Reportage

Près de Rouen comme ailleurs, les «naturalistes des terres» veulent faire entrer la biodiversité en politique

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Grande heure nature. Ce week-end, près de 1 500 per­son­nes se sont rassem­blées à Léry (Eure) pour retarder de poten­tiels travaux dans la forêt, men­acée par un pro­jet d’autoroute. Cette action inédite menée par des nat­u­ral­istes militant·es vise à faire du vivant un véri­ta­ble sujet poli­tique.

«On va lui faire mal là, c’est pas pos­si­ble!». Alors qu’une dizaine de militant·es s’activent à planter des clous dans le tronc des arbres de la forêt de Bord, en périphérie de Rouen, Odile s’inquiète. Comme près de 1 500 per­son­nes ce same­di, elle est venue man­i­fester con­tre le pro­jet d’autoroute qui risque d’artificialiser près de 500 hectares de zones naturelles, dont ce bois (notre arti­cle). Mais elle ne s’attendait pas à devoir blind­er les écorces avec du métal pour empêch­er le pas­sage des tronçon­neuse.

Un militant·e du cortège de l’oiseau pic mar plante des clous dans le tronc pour ren­dre plus dif­fi­cile le tra­vail des bûcherons, si l’arbre venait à être coupé lors du chantier d’autoroute prévu en 2027. © Vert/Alban Leduc

«Les clous n’empêchent pas l’arbre de vivre et ça va per­me­t­tre de le sauver», ras­sure Mer­le, l’un des représentant·es des Nat­u­ral­istes des Ter­res. Né il y a quelques mois, ce col­lec­tif vise à regrouper des expert·es du vivant pour prêter main forte aux luttes écol­o­gistes locales. «On souhaite à la fois sen­si­bilis­er et pass­er à l’action directe», pré­cise Mer­le, un masque d’oiseau sur le vis­age pour garder l’anonymat.

Après avoir réha­bil­ité une tour­bière face au pro­jet d’une «mégabas­sine» agri­cole à Sainte Soline (Deux-Sèvres), l’association pilotait sa pre­mière action nat­u­ral­iste de masse ce same­di. Sur le ter­rain d’un cen­tre équestre impro­visé en fes­ti­val pour l’occasion, les participant·es sont appelé·es à choisir une espèce emblé­ma­tique de la forêt pour la pro­téger et une action à men­er. Sab­o­tage ou préser­va­tion ? Insectes ou oiseaux ? On se maquille et on se déguise pour ne faire qu’un avec le vivant.

Les qua­tre cortèges rejoignent la forêt pour men­er dif­férentes actions nat­u­ral­istes et «met­tre des bâtons dans les routes» au pro­jet autorouti­er. © Vert/Alban Leduc

En rouge, les représentant·es du pic mar, cet oiseau rare qui affec­tionne les vieux arbres, sont les pre­miers à s’élancer. En piégeant les arbres de clous et en faus­sant le mar­quage des troncs réal­isé par l’Office nation­al des forêts (ONF) pour tous les sig­naler comme «à pro­téger», elles et ils espèrent ralen­tir le futur chantier prévu pour 2027. «L’idée c’est de prévenir les sci­eries du coin que ces arbres sont bardés de clous et donc dif­fi­ciles à exploiter», détaille un nat­u­ral­iste au méga­phone devant les militant·es au milieu de la forêt.

À l’avant-garde des luttes environnementales

Les tri­tons crêtés les suiv­ent, équipés de pelles pour creuser des mar­res et offrir de nou­veaux habi­tats aux amphi­bi­ens pro­tégés. Les opposant·es espèrent jouer sur leur présence pour mul­ti­pli­er les recours juridiques con­tre le pro­jet. Enfin, deux autres cortèges instal­lent des nichoirs ou creusent l’écorce des arbres pour loger le mus­cardin — un rongeur pro­tégé — et le grand capri­corne — un insecte béné­fique à la préser­va­tion de micro-écosys­tèmes dans les bois morts. L’action prend des airs de prom­e­nade en forêt, où les slo­gans scan­dés sont rem­placés par des expli­ca­tions des nat­u­ral­istes à pro­pos du vivant qui se présente au long du par­cours.

Les manifestant·es pren­nent l’al­lure des espèces à pro­téger sur le site où est prévu le chantier de l’au­toroute. Ici, le grand capri­corne, un insecte friand des troncs d’ar­bres morts et essen­tiel aux écosys­tèmes du milieu. © Vert/Alban Leduc

«C’est bien de se faire guider par des gens qui con­nais­sent et cela per­met à beau­coup de gens de par­ticiper», s’enthousiasme Aurore, dont c’est la pre­mière mobil­i­sa­tion. Pour elle, la forêt de Bord, c’est d’abord un être sen­si­ble qu’elle prend plaisir à vis­iter. «C’est le genre d’affect qui nous met en mou­ve­ment, la sen­si­bil­i­sa­tion n’est plus abstraite mais liée à des milieux de vie», explique à Vert Alessan­dro Pig­noc­chi, co-auteur d’Ethno­gra­phies des mon­des à venir. Pour le chercheur en sci­ences cog­ni­tives, il faut créer des com­mu­nautés de luttes locales et mul­ti­pli­er les actions directes pour faire face aux lim­ites de l’Etat sur ces enjeux.

Le week-end de mobil­i­sa­tion est ponc­tué de con­férences et for­ma­tions don­nées par des nat­u­ral­istes et philosophes autour de notre rap­port au vivant. © Vert/Alban Leduc

Faire entrer le vivant en politique

Le jeu insti­tu­tion­nel est néan­moins un pas­sage obligé. «Le pou­voir est dans les mains de la Pre­mière min­istre, c’est main­tenant qu’il faut créer une prise de con­science», con­sid­ère Alma Dufour, députée (France Insoumise) de la cir­con­scrip­tion où passe le tracé. «Com­ment on peut regarder cette forêt droit dans les yeux et ne rien faire ?», s’interroge Marine Ton­de­lier, secré­taire nationale d’Europe Ecolo­gie-Les Verts. «Il faut mon­tr­er que toutes les crises sont liées», résume Laeti­tia, mem­bre des Gilets jaunes et de toutes les mobil­i­sa­tions écol­o­gistes. En démon­trant que le sort des êtres vivants non-humains est lié au nôtre, les organisateur·ices espèrent enfin faire entr­er la bio­di­ver­sité en poli­tique.