Reportage

Des chiens pour repérer les fuites et faire économiser des millions de litres d’eau aux communes, ça fonctionne ?

Eau pied ! Alors que 20% de l’eau potable en France est perdue à cause de canalisations défaillantes, François Bourdeau et Nathalie Delon ont dressé une équipe de chiens renifleurs pour leur apprendre à détecter et à prévenir les fuites d’eau potable dans le sous-sol. Comment fonctionne cette brigade canine de six flairs et peut-on généraliser cette solution ?
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Avec Rio, un berg­er alle­mand de 45 kilos au bout de sa laisse, François Bour­deau longe le tracé d’une canal­i­sa­tion d’eau potable que les tech­ni­ciens de Veo­lia soupçon­nent de fuir. Nous sommes dans un quarti­er rési­den­tiel de Marne-la-Val­lée, dans une allée entre les arbres et les immeubles. Truffe au ras du sol, Rio est à la recherche d’une odeur par­ti­c­ulière : celle du chlore con­tenu dans l’eau potable.

Rio reni­fle le sol à la recherche de fuite pen­dant que François Bour­deau le suit à la trace. © Alexan­dre Car­ré / Vert

Comment ça marche ?

«Le chlore est très volatil. Donc même s’il y a une petite fuite d’eau, le gaz arrive à s’échapper hors du sol, indique Nathalie Delon, cynotech­ni­ci­enne et cofon­da­trice de la brigade. Dès qu’ils repèrent du chlore, les chiens mar­quent l’arrêt en aboy­ant, grat­tant ou en s’allongeant. Cha­cun a sa tech­nique.» Les canidés détectent une zone odor­ante, qui peut mesur­er entre qua­tre et cinq mètres de diamètre. Pour chaque «mar­quage» réus­si, les chiens sont récom­pen­sés par leur jou­et et/ou une frian­dise. Les technicien·nes de Veo­lia notent l’emplacement et revi­en­nent ensuite véri­fi­er l’écoulement grâce à des appareils acous­tiques.

Selon le dernier rap­port de l’Observatoire nation­al des ser­vices d’eau et d’assainissement, 20% de l’eau potable disponible en France est per­due dans les fuites d’eau avant d’arriver à nos comp­teurs. Sur les 900 000 kilo­mètres de canal­i­sa­tions que compte le réseau nation­al, ce sont 937 mil­lions de mètres cube d’eau per­dus chaque année, soit l’équiv­a­lent de la con­som­ma­tion annuelle de 18 mil­lions d’habitant·es. «Cela peut s’expliquer par plusieurs choses, comme la cor­ro­sion causée naturelle­ment par l’eau et la pres­sion, mais aus­si à cause des impacts du change­ment cli­ma­tique, déplore Franck Souli­er, respon­s­able du réseau struc­turant d’eau potable de Marne-la-Val­lée pour Veo­lia. Le mou­ve­ment des sols lié au retrait-gon­fle­ment des argiles ou à la sécher­esse frag­ilise les canal­i­sa­tions.»

Pen­dant ce temps, Kel­ly, Arnold, Taïky, Kyrie et Shanky, une bor­der col­lie, un épag­neul bre­ton, deux mali­nois et un bea­gle, trépig­nent d’impatience en aboy­ant dans le camion. «Ils sont très volon­taires. Pour eux, c’est un peu un jeu», racon­te François Bour­deau, cofon­da­teur de cette brigade de chiens asso­ciée au ges­tion­naire d’eau potable Veo­lia.

Lorsqu’on lui met son har­nais de tra­vail, chaque chien sait qu’il doit se pré­par­er à chercher une odeur. À par­tir de ce moment, il devient imper­turbable. Les autres chiens, les oiseaux, la nour­ri­t­ure au sol ou le bruit, rien ne le dérange dans sa recherche. «On peut par­courir jusqu’à plus d’un kilo­mètre et demi avec cha­cun. Ils sont très rapi­des, affirme le cynotech­ni­cien. Mais ils ont un temps restreint de con­cen­tra­tion, donc on les relaie toutes les vingt min­utes env­i­ron».

La mali­nois d’un et demi, Taïky, est une des chi­ennes les plus expéri­men­tées du groupe. © Alexan­dre Car­ré / Vert

Les deux agent·es de la brigade canine sont en recon­ver­sion après avoir fait car­rière dans l’armée en tant que maîtres-chiens pen­dant plus de 20 ans. «J’étais la pre­mière femme à obtenir mon diplôme de cynotech­ni­ci­enne», con­fie Nathalie Delon. Nous étions en 2020, et Veo­lia cher­chait un out­il pré­cis pour détecter le chlore à tra­vers le sol. «Juste avant la retraite, on nous a sol­lic­ité pour dévelop­per une équipe canine afin de détecter les fuites d’eau et ça nous a tout de suite paru per­ti­nent et utile», dit-elle encore.

Est-ce que ça fonctionne ?

Après quelques mois d’entraînement et des tests vétéri­naires pour s’assurer que l’exposition des chiens au chlore soit sans dan­ger, Nina et Nanky, deux berg­ers alle­mands retraités de l’armée, démar­rent leur nou­veau tra­vail. Lors de pre­miers tests, les résul­tats sont sans appel : les chiens détectent 90% des fuites qu’on leur a dis­simulées. Mieux que ça, ils peu­vent détecter une fuite avant même son appari­tion. «Quand une micro-fis­sure appa­raît, le chlore s’échappe sous forme de gaz avant l’eau. Cela nous per­met donc de détecter une faib­lesse dans le réseau sus­cep­ti­ble de se trans­former en fis­sure par la suite», explique Franck Souli­er.

«Depuis sa mise en ser­vice il y a trois ans, grâce à l’ensemble des fuites trou­vées, on estime que notre brigade cynotech­ni­ci­enne a fait économiser l’équivalent de la con­som­ma­tion annuelle de la ville de Caen», soit 16 000 mètres cube d’eau par jour, savoure François Bour­deau.

Les chercheurs de fuites suiv­ent à la trace les mar­quages des chiens. © Alexan­dre Car­ré / Vert

Alors que les chiens démon­trent une effi­cac­ité et une pré­ci­sion qu’aucun appareil n’égale, cette nou­velle tech­nique est aus­si un suc­cès com­mer­cial : «Notre agen­da est plein jusqu’à fin 2025», se réjouit François Bour­deau.

Bientôt des chiens renifleurs partout ?

Actuelle­ment, même si le ren­de­ment s’améliore d’année en année, le taux de renou­velle­ment moyen des canal­i­sa­tions est de 0,66% par an en France, selon le respon­s­able de Veo­lia. À l’heure où l’eau potable va devenir de plus en plus rare, les chiens du binôme sont donc un atout sup­plé­men­taire pour iden­ti­fi­er les réseaux les plus abîmés et lim­iter le gaspillage.

Mais la brigade canine de François Bour­deau et Nathalie Delon est aujourd’hui la seule à pou­voir détecter les fuites d’eau en France. La for­ma­tion des chiens est un proces­sus lent qui demande de l’expérience et de la rigueur. «On aimerait bien mul­ti­pli­er les équipes canines chez Veo­lia, mais il y a beau­coup de prob­lèmes qui se posent, indique Franck Souli­er. Il faut aus­si for­mer des agent·es pour s’en occu­per et bien gér­er les recherch­es ensuite. Les chiens ne sont pas des out­ils que l’on peut étein­dre et allumer.» Il faut entre six mois et un an au duo pour for­mer un chien. De plus, les canidés ne peu­vent sou­vent tra­vailler que le matin, car la chaleur de l’après-midi dif­fuse les vapeurs de chlore et les empêche de bien localis­er les fuites.