Ce reportage a été réalisé grâce à une collaboration avec Mohammed Mubarak, photojournaliste gazaoui. Il a pu se rendre sur le terrain et interviewer les pêcheurs lors de leur sortie quotidienne, malgré la menace que constitue l’armée israélienne et les destructions massives qui se poursuivent dans la bande de Gaza. Pour rappel, plus de 200 journalistes sont morts à Gaza depuis deux ans.
Un filet jeté à la mer, comme un ultime espoir. Celui, pour Ali Younes Aljahjouh, originaire de Khan Younes, d’attraper quelques poissons pour nourrir sa famille. Ici, sur la côte sud de la bande de Gaza, quelques pêcheurs s’affairent tôt ce matin de septembre pour ramener de maigres provisions, malgré l’interdiction de pêcher émise par l’armée israélienne. Derrière eux, des tentes blanches se dressent face à la mer. C’est ici qu’ils ont trouvé refuge à la suite des déplacements forcés qu’ils subissent depuis deux ans en raison des bombardements massifs de l’armée israélienne. Désormais, ils vivent ici. Ils pêchent ici. Ils espèrent ici.
Depuis octobre 2023, «la guerre a affecté tous les aspects de notre vie : pas seulement la pêche… Avant, nos capacités de pêcher étaient importantes. Mais, dès le début des attaques, les bateaux ont été détruits, nos engins brûlés…», se désole ce pêcheur de 52 ans, en mer depuis 30 ans. Autour de lui, de jeunes gens continuent de lancer des filets dans le bleu de la Méditerranée. Avant le 7 octobre 2023, jour de l’attaque terroriste de l’organisation islamiste Hamas contre Israël, les pêcheurs pouvaient s’aventurer à plusieurs milles de la côte. Désormais, avec leur matériel, ils sont la cible de l’armée israélienne.
La bascule du 7 octobre
Revenons en arrière. Le 7 octobre 2023, le Hamas a lancé une offensive depuis la bande de Gaza vers le sud d’Israël et a fait environ 1 200 morts côté israélien – surtout des civils. Lors des incursions, l’organisation a pris en otage environ 250 personnes – plusieurs dizaines ont été libérées depuis. Cette attaque a été suivie d’une réaction militaire israélienne sans précédent qui a déclenché la guerre actuelle entre Israël et le Hamas, avec plus de 60 000 morts côté palestinien, entraînant un génocide, une catastrophe humanitaire et de fortes tensions diplomatiques.
Dans une note de mai 2025, l’Agence pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies (FAO) souligne que «les attaques systématiques visant les pêcheurs et les infrastructures de pêche à Gaza ont eu des conséquences dévastatrices sur les moyens de subsistance locaux et sur l’industrie de la pêche». Le document cite les chiffres du ministère de l’agriculture de Gaza : au 11 décembre 2024, l’armée israélienne avait tué 200 pêcheurs sur environ 6 000 personnes dans le secteur.
Le rapport revient aussi sur le 8 novembre 2024, jour où Mohammed Attif Al Bardaweel, pêcheur de 16 ans, a été tué alors qu’il récupérait des filets à Rafah (au sud de l’enclave) avec trois autres garçons. L’armée israélienne avait commencé à leur tirer dessus et les adolescents avaient fui vers la côte. Mais un drone les avait poursuivis et frappés à deux reprises, conduisant à la mort de Mohammed Attif Al Bardaweel et blessant les trois autres.
«Les gens n’ont aucune source de subsistance en dehors de la mer, ajoute Ali Younes Aljahjouh, qui vivait dans la ville de Khan Younes et qui est maintenant obligé de dormir sur la côte dans une tente. Aujourd’hui, les pêcheurs ne peuvent pas nourrir leurs enfants. Tu ne peux même pas acheter de tomates, de concombres… Tout est très cher.»
«Les enfants boivent des eaux usées»
En août dernier, l’Integrated Food Security Phase Classification (IPC) a officiellement déclaré la situation de famine dans la bande de Gaza pour un demi-million de personnes. Et le reste de la population souffre de malnutrition sévère. La guerre débutée le 7 octobre, qui a fait 62 000 morts et entraîné les déplacements massifs de 90% de la population, est à l’origine de cette situation qualifiée d’«entièrement faite par l’homme» et donc de «réversible». L’accès restreint à l’aide humanitaire et aux denrées de base a entraîné l’effondrement du système alimentaire.
L’IPC note que 98% des terres cultivables sont a minima endommagées, quand elles ne sont pas complètement détruites, et que les activités de pêche sont interdites. Selon leurs chiffres, la moitié des arbres de Gaza sont morts, 90% des serres ont été détruites et cinq usines de traitement des eaux ont été bombardées. Plusieurs agences des Nations unies ont documenté ce manque d’accès à l’eau, qui entraîne d’importantes maladies comme des diarrhées et la réapparition de la polio. «Les enfants ou les familles boivent des eaux usées. Ils la prennent dans des gallons et attendent quelques heures pour l’utiliser et la boire», explique Yahya Deraoui, résident de Gaza et employé de l’ONG Fade dans l’enclave.
Pour Yasmeen Al-Hasan, chargée de plaidoyer à l’Union des comités du travail agricole, la guerre écologique contre la terre palestinienne et son peuple a commencé bien avant le 7 octobre 2023. Les Israéliens «ont besoin de terres : ils l’utilisent comme une arme, comme moyen de déplacer les Palestiniens et de s’approprier leurs terres, explique-t-elle. Leur objectif n’est pas seulement de provoquer une panique à court terme. C’est une attaque contre les générations futures.»
Un massacre environnemental
À une trentaine de kilomètres au nord des pêcheurs de Khan Younes, à Gaza city, Samar Abo Safra vit elle aussi dans un habitat de fortune avec sa famille élargie. L’agricultrice, membre de l’Union des comités du travail agricole, a été déplacée de Gaza city à Rafah, puis de Rafah à Gaza city à nouveau, où sa maison a été anéantie par les bombardements. L’agronome a perdu toutes ses ressources et ses moyens de subsistance. Aujourd’hui, elle tente de maintenir une ligne de vie sur le toit de l’immeuble dans lequel elle a trouvé refuge : elle y cultive quelques légumes. Selon elle, avant le 7 octobre, Gaza produisait 100% de ses légumes et importait seulement 30% de ses besoins en fruits.
Selon une enquête de Forensic Architecture, avant 2023, Gaza comptait 170 kilomètres carrés de terres agricoles, soit environ 47% de toute sa surface. Les champs et vergers servaient de source locale pour la sécurité alimentaire des Palestinien·nes assiégé·es. Maintenant, «il n’y a rien pour cultiver la terre : tout est détruit. Mais, au moins, j’ai un toit», lance Samar Abo Safra, lors d’un appel WhatsApp avec Vert. Depuis, Israël a frappé sans relâche cette partie de l’enclave. Avec sa famille, elle pourrait de nouveau être sur la route de l’exil forcé.
D’après l’Association pour le développement agricole (Parc), seulement 2% de la terre agricole reste accessible. La population de plus de deux millions d’habitant·es vit sur 12% de la bande de Gaza. Seuls quelques concombres, courgettes et aubergines peuvent encore être cultivés sur les terres disponibles. «C’est pourquoi il y a une énorme inflation du prix du panier de légumes et, bien sûr, il n’y a pas de fruits. Nous, les Gazaouis, nous avons presque oublié le goût des légumes», témoigne Bahaa Zaqout, directeur des relations extérieures et de la collecte de fonds pour Parc, qui vit dans la bande de Gaza, visiblement éreinté derrière la caméra lors de notre appel en visio.
Des légumes synonymes d’espoir
Au cours de ces déplacements, Samar Abo Safra a cultivé chaque bout de terre disponible et enseigné à ses voisin·es des techniques simples pour faire pousser des légumes. Elle a appelé ce projet Green Camps et, aujourd’hui, elle le mène depuis son toit. «Je plante des épinards, des tomates et d’autres légumes de saison ainsi que…» La phrase s’arrête net. La connexion vient d’être coupée. Quelques minutes plus tard, la voix de Samar grésille de nouveau. Elle continue de raconter les conditions de vie à Gaza : les bombardements, les ordres d’évacuation de l’armée israélienne vers le nord, vers le sud, vers l’ouest… Ses proches tué·es par les bombardements et disparu·es dans les décombres. L’agricultrice de 29 ans travaillait au ministère de l’agriculture avant ocotbre 2023. Pour elle, la moindre pousse est synonyme d’espoir dans le marasme du génocide.
Dans un article publié par le magazine New Lines en juillet, Lesley Joseph, professeur adjoint de recherche au département de génie civil et environnemental de l’Université de Caroline du Sud (États-Unis), précise que le crime d’écocide n’est pas reconnu par la Cour pénale internationale, mais qu’il est interdit par la loi dans 15 pays. D’après l’expert, ce terme a été utilisé «pour la première fois à la suite de la guerre du Vietnam, lorsque les États-Unis ont répandu plus de 20 millions de gallons d’agent orange, un mélange mortel d’herbicides, afin de rendre certaines parties du pays inhabitables en détruisant la terre, l’eau et l’air».
Il faut aussi prendre en compte les émissions de gaz à effet de serre. Une étude publiée en 2025 estime que les émissions totales de carbone dues à la guerre s’élèvent à plus de 30 millions de tonnes de CO2. Le coût carbone des reconstructions à Gaza et au Liban est estimé aux émissions annuelles de gaz à effet de serre de la Croatie.
Conserver ce lien à la terre, coûte que coûte
«La destruction de toute la bande de Gaza est une tentative systématique et délibérée de la part d’Israël d’anéantir tous les aspects de la vie et de chasser les habitants», insiste Bahaa Zaqout. Son organisation continue d’apporter son soutien aux familles gazaouies à travers plusieurs projets agricoles sans savoir, pourtant, le niveau de pollution des sols.
Les bombardements et la destruction des infrastructures entraînent une pollution de l’eau, de l’air et des sols qu’il est difficile de quantifier à l’heure actuelle, faute d’étude réalisable. Apporter du soutien, cultiver la terre, et ce malgré l’incertitude de la pollution des sols, «c’est notre manière de dire que nous sommes toujours là. C’est une façon de résister à l’occupation, à la destruction, à la guerre», continue Bahaa Zaqout.
Au sud de Gaza City, à Deir el-Balah, Bashir Yasser cultive cette résistance. Avant le 7 octobre, il possédait 15 dunums (environ 15 000 mètres carrés) de terres pour la culture de légumes et deux dunums (2000 mètres carrés) de pépinières. Mais les bulldozers ont tout anéanti. «Les Israéliens détruisent tout afin que nous ne puissions pas assurer nos besoins basiques et que nous soyons dépendants d’eux. Mais ils n’y arriveront pas : c’est ma profession et celle de mes ancêtres, ma seule source de revenus», explique Bashir Yasser, lors d’une interview avec les employé·es de Parc.
Déplacé dans une autre partie de la ville, il tente de conserver ce lien à la terre. Il cultive dix dunums (10 000 mètres carrés) dans une partie de Deir el-Balah réputée pour être moins risquée. Bashir Yasser l’affirme : «Cultiver, ce n’est pas juste pour la nourriture, c’est aussi un symbole de notre résilience. C’est notre terre et elle doit le rester.»
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