Le vert du faux

Pourquoi y a‑t-il encore de l’eau potable dans nos toilettes ?

Qui part à la chasse ? Alors que la pression sur les ressources en eau s’intensifie avec le changement climatique, chaque Français·e consomme en moyenne neuf litres d’eau potable après son passage aux toilettes. Quelles sont les alternatives ? On fait le point.
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«On a pris l’habitude d’appuyer sur le bou­ton de la chas­se d’eau et de ne pas s’occuper de ce qui se passe après», expose Marine Legrand, chargée d’animation et de recherche pour le pro­gramme Ocapi, porté par l’Ecole des Ponts Paris­Tech, qui étudie la pos­si­bil­ité de récupér­er urine et fèces en milieu urbain pour les utilis­er comme engrais. Geste du quo­ti­di­en qui s’est répan­du dans l’Hexagone depuis le 19ème siè­cle, «tir­er la chas­se» n’a plus rien d’évident alors que les épisodes de sécher­esse sévère se mul­ti­plient dans le pays.

De quand ça date l’eau potable dans les toilettes ?

Sys­tème breveté en Angleterre dès le 18ème siè­cle, la chas­se d’eau reliée au sys­tème d’assainissement se déploie en France dans les milieux soci­aux favorisés un siè­cle plus tard, racon­te le soci­o­logue Julien Damon dans Toi­lettes publiques, essai sur les com­mod­ités urbaines, paru en 2023. Elle se développe en même temps que l’implantation des réseaux de dis­tri­b­u­tion d’eau et d’assainissement.

Quelle quantité cela représente ?

Selon l’Observatoire nation­al des ser­vices d’eau et d’assainissement, chaque Français·e con­somme en moyenne 148 litres d’eau par jour, dont 20% ser­vent aux chas­s­es d’eau. «Il s’agit bien d’un gaspillage, il y a con­sen­sus là-dessus. Lim­iter cette con­som­ma­tion est donc l’une des pre­mières mesures à pren­dre», explique à Vert Julie Men­dret, chercheuse en traite­ment de l’eau à l’Université de Mont­pel­li­er.

Comment fonctionne notre système d’assainissement aujourd’hui ?

La France pos­sède de longue date un sys­tème d’assainissement effi­cace des eaux usées, «l’un des meilleurs au monde», selon l’hydrologue Emma Haz­iza. Au moyen d’un réseau de canal­i­sa­tions, celui-ci per­met de trans­porter les déjec­tions loin des toi­lettes afin de les traiter. C’est ce qu’on appelle le tout-à‑l’égout. Les déchets solides récupérés dans les sta­tions d’épuration — les «boues» — sont rich­es en matière organique et sont trans­for­més en engrais pour les fil­ières agri­coles. Pour finir, l’eau traitée est rejetée dans les milieux naturels — autrement dit, les riv­ières ou la mer.

Pour­tant, les cri­tiques sont nom­breuses. «Notre sys­tème d’assainissement cen­tral­isé revient en quelque sorte à souiller de l’eau qu’on pour­rait boire, à pol­luer le milieu aqua­tique, mais aus­si à gâch­er de l’engrais», souligne Marine Legrand. L’urine pure est con­cen­trée en phos­pho­re et en azote ; les fèces, en matière organique. Les deux pour­raient rem­plac­er les engrais chim­iques dans l’agriculture, sans néces­siter un traite­ment en sta­tion d’épuration.

«L’assainissement cen­tral­isé utilise des pro­duits chim­iques et émet beau­coup de gaz à effet de serre lors de l’épuration, com­plète Manuel Pru­vost-Bou­vat­ti­er, ingénieur agronome à l’Institut Paris Région. Et, d’un point de vue hygiénique, la chas­se libère des gout­telettes chargées de par­tic­ules telles que des virus».

Pourquoi on utilise de l’eau potable ?

À l’origine, la mise en place des chas­s­es d’eau et du sys­tème d’assainissement avait pour objec­tif de lim­iter le risque de prop­a­ga­tion de mal­adies. Aujourd’hui, deux mil­liards d’êtres humains boivent de l’eau provenant d’une source con­t­a­m­inée par des matières fécales, selon l’ONG Oxfam. Dans celle-ci, on peut y trou­ver la bac­térie E.coli, con­nue pour provo­quer entre autres des diar­rhées et des gas­tro-entérites — l’une des plus con­trôlées en France.

Utilis­er l’eau issue du réseau de dis­tri­b­u­tion présente un avan­tage tech­nique : l’eau potable est sous pres­sion, «ce qui per­met un usage automa­tique, sans pompe», explique Manuel Pru­vost-Bou­vat­ti­er.

À l’heure actuelle, les bâti­ments sont équipés unique­ment du réseau d’eau potable. Ajouter un sec­ond réseau pour récupér­er les eaux gris­es ou les eaux de pluie serait envis­age­able. Les autorités san­i­taires se mon­trent très pru­dentes car elles craig­nent que ce réseau sup­plé­men­taire ne con­t­a­mine le réseau dédié à l’eau de con­som­ma­tion. C’est pourquoi l’Agence nationale de sécu­rité san­i­taire de l’al­i­men­ta­tion, de l’en­vi­ron­nement et du tra­vail (Ans­es) indi­quait, en 2015, que ce recours aux eaux gris­es «ne [devait] être envis­agé que pour des usages stricte­ment lim­ités, dans des envi­ron­nements géo­graphiques affec­tés durable­ment et de façon répétée par des pénuries d’eau».

Quelles sont les alternatives ?

«Pour lim­iter notre con­som­ma­tion d’eau potable aux toi­lettes, il existe plusieurs straté­gies : l’op­ti­mi­sa­tion, la sub­sti­tu­tion ou la sobriété “rad­i­cale”», énumère Marine Legrand.

Ce que chacun·e peut faire chez soi

À l’échelle indi­vidu­elle, la réduc­tion de la con­som­ma­tion peut se faire par un pre­mier geste sim­ple : créer un vol­ume en plaçant une bouteille d’eau vide et fer­mée dans la chas­se d’eau. La cuve se rem­pli­ra d’un ou deux litres en moins à chaque cycle. Un pre­mier petit pas. Au moment d’installer de nou­veaux san­i­taires, on peut se tourn­er vers des réser­voirs moins volu­mineux. Cer­tains se lim­i­tent à deux litres pour la petite chas­se d’eau et qua­tre litres pour la grande.

La cuve peut aus­si être rem­plie avec les eaux dites «gris­es» ou «ménagères», issues de la salle de bain et de la cui­sine. Cer­taines toi­lettes sont par exem­ple équipées d’un lavabo situé au-dessus de la chas­se d’eau. À l’échelle d’un immeu­ble, l’utilisation de ces eaux gris­es est com­pliquée, avec un développe­ment actuelle­ment «proche du néant en France, con­state Julie Men­dret. Un dou­ble réseau serait néces­saire, ce qui est coû­teux et dif­fi­cile à adapter aux immeubles».

L’utilisation des eaux de pluie

En France, le recours aux eaux de pluie pour les toi­lettes est régle­men­té par l’arrêté du 21 août 2008. Celles-ci peu­vent être util­isées au sein d’un bâti­ment pour la chas­se d’eau après avoir ruis­selé sur des toi­tures non acces­si­bles. De nom­breux lieux n’ont pas le droit d’utiliser l’eau de pluie à cette fin : les crèch­es, les écoles mater­nelles et élé­men­taires, les étab­lisse­ments de san­té, soci­aux et médi­co-soci­aux, d’hébergement de per­son­nes âgées, les cab­i­nets médi­caux, les lab­o­ra­toires d’analyse, etc. L’arrêté pré­cise : «Toute con­nex­ion entre le réseau d’eau de pluie et le réseau d’eau potable est inter­dite» ; un dou­ble réseau est néces­saire.

Réu­tilis­er des eaux usées traitées

La réu­til­i­sa­tion des eaux usées traitées (REUT) con­siste à récupér­er l’eau sor­tant des sta­tions d’épuration avant qu’elle ne rejoigne le milieu naturel. En France, elle n’est aujourd’hui autorisée que pour l’arrosage des espaces verts et l’irrigation dans l’in­dus­trie et l’a­gri­cul­ture. Depuis la sécher­esse de 2022, le gou­verne­ment français con­sid­ère toute­fois de plus en plus cette option.

Les toi­lettes sèch­es

C’est la solu­tion la plus sobre et la plus rad­i­cale : ne plus utilis­er d’eau dans les WC et adopter les toi­lettes sèch­es. Le mod­èle le plus typ­ique, c’est une cab­ine abri­tant un siège et une cuvette rem­plie de copeaux de bois où atter­ris­sent les excré­ments. Toi­lettes à tapis roulant ; qui ne récupèrent que les urines ; à com­pos­teur à gros vol­ume… Il existe aujourd’hui une vraie diver­sité de mod­èles, présen­tée dans le rap­port Toi­lettes fer­tiles, auquel ont par­ticipé Marine Legrand et Manuel Pru­vost-Bou­vat­ti­er. «Pour l’usager, il n’y a pas for­cé­ment de grand change­ment, le trône reste le même», explique ce dernier. Plus de 100 000 loge­ments seraient équipés, selon ce même rap­port.

Cer­tains lieux sont aus­si plus prop­ices que d’autres à l’installation de ce sys­tème. «La mai­son de cam­pagne indi­vidu­elle peut per­me­t­tre une val­ori­sa­tion des exc­re­ta à l’échelle de la par­celle pour les haies ou les arbres par exem­ple, détaille Marine Legrand. Les endroits qui accueil­lent un gros pub­lic, comme les stades, per­me­t­tent de génér­er un gros flux d’urine en peu de temps, alors que des travaux ne sont néces­saires que dans un unique bâti­ment. Ils ont donc un gros poten­tiel.»

«Les fes­ti­vals sont le gros marché des toi­lettes sèch­es depuis longtemps, c’est devenu nor­mal», observe Marine Legrand. Elle com­plète : «Cela doit con­cern­er tout le monde. Face au manque d’eau, aux sta­tions d’épuration sat­urées en péri­ode esti­vale ou à la pol­lu­tion des fleuves, ten­dre vers ces méth­odes sans eau dans les endroits insu­laires jusqu’aux grandes villes comme Paris est impor­tant. »