels ampli­fiés par le change­ment cli­ma­tique, les retenues d’eau cen­tralisent tous les risques au même endroit».

L’association plaide pour une méth­ode alter­na­tive, déjà éprou­vée en Slo­vaquie, qui mise sur le bon fonc­tion­nement du cycle de l’eau.

La méthode slovaque : comment ça marche ?

Entre 2010 et 2011, dans le cadre d’un plan nation­al de restau­ra­tion des paysages lancé à la suite d’importantes inon­da­tions dans le cen­tre et l’est de la Slo­vaquie, l’hydrologue et éco­logue Michal Kravčík a équipé 488 com­munes de 100 000 petits bar­rages en bois, placés dans les fos­sés et le long des pentes. Pour Valérie Valette, de telles bar­rières «per­me­t­tent d’accompagner la restau­ra­tion de zones humides, la créa­tion de jardins de pluie et surtout d’amélior­er l’in­fil­tra­tion des pré­cip­i­ta­tions dans l’ensem­ble du ter­ri­toire, en rechargeant les nappes phréa­tiques».

Placés hors de la riv­ière, le long des fos­sés et dans les pentes, ces petits ouvrages freinent l’eau qui ruis­selle. Ils la stock­ent tem­po­raire­ment et per­me­t­tent son infil­tra­tion dans les sols. Cette eau freinée et stock­ée ne rejoint alors pas les zones habitées. Le risque d’inondation s’en trou­ve réduit.

Lors de gross­es pluies, l’eau qui ruis­selle dans les fos­sés est freinée par les petits bar­rages en bois. Elle peut alors s’infiltrer. ©Michal Kravčík / After us, the desert or the del­uge ?

Grâce à cette approche, l’ingénieur remet en cause les méth­odes plus con­ven­tion­nelles, comme les ouvrages écrê­teurs. «Inve­stir dans des bar­rages ou de grands réser­voirs d’eau sans inve­stir dans la restau­ra­tion des paysages, ce n’est tout sim­ple­ment pas durable», sou­tient-il.

Son objec­tif : remet­tre au cen­tre des dis­cus­sions le cycle de l’eau, c’est-à-dire la cir­cu­la­tion de l’eau sous toutes ses formes – nuage, pluie, riv­ière, eau souter­raine, etc. C’est pourquoi il défend une vision holis­tique de l’aménagement du ter­ri­toire, d’où le nom de son entre­prise, Water Holis­tic. «L’eau a de nom­breux effets béné­fiques sur la nature, sur la bio­di­ver­sité, la pro­duc­tion de bio­masse et de vapeur d’eau dans l’at­mo­sphère, la fer­til­i­sa­tion des sols. Nous avons besoin de penser un mod­èle qui prend en compte les dif­férents enjeux autour de l’eau, et cela com­mence en récoltant chaque goutte de pluie pos­si­ble», défend Michal Kravčík.

Est-ce que ça fonctionne ?

«L’efficacité du pro­jet dévelop­pé entre 2010 et 2011 a été éval­uée de manière empirique, rap­porte Valérie Valette, qui a voy­agé en Slo­vaquie pour étudi­er cette ini­tia­tive. L’un des maires des com­munes les plus exposées s’est ren­du dans des zones qui étaient régulière­ment inondées à l’occasion de gros orages. Il n’a plus observé de débor­de­ment, ce qui sig­ni­fie que la réten­tion d’eau avait bien lieu.»

Film réal­isé par Valérie Valette. © Val­liance Pro­duc­tion

Dif­fi­cile donc pour l’instant de savoir avec cer­ti­tude si la méth­ode slo­vaque pour­rait ou non pro­téger con­tre des évène­ments extrêmes, en Slo­vaquie ou ailleurs. «C’est pourquoi nous deman­dons au syn­di­cat de riv­ière du Garon d’étudier cette solu­tion alter­na­tive, en col­lab­o­rant avec Michal Kravčík, pro­pose Valérie Valette. J’aimerais que cette val­lée devi­enne un pro­jet-pilote en France pour cette méth­ode.»

Éro­sion des sols et inon­da­tions sont liés, pour Valérie Valette : «Avec un ter­rain arti­fi­cial­isé et dur­ci par la sécher­esse, la moin­dre pluie emporte le sol et aggrave les inon­da­tions». S’il est scep­tique quant à l’efficacité de cette méth­ode con­tre des évène­ments extrêmes, Vazken Andréass­ian, hydro­logue à l’Inrae spé­cial­iste des inon­da­tions et du partage de la ressource en eau, le cer­ti­fie : «Les petits ouvrages le long des pentes étaient util­isés au 19ème siè­cle dans les Alpes et on sait d’expérience que cela fonc­tionne très bien con­tre l’érosion».

Dans une démarche de restau­ra­tion du cycle de l’eau à une échelle locale, l’ingénieur slo­vaque et ses col­lègues ont mis en évi­dence que ces mesures de réten­tion d’eau per­me­t­taient d’ac­croître la disponi­bil­ité de l’eau, d’aug­menter la pro­duc­tiv­ité des cul­tures et de con­tribuer au rafraîchisse­ment du paysage. Tout cela pour un coût moin­dre.

Quelles sont les limites des petits barrages en bois ?

Plac­er de petits ouvrages un peu partout dans la val­lée implique de devoir en installer sur de nom­breux ter­rains privés : il faut con­va­in­cre la pop­u­la­tion de pren­dre part au pro­jet. «Il est néces­saire de créer un mécan­isme de respon­s­abil­ité pour chaque pro­priété fon­cière, détaille Michal Kravčík. Si vous pos­sédez un hectare et qu’il con­tribue aux inon­da­tions, les pou­voirs publics doivent vous inciter à con­stru­ire des mesures de réten­tion d’eau.» Valérie Valette, qui milite pour que la pop­u­la­tion soit incluse dans les pris­es de déci­sions, sou­tient : «Il faut restau­r­er la démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive».

Une fois mis en place, il faut aus­si que ces ouvrages durent. Pour Vazken Andréass­ian, la néces­sité d’en installer un très grand nom­bre pose la ques­tion de leur entre­tien : «Cela représente beau­coup de tra­vail. Et il faut penser la manière dont ils vont se désagréger pour qu’il n’y ait pas d’impacts négat­ifs en cas d’inondations». Par exem­ple, il ne faut pas qu’ils soient embar­qués dans la riv­ière et qu’ils créent des embâ­cles, c’est-à-dire des obsta­cles au niveau des ponts qui font mon­ter l’eau.

Six hommes con­stru­isent des bar­rages en bois le long des fos­sés à Kladzany, dans l’est de la Slo­vaquie. ©Michal Kravčík / After us, the desert or the del­uge ?

Du côté du syn­di­cat de riv­ière du Garon, on peine à voir l’avantage financier de ce type d’alternative : le coût de leur instal­la­tion a été éval­ué à 40 mil­lions d’euros — con­tre 15 mil­lions pour les trois bar­rages écrê­teurs. De son côté, Michal Kravčík assure que «ces solu­tions sont dix fois moins chères que les ouvrages con­ven­tion­nels». Dans le cadre du pro­gramme slo­vaque de 2010, la créa­tion d’emploi avait représen­té un point clé, avec plus de 7 000 emplois saison­niers.

La méthode slovaque peut-elle s’exporter ?

L’objectif du syn­di­cat de riv­ière du Garon (Smag­ga) est de pro­téger les habitant·es con­tre un évène­ment extrême, «cen­ten­nal». Or, selon le syn­di­cat, gér­er cet évène­ment revient à devoir stock­er plus de deux mil­lions de mètres cubes. Il a estimé qu’il faudrait 64 500 bar­rages en bois dans la val­lée du Garon et ses 24 com­munes.

Pour rap­pel, entre 2010 et 2011, 100 000 ont été instal­lés sur une sur­face de 488 com­munes en Slo­vaquie. «L’étude que nous a envoyée le Smag­ga n’est pas solide, objecte la mil­i­tante Valérie Valette. On ne peut pas savoir com­bi­en il faut de petits bar­rages tant qu’on ne tra­vaille pas avec Michal Kravčík.»

À l’heure actuelle, le Cen­tre européen de la préven­tion risque inon­da­tion (CEPRI) con­sid­ère que «ces solu­tions per­me­t­tent surtout de dimin­uer les “petits” évène­ments d’inondation, ceux qui ont ten­dance à se pro­duire fréquem­ment».

Opter pour une méth­ode en cours d’expérimentation pose la ques­tion du finance­ment, comme l’explique Gré­goire Naudet, chargé du risque inon­da­tion au syn­di­cat de riv­ière du Garon : «L’État accepte de financer unique­ment les pro­jets de pro­tec­tion con­tre les inon­da­tions lorsqu’ils sont jugés économique­ment renta­bles […]. Les finance­ments ne seraient pas assurés pour une telle solu­tion, alors qu’un engage­ment de finance­ment pub­lic est acté pour les ouvrages écrê­teurs».

Des bar­rages en bois sont placés le long d’un champ pour ralen­tir le ruis­selle­ment. © Michal Kravčík / After us, the desert or the del­uge ?

Le syn­di­cat de riv­ière du Garon recon­naît les atouts de la méth­ode slo­vaque, mais Gré­goire Naudet reste pru­dent : «Cela ne ren­tre pas dans le cadre de la ges­tion inon­da­tion, mais dans le cadre de la ressource en eau [ce sont deux ser­vices dif­férents, NDLR]. Les deux ne sont pas oppos­ables, mais ce n’est pas le même objec­tif». Pour Valérie Valette, cette vision est «trop cloi­son­née» : «On ne peut pas penser la pro­tec­tion con­tre les inon­da­tions sans con­sid­ér­er l’amélioration de la ressource en eau».

«La ges­tion de l’eau est véri­ta­ble un mille-feuilles admin­is­tratif», résume l’activiste. Et c’est aus­si pour cela que les débats sont com­plex­es entre l’association de la sauve­g­arde de la val­lée vivante du Garon et le syn­di­cat de riv­ière. Les dif­férends ne reposent pas tant sur le choix des ouvrages que sur une vision dif­férente de la ges­tion de l’eau. «Je reste per­suadée que la con­cer­ta­tion locale va s’imposer car face à la prise de con­science du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, les citoyens ont envie de pren­dre à bras le corps ce sujet», dit-elle encore.

À par­tir de la mi-juil­let, le syn­di­cat de riv­ière du Garon étudiera les sites des bar­rages afin de pré­cis­er leurs car­ac­téris­tiques et pré­par­er les travaux.

Pho­to d’il­lus­tra­tion : Chris­tine Bisch, secré­taire de l’association Sauve­g­arde de la val­lée vivante du Garon. © Juli­ette Mullineaux/Vert