Enquête

Les «giga-bassines» du Puy-de-Dôme, une vraie solution face à la sécheresse ?

Près de Clermont-Ferrand, 36 agriculteurs projettent de construire deux immenses retenues d’eau, les plus grosses de France connues à ce jour – hors barrages. Une solution à court-terme pour maintenir leur modèle agricole, mais pas le remède miracle à la crise de l’eau. Vert a mené l’enquête sur ce cas d’école.
  • Par

«L’Allier est notre alliée». Ce slo­gan éco­lo, en hom­mage à la riv­ière du même nom, s’affiche sur un mur de Bil­lom, près de Cler­mont-Fer­rand (Puy-de-Dôme). Le secteur est devenu l’un des points chauds de la mobil­i­sa­tion con­tre les méga-bassines en France. Réu­nis dans une asso­ci­a­tion syn­di­cale libre, l’ASL des Turlurons, 36 agricul­teurs pro­jet­tent de con­stru­ire deux réser­voirs arti­fi­ciels d’eau pour irriguer 800 hectares de cul­tures en péri­ode de sécher­esse esti­vale. Vol­ume total envis­agé pour les deux ouvrages : 2,3 mil­lions de mètres cubes, pour une sur­face arti­fi­cial­isée de 32 hectares. De quoi les faire mon­ter virtuelle­ment sur le podi­um des plus gross­es méga-bassines de France. Alors, bonne ou mau­vaise idée ?

Pomper l’eau en hiver pour irriguer l’été

Ici, l’eau serait pom­pée dans la riv­ière Alli­er. Ce cours d’eau tra­verse plusieurs départe­ments, dont le Puy-de-Dôme, avant de se jeter dans la Loire. Un sys­tème d’alimentation dif­férent de la médi­a­tique méga-bas­sine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), qui prélève dans la nappe phréa­tique. Mais, dans les deux cas, l’argumentaire des agricul­teurs est le même : il vaut mieux aller chercher l’eau en hiv­er, lorsqu’elle est plus abon­dante. Puis la stock­er à l’air libre, afin de la réu­tilis­er en été, préser­vant ain­si les cours d’eau en éti­age.

Autour de Bil­lom, la mobil­i­sa­tion con­tre les pro­jets de méga-bassines est vis­i­ble dans l’espace pub­lic. © LMB / Vert

Dans leur dernier com­mu­niqué, ces exploitants de la plaine agri­cole de la Limagne, terre de grandes cul­tures céréal­ières, se dis­ent «con­fron­tés à la récur­rence et à l’intensification d’épisodes de sécher­esse et d’excès de pré­cip­i­ta­tions. Com­pren­dre : tan­tôt la pluie manque, tan­tôt elle est surabon­dante. Une con­séquence du change­ment cli­ma­tique. En 2023, année sèche, les com­munes autour de Bil­lom ont été classées «en crise» — soit l’échelon le plus grave des arrêtés sécher­esse — jusqu’en novem­bre. Le bar­rage de Naus­sac, en Lozère, util­isé pour réal­i­menter l’Allier en péri­ode esti­vale, avait atteint un taux de rem­plis­sage his­torique­ment bas de 21%. Aucun des agricul­teurs de l’ASL des Turlurons con­tac­tés par Vert n’a souhaité dis­cuter plus en détails de l’intérêt de ce pro­jet face à une hydrolo­gie en baisse. Selon eux, il est pour­tant «respon­s­able et encadré, engagé au ser­vice des fil­ières locales».

Une solution au secours du modèle agricole industriel

Ce silence n’étonne pas Maud, mil­i­tante au sein du col­lec­tif Bassines non mer­ci du Puy-de-Dôme (BNM63) et du syn­di­cat agri­cole Con­fédéra­tion paysanne 63. Elle pointe «un cli­mat insi­dieux et une omer­ta dans le vil­lage». La mai­son dans laque­lle cette pro­duc­trice de petits fruits bios a gran­di, à Bouzel, est vis­i­ble depuis la zone où pour­rait être con­stru­ite l’une des deux méga-bassines. 14 hectares seraient arti­fi­cial­isés et recou­verts de plas­tiques. «Cela n’était déjà plus un milieu bocager dans ma jeunesse, mais les par­celles n’ont fait que s’agrandir», retrace la quadragé­naire, amère, pen­dant notre vis­ite des lieux.

De fait, ces réserves d’irrigation agri­coles viendraient, en par­tie au moins, au sec­ours d’une agri­cul­ture aujourd’hui indus­trielle et tournée vers l’exportation de semences. Au détri­ment de l’alimentation locale ? «Notre pro­jet vise à sécuris­er la pro­duc­tion agri­cole et ali­men­taire de la Limagne dans toute sa diver­sité», se défend­ent les agricul­teurs de l’ASL des Turlurons.

Une majorité d’entre eux est pour­tant adhérente de la coopéra­tive auvergnate Lima­grain, puis­sante multi­na­tionale et qua­trième groupe semenci­er mon­di­al. La France s’appuie en par­tie sur le géant pour se hiss­er en tête du classe­ment mon­di­al des expor­ta­teurs de semences. Dans une inter­view au jour­nal local La Mon­tagne, le prési­dent de Lima­grain, Sébastien Vidal, engagé à titre per­son­nel par­mi les 36 agricul­teurs, s’en expli­quait début mai. Selon lui, les retenues sont «une solu­tion à court terme […] On a aujourd’hui besoin d’eau pour main­tenir ce mod­èle agri­cole».

Maud et Anton, mem­bres de Bassines non mer­ci 63, devant le site où est envis­agée la con­struc­tion d’une des deux méga-bassines, près de Bouzel. © LMB / Vert

C’est là l’enjeu réel du débat. Oui, ces méga-bassines peu­vent être un pal­li­atif tem­po­raire au change­ment cli­ma­tique. Mais elles ne résoudront pas le prob­lème de fond. «Le stock­age per­me­t­tra de faire comme s’il n’y avait pas de change­ment cli­ma­tique, mais c’est à courte vue», résume Nadia Car­luer, hydro­logue à l’Inrae. «Le vol­ume de ces deux retenues ne suf­fit pas à appréci­er la per­ti­nence du pro­jet, même si dans l’absolu cela paraît très gros. L’usage de retenues est par­fois incon­tourn­able pour sécuris­er des pro­duc­tions, lors d’années très sèch­es. Par exem­ple, pour de l’agriculture de sub­sis­tance comme le maraîchage. Mais il faut tout met­tre en œuvre pour que le stock­age naturel de l’eau puisse se faire aus­si». Ce qui implique une évo­lu­tion du mod­èle agri­cole local. Afin que les sols retrou­vent leur capac­ité d’infiltration et de réten­tion, la spé­cial­iste cite divers­es pra­tiques agroé­cologiques à ampli­fi­er : la cou­ver­ture per­ma­nente des sols, la plan­ta­tion de haies et l’aménagement de noues, par exem­ple.

Une démarche insuffisante face aux sécheresses futures

Or, cette tran­si­tion vers l’agroécologie n’est pas à l’ordre du jour dans le secteur, se désole Anton Deums, l’un des porte-paroles de BNM63. Au con­traire, ces méga-bassines risquent de ver­rouiller ce mod­èle agri­cole. Celui-ci repose sur la cul­ture du maïs semence et d’autres cul­tures semen­cières — pour la pro­duc­tion de graines. Il est gour­mand en intrants chim­iques et en eau, très lucratif pour Lima­grain et a un effet béné­fique pour la bal­ance com­mer­ciale de la France.

Mais il est aus­si désas­treux pour l’environnement local. «Cette agri­cul­ture créée des déserts. Les sols, appau­vris, s’en vont dès qu’il pleut [en rai­son de l’érosion, NDLR]. C’est pour­tant notre cap­i­tal com­mun», dit le mil­i­tant en pointant le Jau­ron, un afflu­ent de l’Allier à l’eau mar­ronnasse, à prox­im­ité du site de la méga-bas­sine envis­agée à Bouzel.

Lui souhaite voir émerg­er des «sys­tèmes agri­coles qui pro­duisent tout en infil­trant l’eau, en stock­ant le car­bone et en abri­tant de la bio­di­ver­sité». «Un petit érable a survécu là», pointe-t-il soudain avec mal­ice. Le 11 mai dernier, plus de 6 000 per­son­nes s’étaient retrou­vées ici pour pro­test­er con­tre le pro­jet de con­struc­tion de ces retenues d’eau. Des petits arbres avaient été plan­tés autour de la par­celle, mais beau­coup ont été coupés depuis. «C’est pour­tant un tra­vail béné­fique pour les agricul­teurs», iro­nise le trente­naire.

A moyen terme, les méga-bassines ne suf­firont plus. «On le voit déjà en Espagne», illus­tre Nadia Car­luer : «Le pays a été beau­coup plus loin que nous dans le stock­age de l’eau. Depuis quelques années, les retenues ne se rem­plis­sent pas et c’est un tout sys­tème agri­cole qui ne va pas bien». En France aus­si, les ressources hydriques vien­nent à man­quer. Entre 1983 et 2022, le débit annuel de l’Allier a dimin­ué d’environ 21%. Les sécher­ess­es hiver­nales sont déjà une réal­ité.

Cap­ture d’écran issue du comité de suivi du pro­to­cole con­cer­nant la créa­tion de retenues d’eau à usage agri­cole dans le Puy-de-Dôme, 28 févri­er 2023. Le site envis­agé pour la réserve de Lig­nat n’est finale­ment pas adap­té. © Pré­fec­ture du Puy-de-Dôme

Pour­tant, l’ASL des Turlurons présente des chiffres ras­sur­ants, avec un rem­plis­sage com­plet des retenues qui aurait été pos­si­ble 23 années sur 24 depuis 2000. Mais qu’en sera-t-il en dans le futur ? Selon l’étude Hydrolo­gie Milieux Usages Cli­mat (HMUC), en cours de final­i­sa­tion et déployée sur le bassin ver­sant de l’Allier, les débits pour­raient baiss­er de 16% en moyenne pen­dant les mois d’hiver en année «sèche» d’i­ci à 2030, et de 49% d’i­ci à 2050. Des scé­nar­ios fondés sur une absence d’évolution des usages actuels. Or, «il est fort prob­a­ble que ce type de pro­jets se mul­ti­plie, surtout si celui de l’ASL est accep­té», red­oute BNM 63. Dès lors, «l’impact cumulé pour­rait très vite devenir véri­ta­ble­ment impor­tant pour l’Allier». Et, dans un con­texte de déficit hydrique, source de con­flits plus durs encore autour de la répar­ti­tion de l’eau.

Un soutien massif de l’État et de la Région

L’hydrologue Nadia Car­luer tra­vaille en ce moment à la rédac­tion d’un ouvrage sur le partage de l’eau à l’heure de l’Anthropocène. Elle a en charge la coor­di­na­tion du chapitre sur le stock­age de l’eau. Pour­tant, il lui est dif­fi­cile de savoir à quel point les pro­jets de ce type se mul­ti­plient sur le ter­ri­toire, au-delà des grands cas médi­atisés. «Ces don­nées ne sont pas agrégées au niveau nation­al», regrette la spé­cial­iste, qui le réclame pour­tant depuis 2016. Pour la recherche, il est donc déli­cat de se pronon­cer sur la ques­tion des impacts cumulés de ces ouvrages sur la ressource en eau en France.

Le gou­verne­ment s’est pour­tant engagé, fin avril, à accélér­er 100 pro­jets agri­coles de stock­age d’eau ou d’irrigation pour qu’ils soient «final­isés d’ici à la fin de l’année 2024». Une accéléra­tion sous per­fu­sion d’argent pub­lic, pour une minorité d’agriculteurs. Le pro­jet de l’ASL des Turlurons, estimé à 25 mil­lions d’euros, est par exem­ple éli­gi­ble aux sub­ven­tions régionales, via le Fonds européen agri­cole pour le développe­ment rur­al (Fead­er). La Région Auvergne-Rhône-Alpes nous a con­fir­mé avoir financé 70% du mon­tant des études de fais­abil­ité. Mais les pre­miers résul­tats n’ont pas été con­clu­ants. Le lieu envis­agé pour la sec­onde retenue de 18 hectares ne rem­plis­sait pas cer­taines con­di­tions géotech­niques. «D’autres sites seront à exper­tis­er», ajoute la Région, sans plus de détails. En atten­dant, BNM63 annonce à Vert que les opposants se pré­par­ent déjà à une éventuelle action en jus­tice en cas de dépôt du dossier en pré­fec­ture.